En 1964, l’essentiel de la production musicale soviétique est confié à Melodiya, un label musical entièrement contrôlé par le pouvoir central. Melodiya dispose d’énormes moyens, notamment de multiples studios d’enregistrement à travers le pays, des partenariats pour la production de vinyles et d’énormes centres de diffusion qui lui permettent de produire annuellement plus de 200 millions de disques et un million de cassettes audio. Parallèlement, à partir de la fin des années 1960, un mouvement de chanteurs contestataires a émergé au milieu duquel trônait l’icône populaire Vladimir Vyssotski. Enregistrées sur des cassettes clandestinement ou à l’étranger, les chansons de Vyssotski qui décrivent et critiquent le quotidien en Union Soviétique rencontrent un énorme succès dans l’illégalité la plus totale. En 1980, Vyssotski est emporté par une crise cardiaque. A son enterrement, une foule estimée à un demi-million de personnes se joint au cortège pour lui rendre hommage. La même année, Melodiya finit par éditer un projet officiel du chanteur.
Influencés par le rayonnement culturel étasunien, les artistes soviétiques s’adonnent au jazz et au rock’n’roll, des musiques qui tirent leurs racines dans la culture afro-américaine. Les jazzmen « officiels » tels que Matveï Blanter connaissent un grand succès, même si beaucoup d’entre eux jouent sur deux fronts en continuant à pratiquer principalement la musique classique. Krasnaïa Plesen, groupe de punk-rock soviétique formé en 1989, restera également une référence pour la génération des musiciens des années 1990. En 1984, le premier projet de rap russophone voit le jour, il s’agit d’une collaboration du DJ de la discothèque Kanon, Alexandre Astrov, et d’un groupe local répondant au nom de Tchas Pik. Principalement axé sur sur morceau de Grandmaster Flash The Message, ce projet de 25 minutes connait un certain succès à travers le pays. Il est donc intéressant de noter que le rap russe apparaît à peine cinq ans après l’émergence du mouvement aux Etats-Unis (The Fatback Band) et deux ou trois ans après son apparition en France.
Dans les années 1990, alors que les frontières de la désormais défunte Union Soviétique s’ouvrent de plus en plus à l’influence américaine galopante, un engouement général pour le break-dance et les graffitis y voit le jour après le premier tournoi soviétique de break-dance à Palanga en Lituanie en 1986. Cet engouement est illustré par Буду пагибать молодым (Je mourrai jeune) de Mister Maloï, l’un des premiers clips de rap russe jamais enregistré. Parallèlement aux projets de son groupe de techno/pop Car-Man, le DJ russe Bogdan Titomir sort plusieurs projets solo fortement influencés par Grandmaster Flash, Vanilla Ice et MC Hammer, notamment l’album Высокая энергия (Haute énergie) d’où est tiré le morceau à succès Делай как я (Fais comme moi). Le groupe Malchishnik connait également un énorme succès au début des années 1990 avec des albums tels que Поговорим о сексе (Parlons de sexe) sorti en 1991, Мисс Большая Грудь (Mlle. Forte Poitrine) sorti en 1992 et Кегли (Quilles) sorti en 1994, qui choquent le public en abordant de manière quasi-exclusive des thèmes explicitement sexuels, notamment sur des morceaux tels que Сестра (Soeur) et Секс без перерыва (Sexe sans interruption) et en représentant sur leurs pochettes des jambes de femme nues, une scène d’orgie et un téton.
Difficile cependant de parler des débuts du rap russe sans évoquer Bad Balance, l’un des groupes emblématiques des années 1990 et qui restera une figure de proue du rap russe dans son ensemble. Originaires de la région de Donetsk, en Ukraine, les membres de Bad Balance entrent dans l’univers du hip-hop par la porte du break-dance en formant un groupe nommé Ekipaj-Sinkhron en 1985. Le groupe rencontre un grand succès, et ses deux fondateurs Sheff et Monia réunissent un total de 6 danseurs dans un nouveau groupe, Bad Balance. En 1989, le groupe accueille Wolf, un ancien breaker de Saint-Pétersbourg, qui fera office de DJ sur leurs premiers essais dans le domaine musical. Ils compilent suffisamment de morceaux pour sortir un album intitulé Семеро одного не ждут (Les sept n’attendent pas le dernier) en référence au retard d’un des membres du groupe, mais cet album ne verra en fait le jour que 20 ans plus tard, en 2009. Le groupe enregistre donc Выше закона (Plus haut que la loi), son premier album, qui sort fin 1990. Wolf quitte Bad Balance peu après la sortie du projet et est remplacé par LA, déjà membre du groupe, qui se renomme pour l’occasion DJ LA. En 1993, les danseurs Swan, Laga et Barmaleï quittent le groupe et sont remplacés par Timir. Bad Balance emménage la même année à Moscou et donne régulièrement des représentations au Jump, l’un des clubs les plus en vue de la capitale, en compagnie notamment de Bogdan Titomir qu’on avait déjà évoqué.
En 1994, le groupe sort son deuxième album studio, Налетчики Bad B. (Les braqueurs de Bad B.), porté par des morceaux tels que Джаз – это « немузыка » (Le jazz, c’est plus que de la musique), qui est considéré par beaucoup de critiques comme le meilleur album des années 90. Le groupe part alors en Allemagne, à Berlin, à l’exception de DJ LA qui est retenu par ses problèmes judiciaires. Les membres survivent en dansant dans la rue en compagnie du futur prodige allemand du break-dance Flying Steps, et le soir ils jouent dans des clubs aux côtés de groupes tels que Poor Righteous Teachers, Urban Species et 2 Unlimited. Repérés par le label allemand Interkunst, les artistes de Bad Balance se produisent dans toute l’Europe aux côtés de rappeurs français, allemands et hollandais dans le cadre du Stop The Violence Movement initié par KRS-One. En 1996, Skalia, Monia et DJ LA quittent le groupe. Sheff et Mikheï s’installent à Los Angeles, où ils enregistrent un morceau emblématique du rap russe, Городская Тоска (Mélancolie urbaine) dont le clip est financé par Adidas, extrait de leur troisième album studio qui sort la même année, Чисто ПРО… (Uniquement à propos de… mais aussi une référence au duo Bad B. ПРО, qui réunissait Sheff et Mikheï).
Sheff se lie avec Ligalize, membre du groupe D.O.B. Community qui sort son premier projet Rushun Roolett en 1997, par le biais de son journal Hip-Hop Info. Ligalize se fera connaitre par la suite en 2006 à la sortie de son album solo XL et du single Будущие Мамы (Futures mères). Il est invité sur le nouvel album de Bad Balance, Город джунглей (La ville de la jungle). Cet album, une première dans le rap russe, est accompagné de deux extraits clippés: Как Сон (Comme un rêve) et Всё будет хорошо (Tout ira bien). Ligalize rejoint Sheff et Mikheï, ils fondent ensemble la formation Bad B. Alliance. Le premier fruit de cette collaboration est un morceau intitulé Война (La guerre), politiquement engagé et musicalement très novateur. Un unique projet naîtra de la collaboration de Bad B. Alliance en 2001, intitulé Новый Мир (Nouveau monde).
En 1999, Mikheï annonce sa sortie du groupe de manière totalement inattendue. La même année, son album solo Сука любовь (L’amour est une chienne) est le plus vendu en Russie. Sheff réunit DJ LA, Ligalize et le bassiste Mr. Bruce et part à New-York enregistrer le nouvel album de Bad Balance Каменный лес (La forêt de pierre) aux studios East-West Records, notamment sous la supervision d’Ice-T. L’album sort en 2001. Suite à une collaboration acclamée sur le morceau Питер – Я твой! (Péterbourg, je suis à toi!), Sheff intègre Kuper au groupe, et en 2002 c’est Al Solo, ancien membre du groupe Белые братья (Frères blancs) qui rejoint Bad Balance à son tour. Sheff ouvre un énorme magasin hip-hop près de la Place Rouge, 100PRO, d’après laquelle il nomme son nouveau label 100PRO et son nouveau studio d’enregistrement. En 2003, il collabore brièvement avec Mikheï le temps d’un nouvel album, Мало-по-малу (Petit à petit). Parallèlement, un conflit l’oppose à Ligalize qui sort l’un des premiers diss du rap russe, intitulé Dr. Bleff auquel répond Sheff sur Зачем, милая (Pourquoi ma chère?) et le compare à une femme.
Le groupe, dont les noyaux durs sont désormais Sheff, Al Solo et Kuper, sort en 2007 un album intitulé Легенды гангстеров (Légendes des gangsters), consacré aux gangsters mythiques du siècle précédent: Al Capone, le gangster type du Far-West hispanisant, le malfrat irlandais, Son’ka Main Dorée la légendaire voleuse russe, le voyou français, Bonny et Clyde, Lucky Luciano, le braqueur péterbourgeois Lionka Panteleev, les mafieux juifs de Broadway, les yakuzas japonais et les triades chinoises, Pablo Escobar et John Gotti. Cet album à l’univers très riche bénéficie également d’une bonne promotion appuyée sur trois clips vidéos. Il est suivi en 2009 de l’édition du premier projet inédit de Bad Balance, Семеро одного не ждут. L’album suivant, intitulé World Wide, sort en 2012, avec la volonté d’initier un réveil du rap russe qui suit la pente glissante du show-business américain selon les membres du groupe. Sur des morceaux comme Правила Игры (Les règles du jeu) ils dénoncent l’état actuel du rap: « des types dont on ne comprend pas le sexe / et pour les filles c’est devenu à la mode d’être des putes ». Le dernier album en date du groupe, sorti en 2013 et intitulé Криминал 90-х (Le criminel des années 90) est comme son titre l’indique tourné vers la mafia russe des années 1992-93. Musicalement, le groupe utilise presque exclusivement des prods simples et mélancoliques.
Bien sûr, d’autres groupes émergent durant les années 1990, à commencer par D.O.B Community qu’on avait déjà évoqué plus haut, mais aussi Mnogototchie qui se forme en 1998 ou encore la formation D.M.J, proche de Bad Balance et de Delfin, leader du groupe Malchishnik, qui sortira notamment un album intitulé Этот Мир Мой en 1993 avant de se dissoudre un an plus tard. Cette vague qui a lancé le mouvement hip-hop en Russie est à l’origine de tout le rap actuel, tant en termes d’influences musicales qu’en termes de structures et d’infrastructures. Bogdan Titomir est par exemple à l’origine de la création du label du rappeur Basta, Gazgolder.