Depuis quelques années, le lo-fi hip-hop, un genre majeur du rap underground, voit sa popularité croître à chaque instant. Néanmoins, définir ce qu’est littéralement ce genre musical qui conquiert de plus en plus d’auditeurs reste compliqué et laisse place à la libre interprétation de chacun. De manière caricaturale, il pourrait être décrit comme un courant du rap ayant recours à des méthodes d’enregistrement relativement simples : on retrouve très fréquemment les notions de « jazz rap » ou encore d’« abstract » rattachées au lo-fi hip-hop. Il n’existe pas vraiment d’album ou d’artiste en particulier à l’origine de ce mouvement, caractérisé par des sonorités qui ont vu le jour de manière très progressive, et ce par le biais de rappeurs et producteurs qui affichaient un certain goût pour l’audace et l’expérimentation. En outre, il parait beaucoup plus compliqué de remonter aux origines d’un genre de niche plutôt que d’un genre plus populaire, la faute à une documentation moins étayée. Néanmoins, il est possible de brosser un rapide portrait de ce courant en pleine ascension…
De Madvillain à Samurai Champloo, aux origines du genre
Pour certains, le célèbre Madvillainy du duo Madvillain, composé de MF DOOM et Madlib, a été la première oeuvre majeure du lo-fi hip-hop. Cet album de 2004, à la postérité aujourd’hui exceptionnelle, a poussé par la suite d’autres producteurs à explorer de nouveaux horizons. Parmi eux, deux prodiges aujourd’hui considérés comme étant les piliers du mouvement : feu J. Dilla et Nujabes. Le premier, originaire de Détroit, prendra le monde du rap à contrepied avec une approche très expérimentale de la musique. Il délivrera notamment l’une des pierres fondatrices du registre, quelques jours avant son tragique décès en 2006 : le majestueux Donuts. Parallèlement, le producteur japonais Nujabes ira également à l’inverse des tendances rap du moment en accordant des places prédominantes au jazz et à la soul dans ses oeuvres. Il offrira également un classique du genre en 2005, cinq ans avant son décès, avec l’album Modal Soul.
De nos jours, il est possible d’observer un goût prononcé pour le vintage et la nostalgie qui en est sous-jacente. L’émergence du lo-fi n’est que la cristallisation de ce phénomène de société, comme un pont entre les sonorités rétros et plus modernes. Nombreux sont les auditeurs a être tombés sur le célèbre live YouTube « lofi hip hop radio – beats to relax/study to » réunissant plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs en continu. Cette chaîne a pour principe simple de diffuser en continu des instrumentaux lo-fi dénichés sur Soundcloud avec pour toile de fond une image fixe d’une jeune fille représentée à la façon des dessins-animés japonais. Un élément qui n’a rien d’anecdotique… Le fréquent rattachement du lo-fi hip-hop à l’univers des dessins animés japonais est une composante même du succès de cette scène, chose que l’on peut aussi constater avec des genres comme le cloud et l’emo rap. Enfin, il est bon de rappeler que Nujabes a réalisé la bande originale de Samurai Champloo, désormais grand classique de l’animation japonaise.
Les nouveaux visages de la scène lo-fi hip-hop
Le collectif sLUms et la scène new-yorkaise
La formation d’une solide communauté d’auditeurs autour de ce mouvement a permis la révélation de nombreux artistes, mais aussi à d’autres de se réinventer. Considérés comme le symbole de cette nouvelle scène, il est impératif d’évoquer le collectif sLUms qui s’est imposé en l’espace de quelques années comme une véritable tendance de l’underground américain. Fort de son succès dans l’avant-garde, le collectif s’est bâti au fil des années un large entourage d’artistes lo-fi très talentueux à travers tout le pays. Le rappeur Medhane est l’un d’entre eux. Il en est de même pour Pink Siifu, artiste poussant l’expérimentation à l’extrême en proposant une évolution constante à chaque projet. Son dernier album, NEGRO, en est certainement l’exemple le plus criant. En outre, dans la Big Apple, la légende locale Billy Woods s’est essayée à cette mouvance, principalement dans son très réussi Hiding Places en collaboration le producteur Kenny Segal. La new-yorkaise KeiyaA a fait forte impression avec son album Forever, Ya Girl, sorti en ce début d’année. Depuis 2016, Yung Morpheus enchaîne les projets acclamés par la critique à l’image de Ajai avec le rappeur Serengeti ou plus récemment l’excellent Purple Moonlight Pages aux côtés du très bon R.A.P. Feirrera. Plus récemment, d’autres noms affiliés aux sLUms se sont mis en valeur, notamment Mavi, qui n’a pas laissé indifférent avec son premier album. Le rappeur de Charlotte et son style, extrêmement influencé par Earl Sweatshirt, devraient continuer à séduire les auditeurs…
Earl Sweatshirt et Odd Future
Bien sûr, il est inutile de présenter Earl Sweatshirt. Le prodige californien s’est imposé comme une valeur sûre du rap américain à la fin des années 2000. Entouré par son équipe Odd Future, dont Tyler, The Creator était le meneur, il a été une influence pour toute une génération de rappeurs dans le monde. Actuellement, il est certainement le plus grand nom actuel du lo-fi hip-hop. Après la fin de son aventure avec Odd Future, le rappeur et producteur a fait la rencontre d’un certain Mike, des sLUms : le coup de foudre artistique est total entre Earl et le collectif new-yorkais. L’ex-affilié de Tyler The Creator se plaît totalement dans ce nouvel univers musical qui s’ouvre à lui et sort, en 2018, Some Rap Songs, une vraie réussite. De plus, son implication au sein de la scène lo-fi est louable : il ne cesse de collaborer et d’offrir de la visibilité à ces artistes naissants plutôt que de chercher à travailler avec les poids lourds du rap américain.
Lucki, ambassadeur du lo-fi Hip-Hop dépressif
Ce n’est pas un hasard si au court de l’an dernier, le nom de Lucki est souvent revenu lorsque le rap de Chicago était évoqué. Son dernier projet, FreeWave 3 est un superbe condensé de tristesse et d’histoires de rue scandées sur des beats aux influences multiples dont le Lo-Fi est une part intégrante. Produit dans sa quasi-entièreté par CHASETHEMONEY, le projet brille par son audace et ses ambiances sombres. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve dessus Earl Sweatshirt, l’une des figures de proue de la scène lo-fi évoquée précédemment. Son dernier projet en date, Days B4 III, sorti en octobre dernier, continue dans cette recherche remarquable de qualité avec un audimat à chaque fois de plus en plus important.
Aux prémices de la conquête du grand public ?
Lorsqu’un courant musical voit sa popularité grimper, une question, ou une crainte pour certains, s’installe automatiquement dans notre esprit : ce mouvement pourra-t-il échapper éternellement au mainstream et garder sa substance ? Dans le cas du lo-fi hip-hop, si l’on s’en tient à la définition donnée précédemment, cela semble à première vue impossible du fait de son caractère vague. Cependant, rien ne pourra empêcher une tête d’affiche de s’essayer à cette musique et donc in fine de complètement changer la tournure des choses sur le plan médiatique. Auparavant, certains noms célèbres utilisaient ce sous-genre avant-gardiste, mais sans le transformer. C’est notamment le cas de Jay Versace qui s’est fait une renommée mondiale via le réseau social Vine, fermée en 2016. De surcroît, Le californien Maxo a également brillé l’année dernière avec son excellent projet Lil Big Man. Sa signature dans le légendaire label Def Jam est à surveiller de près : l’évolution de ce talent sera sans aucun doute intéressante.
D’autres artistes, confirmés sur la scène mondiale, se sont déjà fortement rapprochés de la tendance lo-fi. Il a été possible de ressentir son influence dans plusieurs passages de l’iconique Blonde de Frank Ocean et plus récemment dans le très vaporeux When I Get Home de Solange Knowles, projets qui pourraient incontestablement être classés dans cette catégorie. Sur cette dernière oeuvre citée, on retrouve d’ailleurs Earl Sweatshirt à la production d’un morceau… Au final, ces exemples montrent que même les artistes les plus populaire n’ont pas travesti ce mouvement dont ils se sont approprié les codes : le rendu fait honneur aux références du genre. L’authenticité du registre ne devrait pas être menacée à court terme. Néanmoins, l’existence d’un genre sur une longue période temporelle ne repose pas sur son intangibilité – tant sur sa forme que substantiellement -, mais implique sa capacité à évoluer en toutes circonstances.