Peut-on faire un album de rap qui a l’allure d’un blockbuster tout en gardant un fond de base en 2016 ? Depuis des années, le fossé se creuse de plus en plus entre le rap qui fait danser et le rap qui fait penser. Dosseh n’en a que faire. Pour lui, un rappeur peut autant assumer son côté divertissement tout en s’exprimant sérieusement sur des sujets qui n’ont rien d’amusant. C’est sûrement son parcours qui exprime le mieux cette mentalité: première mixtape sortie en 2004 qui sera suivi de plusieurs autres mixtapes (flemme de toute les énumérer, allez sur sa page wikipédia) additionnées à un nombre incalculable de feats avec de nombreuses têtes connues du game, de Seth Gueko à Niro en passant par Despo Rutti et Kaaris….
Des années de formations grâce auxquelles il a acquis une réputation de rappeur surdoué, doté d’un sens de la formule choc aiguisé, d’une voix puissante et porteuse, mélangeant sans compromis rap de rue avec des thèmes plus grave, sans négliger la dimension de performance autant dans l’écriture que dans le flow, quelque part entre l’école Ghetto Fabolous Gang et l’école Néochrome. Sauf que ce talent n’était reconnu que par ses pairs et une poignée d’auditeurs bousillés de rap. Et Dosseh n’est pas le genre de rappeur dont l’ambition est de rester confidentiel, comme il disait dans Poète maudit avec Despo « Ce n’est pas qu’je rappe que pour l’fric, mais je n’rappe pas contre non plus« . Passer du statut de rookie à celui de MVP, il l’a toujours voulu et quand certains de ses collègues avec qui il avait débuté (Niro, Kaaris) passaient ce cap, lui restait dans les starting blocks.
Le tremplin que lui proposait Booba en 2010 avec une apparition sur l’album Lunatic (le morceau 45 Scientific) ne fut pas la bonne occasion. Peu importe, Dosseh n’a rien lâché et à redoublé d’efforts en 2013 avec la sortie d’un film Karma accompagné d’une B.O qui contenait notamment le très puissant IGO. Un an plus tard, il signe sur Def Jam, l’occasion rêvée. Mais les deux mixtapes sorties en 2015 Perestoika et Summer Crack 3, même si elles n’étaient censées être que des préparatifs avant le vrai album, n’ont pas connu un immense succès dans une année 2015 ultra chargé en termes de sortie. Surtout que la direction artistique de ces projets était claire: Dosseh rappait sur les prods mainstream, avec les flow mainstream, les mélodies mainstream, les refrains mainstreams, avec les artistes mainstream en featuring, bref Dosseh voulait devenir un rappeur mainstream, lassé de galérer dans l’underground.
Mais même en parallèle de ces mixtapes, Dosseh avait publié quelques hors-séries avec un contenu plus proche de ce qu’il faisait il y a quelques années, preuve qu’il n’oubliait pas les bases. Nous sommes maintenant en 2016 et c’est bon, Dosseh a enfin sorti son premier album intitulé Yuri. Le titre était connu depuis très longtemps, Dosseh a toujours voué une admiration au personnage principal du film Lord Of War, Yuri Orlov, un immigré ukrainien de Brooklyn qui a commencé par vendre des armes dans son quartier pour en arriver à fournir en masse les plus grands conflits du Moyen Orient et d’Afrique à la fin du XXème siècle. C’est surement cette ascension qui parlé à Dosseh, en plus d’un pragmatisme assumé. Yuri Orlov se disait « Les hommes s’entretuent depuis toujours et s’entretueront toujours, autant que ce soit avec mes armes »… Dosseh lui se dit que si des millions de gens écoutent du rap depuis que cette musique existe, lui le premier (« bousillé de peu-ra depuis Hell On Earth« ), autant qu’ils écoutent ses albums. C’est l’ambition de « Yuri », mais le résultat est-il à la hauteur ?
A l’écoute de cet album, on comprend qu’il a été pensé, calculé, peut-être un peu trop. D’abord Dosseh refuse le nihilisme complet. Des thèmes lui sont chers et il a envie d’en parler sans la moindre concession. Un thème ressort principalement, c’est la condition des noirs en France et la mentalité de ces derniers. Les morceaux African History X et Le temps béni des colonies (beau clin d’oeil à tonton Michel Sardou, je rêverai d’un feat) sont des gifles aux principaux tabous qui concernent cette communauté, imagées par quelques mots (« Pour bomber le torse pas besoin de porter un t-shirt NOIR ET FIER » sur African History X et « J’me fous qu’tel ou tel footeux ne soit pas avec une black, Plusieurs de mes ex ne l’étaient pas non plus. C’qui m’fout l’mort c’est vos discours de complexé genre « J’aurai l’impression d’serrer ma sœur », mon cul ! Rien d’pire que ces faux négros qui n’ont aucun scrupule à dénigrer la femme noire devant les autres communautés » sur Le temps béni des colonies).
S’attaquer à des sujets sensibles comme ceux-là qui vont du « faux symbole » Obama (« Sauf inviter Kendrick à la Maison Blanche dis-moi à quoi leur sert ce président négro ? ») jusqu’aux violences policières sur les noirs (« J’suis un jeune noir avec tout ce que ça implique. Par précaution j’préfère chahad quand j’suis face à un flic. Paix à tous nos défunts, paix à toutes les âmes qu’ils ont prises. Je suis Alton Sterling, j’suis Amadou Koumé j’espère ne plus être personne, on s’est compris ») sans oublier bien sur la politique néo-coloniale de l’occident en Afrique (J’vois la terre mère se faire brouter l’fion), Dosseh le fait à merveille, presque aussi bien que le faisait Despo sur Convictions Suicidaires. Le sujet est maitrisé, les mots sont assumés et ils peuvent amener aux débats, c’est une réussite pour ce genre de morceau.
L’époque de merde dans laquelle nous vivons actuellement a également inspiré Dosseh avec le morceau Putain d’époque où l’orléanais croise le micro avec Nekfeu, une très belle collaboration qui se démarque des autres featurings de l’album (on en reparlera vous inquiétez pas). Les deux rappeurs font équipe plutôt que s’affronter, faisant penser, toutes proportions gardées, à la fameuse collaboration entre Jay Z et Eminem sur Renegade en 2001 sur The Blueprint, et ne sont pas avare en formules assassines (« Est-ce que quand un curé pédo’ touche un gosse, On demande aux chrétiens de France de sortir dans la rue ? » pour Dosseh en plein dans la gueule d’Alain Juppé, « Je trouve le Prix Nobel ironique quand j’pense au Rohingyas » pour Nekfeu en plein dans la gueule d’Aung San Suu Kyi). Enfin, Dosseh a un goût prononcé pour l’introspection. Sur 25 décembre et Margiella, il raconte avec une réelle force l’enfance difficile du jeune de cité d’Orléans, avec des flashbacks d’huissiers (« Je les ai vus tout vider chez mon vieux, lui laisser que son pieu, gros j’étais médusé » sur Margiella), de nourriture hard discount (« Oh putain que j’en ai mangé du riz aux sardines et des nouilles au thon »), de succombassions au vice (« Fasciné par la vie des grands voyous, Le modèle de réussite le plus sulfureux qui s’offre à nous ») qui entrainent forcément quelques malheurs (« J’suis seul type de ma team qui a pas fait de shtar. On ne cherche qu’à s’en sortir ce dès la barre du sbah »). Des morceaux qui sont quelques parts des réponses à ceux qui reprochent à Dosseh son gout pour le superficiel et le bling-bling.
Voilà ça c’était pour ceux qui aiment le Dosseh de 1001 questions. Venons-en maintenant à l’autre moitié qui compose l’album, destiné à un tout autre public. Pour vous le résumer un peu grossièrement (pardonnez-moi), Cœur de pirate le son mielleux qui parle de rupture amoureuse après de sombres histoires de screen s’adresse aux meufs qui écoutent Jul, Keblo le morceau afro trap pour danser s’adresse au public de MHD, les streets bangers Barbarossa et Myah Bay s’adresse aux lascars qui écoutent Or Noir dans leur gamos, le feat avec Booba s’adresse au jeune public de Booba et les feats US avec Young Thug et Tory Lanez s’adressent aux fans de rap US mainstream. Bon je m’excuse pour cette grossière caricature de chronique mais n’empêche qu’elle pose quelques questions.
Conscient que ces choix artistiques amèneront des critiques de son public de base, Dosseh répond sur Putain d’époque : « Un jour un ami m’a dit : « Ton problème c’est qu’tu rappes trop fort. Tu gaspilles ton énergie pour tchi, tu donnes du caviar aux porcs ». Alors j’ai dû simplifier mes écrits, mais y’a des fans qui sont pas d’accord. Ils réclament du Dosseh tah l’époque. Désolé mais la loi du plus grand nombre l’emporte. […] L’underground remplit ni les poches, ni le bide des gosses. Sur la vie de mes proches, quand on veut être un boss on s’inspire des boss ». On ne le contredira pas sur certains points qu’il affirme, Transformers attire plus de monde en salle que 12 Years a Slave c’est évident. De plus, il est vrai que, sauf si on est un hustler hors norme à la LIM ou Alpha 5.20, l’underground ne permet pas de vivre pleinement du rap et donc fournir des singles est indispensable. Néanmoins c’est quand il dit « quand on veut être boss on s’inspire des boss » que je suis un peu plus sceptique. Les récents succès de Kaaris, Gradur, Lacrim, Jul, PNL, SCH et MHD n’ont-ils pas montré que la singularité de la musique ET du personnage était ce qu’il y’avait de plus important aujourd’hui pour un artiste ?
Que Dosseh veuille atteindre le public de ces gens-là, je veux bien le comprendre et c’est tout le mal que je lui souhaite mais je pense que c’est en proposant quelque chose d’inédit qu’on arrive à élargir son public, que ce soit au niveau des textes, des instrus ou du personnage. De plus, sur ses tentatives de single, le résultat est clairement mitigé. Si les streets bangers Barbarossa et Myah Bay collent plutôt bien au style de Dosseh, les feats vont du très bon (Tory Lanez) au très moyen (Young Thug) en passant par efficace sans plus (Booba). Et en ce qui concerne les titres zumba Cœur de pirate et Keblo, il est clair qu’on repassera avant d’avoir l’efficacité de Jul ou Alonzo. Je trouve ce manque d’originalité clairement regrettable. Suis-je trop exigeant avec Dosseh ? Possible. Mais en même temps quand un rappeur hors norme sort des morceaux, je m’attends à des morceaux hors normes et pas à des copies de rappeurs moins doués qui ont plus de succès.
Au final, les deux fois ou Dosseh arrive à innover tout en étant très bon et efficace, c’est sur les morceaux Solo et Abel&Caïn. Sur le premier, il mélange mélodie ultra autotunée avec de réelles interrogations sur la nature humaine, le tout avec de véritables prouesses en terme d’écriture (« Soit c’est l’amour qui rend con, soit y’a qu’des cons qui tombent amoureux et j’me demande c’que ces gens font. J’crois qu’ils essayent tous d’être heureux » ou encore « Tu verras jamais d’arc-en-ciel sans un peu de pluie Y’a pas d’lumière, pas d’soleil plein sans un peu de nuit »). Abel & Caïn constitue un des moments forts du disque. Toute personne ayant vu Lord Of War se souvient avec douleur de la scène ou Vitali, le jeune frère de Yuri, se fait descendre par des rebelles sierra-léonnais après avoir volontairement fait exploser une cargaison d’armes, ne supportant plus l’idée de vendre des armes à des gens qui s’en serviront pour massacrer femmes et enfants. Sur Abel&Caïn, un frère également se fait descendre, mais pas le même genre de frère, pas le même motif et pas le même exécuteur. Sur le morceau, c’est Dosseh lui-même qui exécute celui qui était son frère d’une autre mère pour de tristes raison (trahison dans des affaires bien trop crapuleuses), le frère en question ne partageait avec Vitali que l’amour pour la coke et les putes mais ne transmet absolument pas la même affection, Dosseh le faisant passer pour un lâche et un faible.
Si le sujet de trahison pour des questions d’argent sale est régulièrement traité dans les morceaux de rap, Dosseh a le mérite de pousser le délire jusqu’au bout et d’en faire un excellent story-telling, exercice malheureusement en perte de vue dans le rap actuel. Pour parler un peu de la forme et de la musique, la sélection d’instrus est globalement très bonne, réunissant un casting cinq étoiles avec entre autres Richie Beats, Therapy, Mr Punisher ou encore Ozhora Miyagi. Mais c’est le jeune prodige canadien High Klassified qui tire son épingle du jeu, avec Margiella et Putain d’époque, il livre des productions froides et mélodieuses qui vont à merveille à Dosseh. Son utilisation de l’autotune, assez massive depuis Perestroïka, est efficace car il arrive à trouver des bonnes mélodies mais sa voix grave et puissante n’est pas idéal pour monter dans les aigus (même avec l’autotune, on ne peut pas faire de miracle sur certains points, c’est pourquoi Rick Ross avait affirmé en interview qu’il ne mettait pas d’autotune à cause de sa voix trop grave).
Au niveau des flow, Dosseh n’a jamais été linéaire comme un rappeur du XVIIIème arrondissement de Paris, ce que l’on peut saluer mais n’a pas non plus la prétention de se démarquer sur ce point, se contentant de prendre les derniers flows US qui ont marché. Yuri est donc un album qui vaut clairement le détour puisque Dosseh y propose un condensé de son (énorme) talent qui a mis d’accord tous les fans de rap. Il pêche cependant par une direction artistique incohérente au profit d’une stratégie purement commerciale, ça rappelle un peu ce qu’avait fait Tefa pour l’album de Lino. (Et non je ne remettrai pas en cause les talents d’Oumar, le DA de Dosseh parce que j’ai la flemme de me faire insulter et menacer sur twitter comme mon collègue Thibault récemment). Yuri, c’est un peu comme si Convictions Suicidaires de Despo voulait fusionner ou s’additionner avec Corleone de Lacrim, avec des retours qui seront forcément différents selon les goûts et les couleurs.
Dosseh a fait cet album pour passer de rookie à MVP, les chiffres sont tombés il y’a quelques jours : 10000 albums vendus en une semaine selon les manifestants (maison de disque, manager, attachée de presse), 7000 dont 3000 en streaming selon la police (SNEP). Inutile de préciser qu’il va falloir attendre avant que Dosseh puisse s’assoir à la table de Booba, Gradur, Nekfeu, Lacrim et PNL. Pour le moment il peut tout juste s’asseoir à la table des Niro et Seth Gueko, c’est-à-dire les vendeurs corrects sans être flamboyant mais quand on pense à ce qu’a du coûter cet album entre les featurings, les beatmakers et les clips, on peut être en droit de se demander si Dosseh et Oumar ne sont pas un peu trop ambitieux pour le moment (et merde je m’étais juré de ne pas critiquer Oumar). La route est encore longue, mais quand on connaît la patience et la persévérance dont a fait preuve Dosseh depuis 12 ans, on peut encore avoir de l’espoir pour lui.