La signature d’un accord entre Deezer et Universal Music Group le 6 septembre 2023 a définitivement mis en lumière la notion de système de rémunération artist-centric. Retour en arrière. Depuis l’avènement des plateformes de streaming, à la fin des années 2000, le paiement des artistes s’effectuait en proportion du nombre d’écoutes de chaque morceau. Ce système, appelé système market-centric, a permis à l’industrie musicale de se relever de la crise du disque et d’entamer une nouvelle phase de croissance. Solution la plus rationnelle au moment des premières négociations entre maisons de disques et plateformes de streaming, ce système a cependant entraîné un certain nombre d’effets pervers.
Par exemple, la rémunération en fonction du nombre d’écoutes indépendamment de la durée des morceaux a poussé les artistes à réduire la durée de leurs morceaux. Dans des cas plus extrêmes, cela a même pu entraîner des fraudes basées sur des morceaux de 31 secondes (la durée minimale pour qu’une écoute soit comptabilisée) et sur des robots écoutant les morceaux en boucle. De plus, en ne faisant pas de distinction entre les types d’audio, ce système a permis l’émergence d’audios non-musicaux sur les plateformes (tels que des bruits de pluie, des bruits de vent, etc). Avec l’artist-centric, les plateformes entendent revaloriser la musique des artistes professionnels et remettre l’écoute active au cœur de l’équation. Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ?
Un besoin pour les artistes professionnels
La multiplication des titres présents sur la plateforme (plus de 100 000 morceaux sont désormais mis en ligne chaque jour sur les plateformes de streaming!), les fraudes au stream, l’arrivée de morceaux produits par des intelligences artificielles ainsi que les robots ont poussé des acteurs de l’industrie à chercher des solutions pour que les artistes professionnels continuent à vivre du streaming musical. La réponse de Deezer à ces problématiques a été de trouver un système plus « sain », optant pour une méthode artist-centric. Ainsi, cette réforme se veut plus favorable aux artistes professionnels, via l’adoption de différents critères :
- « Double boost » pour les artistes obtenant plus de 500 auditeurs par mois et plus de 1000 écoutes par mois.
- « Double boost » pour les morceaux avec lesquels les auditeurs s’engagent activement (afin de limiter l’impact de l’algorithme).
Le but affiché de la plateforme est de pousser les écoutes actives des auditeurs, en mettant plus en avant les artistes qui sont recherchés de manière organique. En parallèle, Deezer va retirer l’ensemble des contenus sonores non-artistiques, qui représentent 2% de l’ensemble du catalogue, au profit de contenus propres à Deezer, issus de son service Zen. Ces audios non-musicaux seront exclus du calcul des rémunérations issues des abonnements.
Début octobre, le service de streaming annonçait un accord similaire avec la maison de disques indépendante Wagram.
Spotify adopte à son tour le modèle artist-centric
Quelques semaines après l’officialisation de ces deux accords pour Deezer, le magazine Billboard révélait que Spotify désirait changer son modèle de redevances sur le streaming. À compter de 2024, Spotify introduira de nouveaux critères concernant la rémunération des morceaux, sans pour autant abandonner le modèle de prorata qui existe déjà. Ces règles sont implantées afin de limiter la fragmentation des revenus générés par les streams, en permettant aux artistes professionnels.
Pour ce qui est pour des achats de streams, cette mise à jour du calcul de redevances amènerait diverses sanctions financières pour les labels et/ou distributeurs en cas de fraude avérée.
La différence notable de ce modèle artist-centric avec celui de Deezer concerne les contenus non-artistiques. Pour l’entreprise suédoise, l’idée n’est pas est de les supprimer. Cependant, afin d’être pris en compte dans la répartition des revenus, les audios non-musicaux devront générer un temps d’écoute supérieur à celui demandé aux morceaux de musique. Pour rappel, une écoute à l’heure actuelle n’est comptabilisée qu’à partir de 31 secondes d’écoute. Le groupe américain Vulfpeck avait joué avec cette règle avec Sleepify, un album contenant 10 morceaux silencieux de 31 secondes. Le groupe avait demandé aux fans de lancer l’album dans la nuit et de l’écouter en boucle, afin de financer leur tournée. L’album avait généré 19 655$ en royalties sur Spotify. L’adoption de temps d’écoute plus longs pour les morceaux non-musicaux est typiquement liée à ce genre de détournements des règles de rémunération. Spotify entend par ce biais favoriser les artistes.
Un idéal et des raisons pragmatiques
Ce nouveau modèle de redevances pose plusieurs questions qui n’ont pas forcément de réponse pour le moment. La plateforme souhaite établir un nouveau seuil de flux annuels minimum qu’un titre doit respecter avant de commencer à générer des redevances. Le 5 novembre, Music Business Worldwide rapportait que ce seuil minimum s’élèverait à 1000 écoutes annuelles par morceau à compter de 2024.
Spotify se garde de préciser exactement les critères pour les audios non-musicaux et la manière dont les sanctions financières seront calculées ou mises en œuvre pour les fraudeurs. Néanmoins, la vision énoncée par la plateforme est claire :
- Récompenser les « de vrais artistes avec de vraies bases de fans » pour « l’engagement qu’ils suscitent sur la plateforme »
- Appliquer « des systèmes plus stricts de détection et de répression des fraudes » et « garantir que les vrais artistes ne voient pas leurs redevances diluées par le bruit »
- Mieux aligner la relation entre les artistes et les fans en favorisant une plus grande découverte et promotion de vrais artistes
L’objectif de Spotify est de promouvoir les artistes ayant une fan base existante et concrète, au détriment des artistes dits « à playlist », tout en s’assurant que la fraude, les morceaux non-officiels ou créés par l’IA ne viennent pas parasiter l’écosystème des artistes. Toutefois, ce critère questionne pour ce qui est des artistes en développement, et spécialement ceux qui travaillent en indépendant.
Un des objectifs non avoués de cette réforme de la rémunération des artistes pourrait également être d’améliorer la profitabilité des plateformes. Malgré ses 220 millions d’abonnés, Spotify n’est que difficilement rentable. De même Deezer, qui est rentré en Bourse en juillet 2022, continue de perdre de l’argent. En délaissant les morceaux les moins écoutés, les deux services de streaming se permettent des économies bienvenues en cette période d’inflation et de coupe sur les dépenses. Le calcul des revenus sur des morceaux ne générant qu’un nombre infime d’écoutes est un coût non-négligeable pour une startup, et encore plus pour une plateforme de streaming.
Une réforme au détriment de la diversité?
Cette évolution en matière de redevances divise et voit plusieurs acteurs importants de l’industrie marquer leur défiance. C’est le cas du distributeur indépendant Believe, par l’intermédiaire de son PDG, Denis Ladegaillerie qui a émis des doutes quant à ce nouveau système de rémunération.
Ce dernier déclare : « Nous nous opposons fermement à un système injuste de « Robin des Bois inversé » qui consiste à prélever les revenus des artistes émergents pour les attribuer aux artistes les plus réputés et les plus établis. De plus, nous pensons, sur la base de données, qu’un tel système réduirait la diversité et découragerait la créativité. » Bien que réticente à cette mouture du modèle artist-centric, la société tech n’est pas opposée à une refonte du système actuel. Mais elle souhaite que cela soit fait de manière équitable pour chacun des artistes présents sur les plateformes de streaming. De plus, Believe alerte sur l’éventualité (plausible) que les majors fassent pression sur Deezer, et sur les autres plateformes pour que les seuils d’audience minimums soient rehaussés. Rendant donc la tâche encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà pour les artistes en développement.
Ces réticences ont poussé Lucian Grainge à s’exprimer : « J’ai la réputation d’être direct, alors je serai direct. Ceux qui ont exprimé leurs doutes quant à l’artist-centric sont, sans surprise, ceux dont le modèle économique est basé sur la vente de déchets. Désolé, je ne trouve pas vraiment d’autre mot pour désigner un contenu que personne ne veut vraiment écouter ».
Pour l’heure, il est encore trop tôt pour savoir si cette évolution du système de redevances des plateformes sera efficace pour mieux rémunérer les artistes, éviter les fraudes et rendre la rémunération des artistes plus équitable, mais cette démarche demeure un premier pas intéressant. Espérons que la promesse de Spotify de pouvoir reverser 1 milliard de dollars supplémentaires aux artistes via cette réforme se matérialise en 2024.