Aujourd’hui encore, il est difficile de désigner l’origine concrète du gangsta rap. Si les sources divergent et que journalistes comme auditeurs se livrent depuis un bon nombre d’années à des débats passionnés pour imposer leurs versions respectives des faits… À tel point qu’un seul élément est difficile à contester : la récurrence du nom d’Ice-T dans ces discussions. Le spectre du rappeur de Los Angeles aujourd’hui âgé de 61 ans imprègne de manière indélébile les prémices de cette branche majeure du rap… Du moins celle qui fonctionne le mieux sur le plan commercial depuis au moins 25 ans ! Le 13 septembre dernier, on fêtait l’anniversaire de l’album Power du même Ice-T. Une bonne occasion pour rendre hommage à cet album exceptionnel, mélange hautement inflammable à base de rimes assassines et de productions folles qui encore aujourd’hui sonne comme un coup de massue. Un an à peine après a sortie de son premier projet Rhyme Pays, Ice-T livre aux aficionados de musique rap une oeuvre mythique qui donnera le ton pour les années à venir…
Entre fête et violence, un univers visuel au service des textes d’Ice-T
Aujourd’hui acteur de séries ou guest-star de luxe, Tracy Marrow dit Ice-T est avant tout considéré par beaucoup comme le premier gangsta rappeur. Cette réputation n’est pas volée, la sortie fin 1988 de Power, monument de l’histoire du rap, en est une preuve incontestable. Succédant au culte Rhyme Pays (connu notamment pour contenir le légendaire 6’ in the Mornin et être le premier album rap à afficher l’étiquette Parental Advisory) un an après sa sortie, il va indiscutablement marquer l’histoire comme son grand frère… Et bien plus ! À commencer par la pochette shootée par Glen E. Friedman, qui soulève d’emblée un torrent de critiques : The Chicago Tribune, The Sydney Morning Herald et une flopée d’autres titres de presse affirment qu’elle fait la promotion de la violence et de la misogynie. Elle met en avant le rappeur accompagné de sa compagne de l’époque Darlene Ortiz vêtue d’un bikini et de son DJ, Evil E. En retournant l’album, on aperçoit les trois antagonistes armés de pistolets mitrailleurs Uzi et fusils à pompe. Cette ambivalence entre la fête et la violence capte à la perfection le propos d’Ice-T et porte un univers visuel unique qui anticipe de plusieurs années les canons du gangsta rap.
Un condensé d’influences musicales et une interprétation démoniaque
Du point de vue musical, l’album débute, comme le premier projet de Marrow, avec un inquiétant sample de la musique originale du film L’Exorciste suivi d’une interlude humoristique puis du très énergique Power. Ice-T, avec sa voix lugubre, en remet une couche sur son train de vie teinté de violence, de sexe et de drogues. Avec Afrika Islam (disciple de Bambaataa) à la production et Evil E aux scratches, Ice-T est bien entouré et peut, comme il le dit lui même sur Heartbeat, « transpirer comme un démon » au travers de sa musique avec un univers sonore puissant et cohérent. Les productions qui servent son propos sont une grande réussite ; utre des kits de batteries ayant quelque peu vieilli, les pistes instrumentales savent se faire très dures et sèches par moments (Power, Radio Suckers, Heartbeat). De plus, influencées par le génie de Rick Rubin, certaines autres empruntent un son rock et agressif (Personnal, The Sydicate). Elles se feront l’avant-garde du projet fusion Body Count d’Ice-T qui sortira quatre ans plus tard. Enfin, à maintes reprises, les beats adoptent des sonorités très funk, dans la pure tradition californienne (High Rollers, Drama), en reprenant notamment les grooves hypnotisants de Curtis Mayfield sur I’m Your Pusher.
Ice-T polyvalent et impitoyable sur un album fondateur du gangsta rap
Sur ce dernier morceau, qui est sans aucun doute un des plus forts de l’album et dont le refrain sera repris 10 ans plus tard par Eminem, sur son titre I’m Shady, Ice-T réinvente l’égotrip. En se plaçant en tant que dealer « de musique » il adopte de nouveau un point de vue critique sur la consommation de drogues. Il en profite pour envoyer quelques piques qui feront terriblement mal à celui qui deviendra son grand rival, LL Cool J, en insinuant que sa musique serait un mauvais produit. A contrario, il dédicace tous les rappeurs qu’il estime être de la « good dope » : Eric B. And Rakim, Big Daddy Kane, Kool Moe Dee, Biz Markie, Boogie Down Production… Il n’hésite également pas à sampler Rebel Without A Pause de Public Enemy sur le refrain de Radio Suckers. Montrant toute sa polyvalence, il sait être beaucoup plus léger dans son propos sur des titres comme Girls L.G.B.N.A.F (« Let’s Get Butt Naked and Fuck »), Soul On Ice ou le couple Intro/Outro, qui contraste habilement et de façon cohérente avec la violence globale qui se dégage du projet. Accompagné de son équipe du Rhyme Syndicate, Ice-T offre avec ce second opus de sa discographie un condensé brut de rap tour à tour dur, drôle et tranchant. Power n’invente peut-être pas le gangsta rap moderne, mais il est certain qu’il en préfigure tous les codes. Ice-T, en 1988, donne vie à un tremblement de terre. On peut toujours en sentir les vibrations, qui l’ont élevé au statut de légende…