A n’en plus douter, Tyler Okonma s’est imposé dans le rap par son goût prononcé pour ce qui dérange, cultivant ce qu’on n’osait plus faire dans un genre uniformisé par des tendances éphémères et une surproductivité ambiante : assumer un personnage clivant, fou, abstrait, avec des idées farfelues, des projets étranges, des rimes grossières, une voix caractéristique, bref, assumer ce qu’on est, quitte à ne pas connaître le succès de ses pairs. Il est lui-même, il dit ce qu’il fâche, il déroge à la règle, use de sa rage envers et contre tout, contre la rage elle-même, s’interroge, tout ça sur fond d’une nonchalance extrême pour ce qui doit être toléré selon les mœurs, d’une désinvolture éternelle qu’il traîne partout où il pose le pied -surtout le gauche-, mais d’un respect sans faille pour le mot et sa musique, la rime et sa sémantique, l’émotion et son effet. Voici ce qu’est Tyler The Creator, un bonhomme qui fait tout différemment, qui a choisi d’être le petit garçon étrange du fond de classe, l’enfant seul habillé tout en couleur, qui mange son dessert avant l’entrée et le repas après le goûter, mais qui à la fin de sa scolarité, aura vécu, quand d’autres ne se seront contentés que d’exister.
➡️ Tyler, le digne héritier du surréalisme d’André Breton
Le rappeur est cet ex-môme solitaire qui rêvait de s’entendre à la radio, revanchard d’un temps passé à ne pas se faire comprendre des autres, devenu chef de fil d’un nouveau genre sans trop le vouloir: le digne héritier du surréalisme, tel que le concevait André Breton et tel que l’a produit Alejandro Jodorowski dans sa filmographie. Un mec qui voit du beau partout sauf dans les fausses notes, qui se complaît dans son étrangeté car elle est fait partie de lui, qui en a eu marre de tenter vainement de s’exprimer par des mots dénués de sens quand on les dit en prose, quand il suffisait juste de les mettre en vers pour voir le monde à l’endroit. Un monde où l’indicible prend le dessus sur le langage, un endroit où seul ce qu’on ressent compte, le reste importe peu.
Non, on ne revient pas entier d’un voyage dans l’imaginaire décadent du californien, on se perd, on se trompe, on doute, mais on commence enfin à comprendre, à aimer, de plus en plus, jusqu’au moment où on ne peut plus s’en passer, car on a l’impression qu’il arrive à nous dire plus en trois notes de piano qu’en 500 pages de bouquin. On y perd son français certes, mais ce n’est pas un mal, au contraire, on en revient gagnant, une mosaïque d’émotions nouvelles derrière soi, nourries d’une profonde admiration pour leur créateur. Marcel Proust disait que « ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément »; Tyler l’a bien compris. Traduire ses souvenirs en mots, ses sensations en notes, voilà ce que j’ose appeler de l’art, alors accrochez-vous bien pendant le trajet, on s’attaque aujourd’hui à un monstre surréaliste.
➡️ La surprise après un coup de mou dans la carrière de l’artiste
Sorti le 21 juillet dernier, Flower Boy est la facette de l’artiste que l’on avait entendu trop de fois sans jamais pouvoir l’apprécier sur un album entier. Quand on écoute ses premiers projets, que ce soit Bastard (2009) ou Goblin (2011), on se retrouve face à une musique qui répugne par sa violence mais attire par son esthétisme. Paroles crues, pensées suicidaires, dégoût de la figure paternelle, Tyler nous crache sa bile à la gueule sur fond de batterie industrielle. Tout le monde en prend pour son grade, personne n’en sort indemne, c’est une rage fleurie, mais une rage tout de même. Wolf (2013) se distingue premièrement par la multitude de featurings qui y est présente (Hodgy Beats, Pharell Williams, Frank Ocean, Earl Sweatshirt, Erykah Badu, Domo Genesis, entres autres) mais aussi par l’arrivée de sonorités plus joviales, même si les instruments retrouvent sans doute leur brutalité si particulière par le mixage et les arrangements qu’ils subissent en post-prod’. Les thèmes changent aussi, on y voit un story-telling différent des projets précédents; Tyler montre une couleur intéressante de sa palette, un début de jaune, par lequel il nous confirme tout son potentiel artistique. En bref, Wolf marque une transition dans la discographie du rappeur, une transition qui se confirme moyennement avec la sortie de Cherry Bomb deux ans plus tard.
Cherry Bomb c’est un peu la déception que doit avoir tout parent quand il se rend compte que son fils est moche, ou du moins pas aussi beau qu’il aurait aimé qu’il soit. C’est cette première tentative de faire du orange, mais avec un rouge pourpre et un jaune fluo, en gros, on reste sur sa faim. C’est un bon opus dans l’ensemble, c’est indéniable, et Tyler ne déçoit jamais, mais on y trouve un début de lassitude pour ce style si particulier qui l’avait fait connaître. On n’apprécie pas autant ses rimes qu’en 2009 ou 2011, pas autant son flow; les prods nous apparaissent comme du Wolf réchauffé. Peut-être était-ce l’érosion malheureuse de la particularité musicale d’Odd Future, devenue presque banalité dans le rap par son influence sur le pays de l’Oncle Sam; un peu comme la lassitude de l’auditeur pour ce que peut produire Young Thug aujourd’hui. Il faut bien comprendre qu’il a apporté une nouvelle manière de faire du rap dans son ensemble, qui avait séduit dès son arrivée dans les bacs avec Barter 6, mais l’influence était telle que le mumble-rap s’est propulsé au devant des charts au fil du temps, rendant le genre moins intéressant qu’il ne l’était; c’est la même chose avec Tyler.
Je n’attendais donc rien de spécial de plus de la part de l’artiste, persuadé qu’il avait peut-être déjà donné tout ce qu’il pouvait et qu’il était condamné à voir ses progénitures stylistiques rafler tout le gâteau pour ne lui laisser que de pauvres miettes. Le 10 juillet, soit une dizaine de jours avant la sortie officielle, Flower Boy fuite sur l’internet mondial, Tyler s’en fiche complètement et nous annonce qu’au-delà d’être son meilleur projet, ce serait aussi le meilleur de l’année; et bordel, il avait raison le bougre.
➡️ Le projet le plus abouti de la carrière de Tyler?
Le projet rassemble tout ce qu’il faut pour se remplir de joie et de bonne-humeur, assis sur le sable chaud, à contempler le soleil couchant, à entendre le bruit sourd des vagues qui se jettent à nos pieds sous un ciel orangée. Tyler a réussi ce que trop d’artistes tentent sans jamais réussir: créer un univers sonore, stimulant pour l’auditeur, une projection de se rêves, de son désœuvrement, de sa révolte sans issue, de sa nostalgie, de ses petites angoisses sociales, ses scrupules crétins, son plaisir de n’avoir jamais été comme les autres, avec leur vie simple, leurs plaisirs simples et leurs petites aspirations. Il s’interroge sur son succès, sur sa relation avec ses fans; que ceux qui aimaient le rouge sanguinaire de Goblin et Bastard ne se découragent pas pour autant, Tyler fait le plein de pensées suicidaires, de questions existentielles, de rimes grossières; mais il fait passer l’ensemble sur fond de jazz, de guitare, de piano et de pad, sur fond de ce début de jaune joyeux qu’on avait entrevu dans Wolf sans jamais pouvoir le déguster comme on l’aurait souhaité sur Cherry Bomb.
Le projet suit une direction artistique travaillée au détail, on danse, on pense, on pleure, on sourit, on ressent, rien n’est à jeter et surtout, rien n’est laissé au hasard. Aucun doute là-dessus, Tyler a bien peint son plus beau tableau; une première couche de rouge pour l’introspection, une deuxième de jaune pour la forme, révélant un équilibre parfait entre les deux facettes du jeune artiste dans un orange pur. Le reste ne sert pas que de fioritures, les abeilles, symboles de collectivité et d’ordre, représentent ceux qui l’entourent sur cet opus; ses grands potes Frank Ocean et A$AP Rocky, la légende Lil Wayne, la talentueuse Estelle, le très surprenant Jaden Smith, Anna of The North, Steve Lacy, Can & Rex Orange County, puis l’incroyable Kali Uchis, qui signe le plus beau morceau de l’album avec un Tyler qui va même jusqu’à pousser la chansonnette. Qu’on ne vienne pas me dire qu’il n’y a pas de prise de risque.
i just tear'd up to boredom those chords stabbed my soul wtf is going on
— Tyler, The Creator (@tylerthecreator) July 23, 2017
➡️ Un album riche et complexe à la fois collectif et individuel
C’est bien ce double aspect collectif et individuel qui fait toute la richesse et la complexité de Flower Boy. Couplé à une promotion digne de son artiste, entre la sortie des deux premiers singles Who Dat Boy et 911, Mr. Lonely, qui annoncent à merveille ce que nous réserve l’album, et ses tweets tous maîtrisés à la perfection, il est indéniable que nous avons affaire à un opus qui ne sert pas juste d’apéritif pour l’été, mais qui saura vieillir à merveille avec l’âge. À l’heure où la production musicale tente tant bien que mal de se raccrocher le plus au présent et à son effervescence consommatrice, tout en sachant qu’elle ne peut se construire pleinement que dans le futur, où elle n’est écoutée par l’auditeur que l’instant d’une infidélité, avant d’être oubliée pour une autre, et bien la musicalité d’un Tyler ne peut nous faire que du bien, ne peut nous obliger qu’à nous poser pour profiter de ce que nous écoutons, car il le dit lui-même lorsqu’il conclut l’album, « Enjoy right now, Today. »
Flower Boy nous montre que Tyler, The Creator a cultivé cette capacité presque naturelle à pouvoir parcourir les genres musicaux sans jamais y perdre son identité, à travailler cette dualité si particulière chez lui d’être capable de parler de suicide avec esthétisme. Dans le monde Okonma, la beauté se dévoile devant les yeux ébahis de l’auditeur; vous allez me dire que c’est impossible de voir en écoutant de la musique, vous vous trompez, il suffit simplement de fermer les yeux.
hmmm how to make someone outside the tyler bubble listen to this album who will dismiss it based on their dislike for previous albums hmm…
— Tyler, The Creator (@tylerthecreator) July 22, 2017