Le ciel s’est assombri sur la ville d’Aulnay-sous-Bois. La pluie commence à tomber, on peine à éviter le froid de ses gouttes. Ses multiples impacts sur le bitume nous rappellent la rythmique d’une batterie. Les écouteurs vissés dans le creux de ses oreilles, on avance par intermittence, sautant sous les auvents des maisons alentours. La tête bien enfouie sous la capuche, les mains prisonnières des poches, l’avenir prend la forme d’un bar-tabac, celui du coin, où les habitués défilent au comptoir. On suit la cadence, on s’insert dans l’engrenage et on s’assoit en bout de table, le regard fixé sur l’inconnu, la routine toujours plus envahissante. Un serveur s’approche, et alors que l’on commande le breuvage habituel, une voix porte plus haut que les autres : « Wesh le tavernier j’vais prendre la Leffe jusqu’à m’flinguer la vessie. » C’est là qu’on l’aperçoit.
➡ Melvin Udall, changement de méthode, cohérence de Seezy
Si la scène d’un type irrespectueux de la parole des autres vous est familière, c’est parce qu’elle s’inspire d’un film : As good as it gets (Pour le pire et pour le meilleur), sorti en 1997. On y suit l’histoire de Melvin Udall, brillamment joué par Jack Nicholson, « un sale type, provocateur, insolent et égoïste », un écrivain atteint de troubles obsessionnels compulsifs faisant de lui un asocial, un reclus de la société contemporaine. A la suite de plusieurs événements, son quotidien est bouleversé, ses habitudes et manies bousculées, l’obligeant à « s’occuper d’autre chose que lui-même et à nouer peu à peu des relations avec ses semblables. » De là, le parallèle avec Vald est tout trouvé.
Au delà de la ressemblance psychologique entre le personnage cinématographique et l’image que le rappeur transmet sur les réseaux, ce dernier a sensiblement connu la même aventure. Quand Melvin est sujet à des TOC de maniaco-dépressif, le contraignant à ne pouvoir écrire qu’après avoir suivi un protocole précis, Vald ne peut composer que sous l’emprise de drogues douces, et alors que le premier ne propose que des romans sentimentaux, le dernier nous a habitué à n’envoyer que des morceaux teintés d’une volonté expérimentale. Lorsque Melvin voit son quotidien changé du tout au tout avec l’arrivée du chiot de son voisin dans son appartement, Vald a vu sa carrière bousculée par l’arrivée du disque de platine accroché dans sa piaule. Dès lors, et tandis que le premier doit s’ouvrir aux autres, Vald se retrouve contraint de s’ouvrir à une cohérence musicale à laquelle tous les autres rappeurs de son gabarit commercial se sont pliés.
Cette cohérence a un nom : Seezy. C’est bien lui qui rattache Vald à la réalité de l’industrie, celle qui est tout sauf indulgente avec celles et ceux qui veulent défier ses codes. Présent sur la quasi-totalité des dix-sept morceaux de XEU, il offre à son co-auteur les fondations nécessaires pour permettre à l’album de perdurer dans les oreilles de l’auditeur, et cela qu’importe sa méthode d’écoute, qu’elle soit maladive ou timide. A l’heure d’une productivité sans commune mesure si ce n’est celle d’un média en quête de buzz constant, l’album de rap d’aujourd’hui doit satisfaire sur la durée et conquérir le cœur de l’individu sur l’immédiat d’une première écoute. Pour ce faire, rien de mieux que de commencer sur un ton fracassant : Primitif, Seum et DQTP participent à cet ouvrage.
On se retrouve surpris sur la première moitié de l’album, d’une part à la découverte d’une pléthore de productions minimalistes efficaces orchestrées de la main de Seezy, de l’autre par les respirations tantôt bestiales tantôt reposées de Vald, surprenant par sa manière de faire jongler ses rimes sur les divers instruments en arrière-plan. Sa plume est toujours aussi incisive, ses changements de voix encore mieux maîtrisés, et les thématiques s’enchaînent sous le signe d’un refus d’obtempérer aux habitudes de la collectivité, tout en expliquant par un cynisme ravageur que malgré tout, il faut bien s’y plier et ce même si le malheur nous incombe.
La volonté derrière l’album nous est comme annoncée : rassembler efficacement le public français sans pour autant perdre la qualité première chez Vald, son talent d’écriture né d’une longue étude des couplets emblématiques du rap national et de nombreuses heures à s’essayer au genre. La cohérence amenée par Seezy en filigrane bouscule les habitudes dès lors qualifiées de « rap de blanc », si tenté que cela veuille bien dire quelque chose, dans lesquelles Vald s’enfermait souvent, et le tout agit finalement comme un puissant moteur pour déployer comme il se doit les aptitudes et capacités de ce dernier. La direction artistique est si bien menée qu’on s’étonne même de ne pas retrouver le « Vald d’antan », celui qui donnait à ses œuvres une touche expérimentale destinée à surprendre aux premières rencontres et devenir lassantes sur la durée. Que l’on se rassure, l’avant-dernier morceau de la liste plaira à tous les nostalgiques, si tenté qu’ils ne soient pas déjà conquis par le reste.
➡ Thématiques empruntées, Thomas Hobbes et le complot des reptiliens
Vald est un provocateur insolent, tant dans ses propos que dans ses actes, et XEU ne déroge pas à la règle. La religion, les élites, le système, l’humanité, tout le monde en prend pour son grade, et lui-même s’inflige une froide autocritique tout au long de l’album. Vald n’est pas sur de lui, Vald a peur, Vald doute, Vald redoute. Sa passion pour le culte du secret, son amour pour le dessous des individus montrés en exemple par les médias nationaux, son désir de révéler ce qu’il se cache sous la société que l’on nous propose est toujours aussi présent et d’autant plus qu’il en fait même le maître-mot de l’œuvre : XEU est l’album de la spiritualité, cessons de contempler les bouches d’égouts et essayons tant bien que mal de nous « fixer dans le rouge des yeux. » Se regarder tel que l’on est, des humains primitifs, capables de rassembler la fortune du monde dans les mains d’une centaine d’individus, quand d’autres meurent encore de faim.
XEU dessine d’une certaine manière les prémisses d’un rapprochement thématique avec le concept d’Etat de nature de Thomas Hobbes, emblème philosophique anglais. Pour Hobbes, si la société est en guerre, « cela résulte du manque de compréhension de la nature humaine, de la manière d’organiser la vie sociale. Il attribue ce manque de compréhension aux sectes religieuses, dont chacune prétend avoir le monopole de la vérité et qui répandent des idées fausses sur la moralité, la justice, etc. » (Wikipédia). Transposées à l’univers de Vald, les sectes religieuses se résument à la manie presque obsessionnelle qu’il a d’embrasser les théories sur les reptiliens, ces figures alien dirigeantes du monde contemporain, et tout ceci apparaît finalement comme une manière détournée et allégorique de parler des banquiers, présidents, gouvernements et consorts.
Vald nous apparaît comme le type qui, venu des bas-fonds de la société moderne, a continuellement voulu dépasser ce que lui promettait sa condition, se rendant finalement compte que même avec des millions sur le compte en banque, il ne pourra jamais s’asseoir à la même table que celle que se partagent les élites. Par conséquent, si on ne peut avoir de chaise malgré toute la bienveillance de nos actions, à quoi bon s’enrichir matériellement, plutôt gratter les hauteurs avec nos pensées. Cette quête suprême compose la voûte centrale de XEU, et les résultats qui en découlent semblent ne pouvoir être acquis que par un laisser-aller vers des « réflexions basses », celles qui nous tombent dessus plus facilement quand on est possédé par l’alcool ou la drogue. C’est sensiblement ce que pensait l’auteur russe Fiodor Dostoievski; pour comprendre entièrement la condition humaine, il faut se confronter aux souffrances de nos vies.
Il ne faut pas pour autant tomber dans le panneau posé devant nos yeux, celui qui nous barrerait sans doute la route vers une compréhension plus large, car derrière ce qui paraît être un pessimisme destructeur se dessine un optimisme latent. Vald n’a jamais cessé de le répéter au travers de ses passages médiatiques : le naturel n’existe pas, et si tu n’es ni beau, ni riche, ni intelligent, ni drôle, il ne te reste qu’à devenir génial.
➡ L’année 2017 de Vald, la légitimité et le nouvel âge d’or du rap français et
Alors que 2017 s’est vu targuer de bien des éloges, et tandis que d’irréductibles auditeurs réfutent inlassablement l’idée selon laquelle on vivrait aujourd’hui un âge d’or semblable à ce qu’a pu connaître le rap français dans ses premières années, beaucoup considèrent que la musique contemporaine ne s’est jamais mieux portée que depuis l’avènement du streaming dans l’industrie musicale. Les rappeurs prolifèrent, toujours plus prolifiques. La consommation s’accélère, les tendances se bâtissent sur l’avilissement rapide des anciennes, et les rappeurs se trouvent contraint de continuellement, sinon s’adapter, changer leur méthode de travail. Au détriment d’une possible qualité apparaît dès lors le profit d’un impact immédiat.
#HHRBUSINESS N°1 – Streaming, de nouveaux enjeux pour les professionnels
C’est dans cette recherche du « frapper fort » que Vald s’est toujours inscrit sur la mosaïque annuelle des projets attendus, et son avant-dernier album Agartha, sorti en janvier 2017 et couronné d’un disque de platine, a su lui apporter ce qu’il recherchait par le passé, à savoir une légitimation tant critique que commerciale. Véritable mastodonte de la communication, il crée sur ses réseaux sociaux le miroir du personnage qu’il déploie dans sa musique : un type provocateur, insolent, toujours à l’affût d’un coup médiatique dès lors que l’impact sur l’auditoire serait une éventualité plus que promise. Parodie de lui-même ou non, la question ne se pose plus puisque qu’importe la finalité de sa volonté, une bonne moitié de son public lui collera cette image de « génie loufoque. »
Le fait est que ce même public sera éternellement insatisfait quand il s’agit de Vald, les aspirations de chacun au sujet de la musique qu’il attend de sa part étant bien différentes. D’une part interviennent ceux qui voient en lui ce personnage détonnant, novateur, joyeusement triste (pour reprendre les mots de Yérim Sar), de l’autre ceux qui l’aiment quand il « rappe vraiment », quand il montre qu’il a bien bossé les couplets d’Alkpote dans sa jeunesse et dans la genèse de sa carrière. Agartha proposait la pluralité de ces deux styles et semblait apparaître comme un bouillon de tendances destiné à plaire aux divers cercles qui composent l’auditoire du rap français actuel ; une manière de permettre à n’importe qui de trouver son compte, en oscillant entre prises de risques et classicisme. Plaire à tout le monde, voilà bien une chose que les rappeurs n’arriveront jamais à faire. Mais doit-on s’en plaindre pour autant ?
Finalement, XEU va aussi bien servir à Vald pour s’implanter dans l’ère du temps que pour rassembler timidement un public qui était encore trop instable pour devenir le pont nécessaire afin de lier le statut d’ancien-rookie à celui de star nationale.
XEU voit son auteur entrer en guerre avec ses propres démons, ses habitudes et manies passées. Le quotidien bouleversé par un succès inattendu, que Vald résume par un simple « malentendu » -mot qu’il étend même à sa carrière pour expliquer son cheminement- celui-ci l’a contraint à bousculer la représentation qu’il avait de lui-même, autant dans l’industrie que dans sa vie personnelle. Les amis partent et reviennent, les connaissances affluent et les souvenirs s’enchaînent ; dans tout ce remue-ménage dur de rester sincère tant les caméras sont braquées sur le moindre de ses pas. Il fallait bien se raccrocher à la réalité, Seezy, Sirius, et Suik’on Blaz AD font office de solides rochers. Parti en quête de spiritualité après s’être rendu compte que le monde est difficilement solvable en puma, Dieu lui même n’ayant pas réussi le pari pieds nus, le chemin a emprunter est douloureux mais nécessaire. Et finalement, s’il faut se confronter au plus grand de ses malheurs pour voir des milliers de personnes en communion crier à l’unisson deviens génial, on veut bien s’y employer. Après tout, peu de choses ne peuvent rendre un homme plus heureux que de voir se dresser devant lui une foule d’individus scander d’une même voix un slogan emplie de bonheur.