En 2015, Sean Miyashiro fonde 88rising avec la ferme intention de mettre en lumière les artistes d’origine asiatique. Après s’être frayé un bon bout de chemin aux États-Unis, le label tourne désormais son regard vers l’Asie. Le 6 mai dernier, alors qu’une bonne partie de la population mondiale est confinée pour des raisons sanitaires, 88rising lançait son propre festival en ligne. Des artistes de tous les genres y étaient conviés, dont le groupe d’indie-pop Hyukoh, le rappeur Rich Brian et, bien sûr, la star internationale Joji. Une diversité musicale doublée d’une diversité d’origines au sein du continent, de l’Indonésie à la Corée en passant par le Japon. Pour faire de cet évènement un véritable tremplin pour les artistes, chaque participant s’est vu offrir la possibilité d’introduire sa performance avec un court entretien de présentation… Une démarche qui s’inscrit dans la volonté assumée de Sean Miyashiro de mettre en avant les scènes musicales asiatiques et panasiatiques : « nous souhaitons simplement montrer au monde entier que les Asiatiques sont bouillants » expliquait-il ainsi au cours d’un entretien pour Fast Company. Le festival Asian Rising Forever n’étant qu’un élément du puzzle mis en place par son équipe depuis quelques années !
Une vision globale des scènes asiatiques
L’homme de 38 ans derrière le 88rising est un pur californien qui, en voyant que la musique de son pays d’origine n’arrivait pas à briser les frontières, s’est lancé à l’aventure. Le sigle 88, emprunté à la culture chinoise, symbolise cette volonté de créer un pont entre deux cultures. L’ancien créateur du blog musical Thump (Vice) décide alors de monter un label protéiforme destinée à servir de tremplin aux artistes locaux. C’est à Los Angeles que débute l’histoire de la structure la plus influente et innovante des scènes musicales asiatiques ces dernières années. À sa création, CXSHXNLY est une société de gestion dont le roster est composé de connaissances de Sean Miyashiro, ou d’artistes qu’il déniche sur Internet : Josh Pan, Okasian et Dumbfoundead. Mais Sean voit plus loin, et souhaite extirper la production musicale asiatique du carcan underground dans lequel elle est confinée. En 2015, un artiste tout droit venu d’Indonésie commence à se faire un nom, et intègre les rangs d’88rising après avoir été repéré par Dumbfoundead. Dans le titre et clip de Dat $tick, Rich Brian reprend les codes des têtes d’affiche d’Atlanta, jusque dans la langue utilisée et les expressions…
Sur YouTube, les clips de l’artiste Indonésien connaissent un succès non-négligeable. Son hit Dat $tick cumule à lui seul plus de 150 millions de vues ! L’année passée, les artistes du label ont généré plus de 7 milliards de streams et 3 milliards de vues sur YouTube. Un chiffre qui montre l’étendue visible du nouvel empire 88rising, mais qui n’en fait pas encore un égal du mastodonte Big Hit, qui produit le groupe de K-Pop BTS. Cependant, le label est le seul à créer une dynamique de groupe en faisant travailler ensemble des artistes moins exposés issus de différents pays asiatiques. Avec l’album Amen, Rich Brian est devenu le premier rappeur asiatique se classer au sommet de la catégorie Hip-Hop sur iTunes. À compter de ce tournant, le rappeur invite Offset et August 08, la seule signature purement américaine de 88rising. Il est également partagé par des artistes comme le new-yorkais Ghostface Killah. Afin de s’entraider mutuellement, les artistes d’88rising s’invitent mutuellement sur leurs projets respectifs. C’est le cas de Joji et NIKI, qui figurent également sur le projet de Rich Brian.
88rising, l’innovation comme moteur
Si Jay-Z a 99 problèmes, Sean Miyashiro a 88 solutions pour ses artistes. Avec 88rising, il crée, au-delà du simple label, un mouvement auquel l’ensemble des jeunes asiatiques sont susceptibles de se joindre. Plus concrètement, il offre aux artistes la possibilité de promouvoir leurs sorties en interne, sans passer par des médias traditionnels. Que ce soit sur la marketplace 88nightmarket, Instagram ou YouTube, la structure peut compter sur une équipe spécialisée dans la création de contenus et le marketing. Pour en arriver à ce résultat, l’entreprise a recruté trois salariés dès sa création ; ils sont désormais une soixantaine, répartis entre les différents bureaux à New-York, Los Angeles ou Shanghai. De ses premières expériences dans les médias, Miyashiro a acquis une réelle compréhension du corpus médiatique et des moyens de promotion des artistes en axant sa communication sur Internet. Ce réseau lui permet dans un premier temps de découvrir et approcher des talents émergents, puis d’exploiter leur potentiel. Pour cela, le patron du label laisse carte blanche aux artistes qu’il signe. Chaque nouveau venu est libre construire son personnage et sa musique comme il le souhaite…
Afin de se faire connaître au plus grand nombre, la structure va même créer ses propres festivals. Avant le festival Asian Rising Foverer, Sean Miyashiro en avait lancé le très réel Head in the Clouds, dont la première édition s’est tenue en 2018 en Californie. En 2020, il devait se tenir à Jakarta, dans le pays natal de Rich Brian, mais a finalement été annulé. Que ce soit à l’occasion de tournées, comme le 88 Degrees & Rising Tour, ou musicalement, le degré de collaboration entre les artistes du label tend à lui donner des aspects de collectif. En témoignent les projets Head In the Clouds, sur lesquels on retrouve les artistes signés ainsi que des invités de marque. Ces deux projets et quelques singles permettent au compte Spotify d’88rising d’atteindre plus de 5 millions d’auditeurs par mois. Outre les contenus vidéos, les artistes sont devenus des machines à challenges sur les réseaux sociaux. Sur TikTok, Indigo de Niki a connu un énorme succès, au point d’être repris par le candidat à la présidentielle américaine Bernie Sanders. C’est également le cas du tube de Joji Slow dancing in the dark, utilisé pour le #MicrowaveChallenge.
Une épopée du rap asiatique à l’international
Revenons en 2015. Le tube It G Ma déferle comme un tsunami sur la scène rap. Le public mondial découvre à ce moment que la trap a également posé ses bagages au Japon et en Corée du Sud. Le clip, qui atteint aujourd’hui un peu moins de 80 millions de vues sur YouTube, est un modèle d’efficacité et fait figure de premier gros succès du label. Parmi les éléments de ce succès, un visuel travaillé avec soin et un univers développé à cinq autour de la marque Bape. Un positionnement qui sera renforcé quand le label mettra un pied dans la mode. 88rising finira en effet par développer sa propre marque, un outil parfait pour optimiser la promotion de ses artistes via leur merch personnel disponible sur le site 88nightmarket. Autre versant de cette nouvelle activité, les collaborations avec d’autres marques, notamment dans le secteur du luxe et de la haute couture. GUESS fait notamment partie des maisons qui décèlent le potentiel d’88rising. Elle participera au développement de l’imagerie des artistes du label via des capsules, la dernière en date à l’occasion du nouvel an chinois.
Pour la bande originale de Tokyo Drift, sorti en 2006, le réalisateur américano-taïwanais Justin Lin fait appel, entre autres, aux Teriyaki Boyz. Un nom sans doute obscur en-dehors du cercle des aficionados de Fast & Furious, qui renvoie à une génération plus ancienne de rappeurs japonais, beaucoup moins exposée. Leur participation à la bande originale de Tokyo Drift en collaboration avec Pharrell Williams leur permettra néanmoins de gagner en exposition et posera la première stèle de la reconnaissance de la scène asiatique à l’international. L’un des membres du groupe, Nigo, se fera également un nom dans la mode en créant la marque Bape… Grâce à l’exposition amenée par le film, les Teriyaki Boyz inviteront Kanye West, The Neptunes, les Daft Punk, Chris Brown, Busta Rhymes, Jay-Z, Big Sean… Pourtant, le succès outre-Pacifique ne sera pas au rendez vous. Pour rendre hommage à ce coup de pouce du destin, 88rising a lancé les Tokyo Drift Freestyles, clin d’œil à un film qui aura enfin mis en lumière la culture underground asiatique et notamment japonaise. Parmi les participants, Rich Brian, Audrey Nuna, Suboi Tokyo ou JP the Wavy livrent des prestations remarquables !
Coachella 2020 et la notoriété aux États-Unis
« Ça a été cool de faire partie de ce pont entre l’est et l’ouest », disait Sean Miyashiro. La première étape de la jonction entre rap américain et asiatique établie par les Teriyaki Boyz sera suivie quelques années plus tard par les artistes d’88rising. Cette année 2020 devait d’ailleurs représenter la consécration d’un cheminement débuté en 2015. Chez lui, en Californie, Sean Miyashiro allait voir les artistes asiatiques, dont il a accompagné l’essor, se produire sur scène lors de l’édition 2020 du festival Coachella. Toutefois, la pandémie COVID-19 en a décidé autrement. Pour la première fois de son histoire, le fameux festival prévoyait de donner une scène entière aux différents artistes du label. Selon Fast Company, Sean Miyashiro pensait même à réaliser un documentaire sur cette ascension en Californie, « dans le même style que Homecoming de Béyoncé ». En réalité, Sean Miyashiro n’a pas attendu Coachella pour concrétiser ses ambitions. En 2018, il lançait ainsi son propre festival à Los Angeles, Head In The Clouds. Pour réussir à créer son propre festival aux Etats-Unis, le label 88rising a dû passer par un long processus de collaborations avec les artistes américains mais également de créations de contenus accessibles à ce public. Mais Coachella aurait représenté une véritable consécration de son projet.
Au sein du label, Rich Brian fait figure d’exemple de collaborations. Sur son album Amen, il avait attiré Offset et NIKI, August 08 et Joji. Sur le plus récent, Sailor, il est toujours accompagné de Joji, avec cette fois-ci RZA et Bēkon, qui avait notamment travaillé sur l’album DAMN. de Kendrick Lamar. Depuis, il s’est illustré avec le clip ingénieux, de Bali, dans lequel il se met en scène aux côtés de Guapdad 4000,Cuco, Denzel Curry, NIKI et le vidéaste Cody Ko, qui approche des cinq millions d’abonnés. Dans un entretien accordé à Forbes, le rappeur avouait se rendre sur Twitter pour mieux comprendre le sens de l’humour à l’américaine. En dehors des prolifiques Rich Brian et Keith Ape, Joji a collaboré avec Trippie Redd et BlockBoy JB, les Higher Brothers avec 03 Greedo, Snoop Dogg et Yung Bans, August 08 avec Bonnie McKee et GoldLink. L’autre pan de la stratégie est basé sur la création de contenus divertissants, allant de courtes vidéos drôles à des courts-métrages. Cette stratégie est particulièrement efficace pour Rich Brian, qui avait d’ailleurs débuté sa carrière en tant qu’humoriste sur Vine. Joji avait, lui aussi, débuté en tant que vidéaste sur YouTube où il s’essayait à différents personnages loufoques sur la chaîne DizastaMusic puis TVFilthy Frank.
Le marché asiatique, nouveau défi d’88rising
Pour continuer son opération de séduction du public anglophone et notamment américain, le label va également capitaliser sur le phénomène des vidéos de réactions et la popularité de certaines têtes d’affiches. Quoi de mieux pour faire découvrir des titres à un nouveau public que de les faire écouter en premier lieu aux artistes qu’il écoute déjà. Ainsi, on trouve sur YouTube des vidéos mettant en scène Playboi Carti, Lil Yatchy, G Herbo ou les Migos devant les titres des artistes de 88rising, mais aussi des freestyles exclusifs ou des vidéos de karaoké, dont une où Lil Yatchy rappe sur les titres les plus connus du boys band de K-Pop Big Bang. Pour aller encore plus loin, Fast Company révèle que le label doit, dans le courant de l’année, tenir sa propre radio l’application de streaming hybride Sirius XM. Ces vidéos participent à l’assimilation de ces artistes sur le continent américain, mais servent également à consolider leur acceptation sur le continent asiatique en les associant à des actes considérés « légitimes » par une partie du public local.
Après avoir investi les États-Unis, les artistes du label 88rising se sont appelés à faire évoluer les mentalités sur le continent asiatique. « Lerap vient des États-Unis, il est donc logique qu’il y ait une culture musicale plus riche là-bas, mais aujourd’hui il a pénétré dans tous les pays d’Asie. Les restaurants de nouilles chinoises passent du rap. Les taxis en Thaïlande jouent du rap. C’est une collision culturelle. », expliquait Ma Siwei, membre des Higher Brothers au South China Morning Post. Désormais mieux acceptée, la scène rap asiatique pourrait se développer sur le marché le plus vaste au monde. Toutefois, il aura fort à faire tant les productions pop de différents pays y concentrent toujours la majorité des écoutes. Selon Dumfoundead, ce changement se serait manifesté après les premiers succès du label outre-Pacifique. Le rappeur signé sur le label 88rising décrivait à The Hundreds une population qui ne s’intéressait pas à It G Ma avant qu’A$AP Ferg ou Waka Flocka ne reprennent le titre… Le premier single de diamant du label, obtenu par Joji, pourrait définitivement montrer la voie.