Cela fait bientôt 20 ans que la ville d’Atlanta est sur le devant de la scène rap américaine. Depuis que le duo OutKast est arrivé vers le milieu des années 90 et qu’André 3000 a proclamé que « le Sud avait son mot à dire » lors de sa remise de prix au The Source Awards en 1995, Atlanta n’a jamais quitté la scène rap. Elle a pu se raréfier sur la scène nationale et internationale par moments, mais elle a toujours été présente, tout d’abord avec T.I puis avec Young Jeezy et Gucci Mane, trois rappeurs qui sont encore en activité à l’heure actuelle alors que le premier à commencé sa carrière à la fin des années 1990 et que les deux autres ont fait leurs premières armes au début des années 2000. Ce triumvirat représente la scène trap d’Atlanta, la question de savoir qui a inventé la trap music importe peu ici surtout que la réponse pourrait en décevoir certains. Avant d’influencer la quasi-totalité de la scène rap contemporaine, la trap est un véritable mode de vie issu de l’univers si particulier des ghettos de sa ville natale…
➡ Un environnement bien particulier à l’origine de la construction de l’imaginaire collectif de la trap
Le mot « trap » au sens littéral signifie « piège ». Il faut savoir qu’Atlanta se situe sur les trajets Nord/Sud de la côte Est des Etats-Unis, ce qui en fait un énorme carrefour, que ce soit d’un point de vue du trafic routier, aérien ou ferroviaire. Cette forte affluence permet à Atlanta d’être un hub incontournable pour les marchandises légales ou illégales transitant sur la côte Est. La ville est traversée de part et d’autre par des chemins de fer qui sont pour la plupart désaffectés, cela est dû à la désindustrialisation de certaines zones urbaines et à une modification des voies d’acheminement des marchandises. Ce découpage de la ville par les chemins de fer a contribué à enclaver des quartiers résidentiels et à couper les routes de ces mêmes quartiers. Au fil des années, une bonne part de ces quartiers ont été délaissés par les populations qui y habitaient du fait des difficultés d’accès et de la détérioration des conditions de vie qui en résultait. Cet abandon à permis à des réseaux de vente de drogue de s’installer dans les maisons inoccupées de ces quartiers pour y faire prospérer leurs affaires illégales. Ces maisons, surnommée des « bandos » (dérivation argotique du mot « abandonné »), étaient bien souvent situées dans des rues sans issues, d’où l’origine du terme « trap ». Ces endroits, véritable zones de non-droit, ont eu une influence sans commune mesure sur la scène rap d’Atlanta et sur le rap en général plus récemment. Ils sont à l’origine d’un véritable imaginaire collectif qui a prospéré pendant des années dans le rap, avec une image de plus en plus « bling bling ». Le mythe de la réussite du dealer qui arrive à grimper les échelons par le travail a été mis en musique par les rappeurs comme Gucci Mane et plus tardivement Migos.
Derrière cette image clinquante de la réussite par le trafic de drogue, une réalité pour un petit groupe d’élu et un fantasme pour un troupeau de candidats, s’en cache une toute autre qui est encore moins reluisante, plus violente, plus sombre, dans laquelle il est possible de réussir mais dont le coût est totalement disproportionné au vu des avantages qu’elle procure. Ce rapport entre coût et avantages est une des thématiques récurrentes de l’univers de 21 Savage. Entre ces deux extrêmes représentés dans le rap d’Atlanta, il y a un juste milieu que l’on peut découvrir dans la série Atlanta créée par Donald Glover plus connu sous le nom de Childish Gambino. Ce juste milieu, c’est la vie de petits dealers sans envergure qui galèrent plus qu’ils ne gagnent réellement d’argent, qui parfois vivent des situations stressante, qui sont à la recherche d’un plan rentable sans pour autant risquer leurs vies ou celles de leurs amis. C’est justement de cette vie là dont Trouble parle parce qu’il l’a vécue et il nous emmène avec lui faire une virée dans les tréfonds de la Zone 6 d’Atlanta et plus précisément dans son quartier Edgewood.
➡ Mike Will Made-It, la montée en puissance d’une icône moderne d’Atlanta et la connexion avec Trouble
Trouble et Mike Will Made-It sont tous les deux originaires d’Atlanta pourtant les deux compères ont un parcours assez différents bien qu’ils aient toujours été en contact bien avant le rap. Mike est actuellement l’un des plus gros producteurs américains, il est notamment connu pour son titre 23 avec la participation de Wiz Khalifa, Juicy J et Miley Cyrus ainsi que pour avoir participé à l’explosion du duo Rae Sremmurd, mais sa carrière ne se résume pas qu’à ça. En effet comme beaucoup de passionné de musique Mike à d’abord commencé tout en bas de l’échelle à faire des beats pour des amis, à perfectionner son art. Après quelques années dans cette situation où il essaie de s’améliorer au fur et à mesure, il décide de passer à l’action en proposant ses productions à différents rappeurs d’Atlanta, mais en vain. La plupart du temps, elles ne sont pas conservées ou à peine écoutées, mais Mike ne lâche pas l’affaire. Le hasard faisait bien les choses un des CDs de beats que Mike avait envoyé à un studio d’Atlanta, où les plus gros rappeurs enregistraient leurs morceaux, tombe entre les mains de Gucci Mane. A cette époque Gucci Mane est l’un des rappeurs les plus productifs d’Atlanta, ce qui ne change pas tellement de maintenant, et il est toujours à la recherche de nouvelles sonorités. Les productions de Mike plaisent à Gucci qui décident de freestyler sur chacune d’entre elles et par la même occasion contacte Mike pour le prendre sous son aile.
C’est à partir de là que Mike commence à se faire un nom sur la scène rap d’Atlanta et qu’il commence à produire pour de plus en plus de rappeurs, de 2 Chainz à Future en passant par Kanye West et Meek Mill. Le style musical que propose Mike ne se limite pas qu’à la trap pure et dure, et c’est pour cela qu’il monte très vite dans la hiérarchie des producteurs musicaux sur lesquels il faut compter. Son travail parlant pour lui, il est contacté par Myley Cyrus pour travailler sur son album de l’époque sur lequel il produira huit titres, plus six sur l’album suivant. Cette collaboration mettra Mike sur le devant de la scène et lui permettra de se faire connaitre par un public plus large. Grâce à ce succès et sa renommée grandissante Mike créé en 2013 son propre label : Ear Drummer Records. C’est par son label qu’il va mettre en avant le groupe Rae Sremmurd avec le succès commercial qu’on leurs connait. Pour autant, malgré tout ce succès, Mike ne délaisse pas Atlanta et reste attentif à la scène rap de sa ville natale, aussi la connexion avec Trouble se fera donc tout naturellement.
➡ Une route sinueuse vers le succès, de l’underground au sommet aux côtés de Mike Will Made-It
A ses débuts Trouble est un rappeur comme on peut en trouver des centaines à Atlanta, sans vraiment d’univers propre, il n’a pas vraiment de particularités qui pourraient retenir l’attention du public comme une façon de rapper ou un style vestimentaire sortant de l’ordinaire. En 2011 quand il sort son titre Bussin’, Trouble fait plus parler de lui pour le clip que pour la chanson. Il faut replacer cela dans le contexte de cette époque. En 2011, la drill issue de Chicago, est en pleine explosion sur la scène rap nationale et la scène de Chicago en pleine ébullition est en train de dominer le monde du rap avec ses chansons survitaminées et ses clips littéralement fait maison (pour éviter tout incident durant le tournage) où l’exhibition d’armes à feu est devenue monnaie courante. C’est dans cette perspective que le clip Bussin’ est tourné. On y voit des personnes cagoulées tenant des fusils et affichant leur affiliation à leur gang en train de fumer des joints, tout est fait pour respecter les codes visuels des clips de drill de Chicago, à la seule différence que cela ce passe Atlanta.
C’est grâce à ce travail sur l’image inspiré par la scène drill que le morceau Bussin’ devient un vrai hit de rue qui réussit à dépasser les frontières d’Atlanta et que Trouble acquiert par la même occasion une petite réputation. Après ce succès Trouble continue son bout de chemin sur la scène rap d’Atlanta sans vraiment passer un palier important. Il continuera de faire des mixtapes en collaboration avec des producteurs en vue d’Atlanta comme Zaytoven ou Shawty Fresh et en multipliant les featurings avec des rappeurs connus comme Young Thug, Future ou 21 Savage. Malgré tous ses efforts, Trouble restera dans l’ombre de ses contemporains et sera condamnés à patauger dans l’underground de la scène rap d’Atlanta, à essayer de concilier sa vie de rappeur, sa vie dans la rue et ses démêlés judiciaires pendant encore quelques années jusqu’en 2017, quand Mike Will décèle son potentiel et décide de le signer sur son label pour nous offrir l’album de toute une vie : Edgewood.
➡ Un portrait du quotidien des habitants de la Zone 6 et le dilemme d’un voyou tiraillé entre musique et rue
Edgewood le nom du quartier dans lequel Trouble vit et a vécu, qu’il s’est même fait tatouer dans le dos, ce qui a donné la cover de l’album. Ce quartier est situé dans la fameuse Zone 6 d’Atlanta, d’où énormément de rappeurs sont issus, notamment Gucci Mane, Future et Young Scooter. Cette zone est connue pour être l’une des zones les plus dures de la ville avec un taux de pauvreté et de criminalité très au-dessus de la moyenne. Un endroit aux conditions parfaites pour que les fameuses trap houses prospèrent en toute tranquillité. Dans Edgewood, Trouble nous décrit la vie quotidienne dans son quartier, quotidien que l’on peut transposer à presque tous les quartiers de la zone. Pour autant, bien que cet album décrive son environnement proche et son quotidien, il serait bien trop simple de classer cet opus comme un album de trap lambda. En effet Trouble a une histoire à raconter qui n’est autre que le sienne, mais aussi celle des habitants de son quartier. Cette histoire que raconte Trouble c’est celle du petit voyou qui peut accéder à une meilleure vie grâce à la musique, mais qui est retenu par ses activités illégales et qui est donc tiraillé entre deux mondes à la fois proches et si lointains.
On peut suivre son récit grâce aux différents interludes qui sont disséminées dans l’album. Certains sont à la fin ou au début d’un morceau (Krew/Time Afta Time, December), d’autres ont des places dédiés dans la tracklist de l’album (The Day Before, It’s In Your Hands). Bien qu’on puisse apprécier l’album sans donner d’importance aux interludes, ils sont essentiels pour le comprendre et certains sont si bien réalisés qu’on a l’impression d’être aux côtés de Trouble. Le plus flagrant étant bien sur The Day Before qui est une conversation téléphonique entre Trouble et sa petite amie, la conversation est plus que banale mais l’ambiance qui s’en dégage est assez impressionnante. Chaque détail sonore est là pour nous faire croire que nous sommes en plein milieu d’Edgewood, on peut entendre une voiture qui passe au loin avec de la musique au maximum (le son qui est diffusé depuis la voiture est d’ailleurs un des premiers morceaux de Trouble) et des bribes de discussions entre les différents habitants du quartier. La part des ambiances est très importante puisque l’on suit un récit, il faut donc retranscrire le plus fidèlement possible chaque situation décrite dans les morceaux. Pour cela Mike Will a fait en sorte de ressortir ses meilleures productions, qui peuvent être à la fois sombres, pesantes, pour mieux rendre cette atmosphère étouffante qui est assez spécifique au sud des Etats-Unis, atmosphère que l’on peut retrouver dans le film Hustle & Flow. On a l’impression que ces ambiances ont été faites spécifiquement pour que Trouble pose son flow nonchalant et que son accent du sud ressorte le plus possible.
➡ Trahison et vengeance le storytelling à son meilleur niveau
Au-delà des détails techniques que renferme cet album il est important de noter que l’histoire racontée par Trouble se déroule en fait sur une nuit. En effet nous devons revenir sur l’interlude The Day Before pour mieux comprendre la narration que nous propose Trouble. Comme nous l’avons dis précédemment, The Day Before est un interlude charnière dans l’album puisque qu’elle nous fait passer de la première partie de l’album, où les morceaux sont très sombres et violent à la fois dans les productions et dans les textes, à la deuxième partie, qui est à la fois festive notamment avec le strip club anthem Kesha Dem mais aussi mélancolique comme avec le morceau Hurt Real Bad. Ce moment charnière dans l’album qui nous fait basculer d’une partie à une autre est en fait une interprétation linéaire de l’album. En effet le nom même de l’interlude The Day Before implique que tous les titres qui précèdent cet interlude ; cela va de Real Is Rare à My Boy ; sont en fait des actions qui se situent après la deuxième partie de l’album et que toutes les autres actions décrites dans la deuxième partie de l’album ; allant de Kesha Dem à Hurt Real Bad ; sont des actions qui ont précédés les événements de la première partie, pour faire simple le récit qui est décrit dans l’album ne commence pas à partir du morceau Real Is Rare mais à partir de The Day Before.
Comme nous l’avons dit précédemment on constate une rupture entre la première et la deuxième partie de l’album dans les ambiances des productions mais si on suit le plan de lecture que nous venons de fournir nous comprenons mieux le pourquoi de cette rupture. Ce qui fait que l’on passe d’une ambiance festive avec Kesha Dem, voire romantique avec Come Thru, à une ambiance mélancolique c’est que Trouble se fait trahir par un de ses amis, ce qu’on peut deviner avec Selfish mais que l’on comprend dans le dernier morceau de l’album Hurt Real Bad. Ce dernier morceau n’est en fait qu’une introduction à la partie sombre de l’album qui laisse lieu à la vengeance de Trouble sur celui qui l’a trahi et qui commence par Real Is Rare. On peut se laisser à penser que l’interlude The Woods est en fait Trouble qui s’échappe en étant poursuivie par la police après sa vengeance et que l’interlude It’s In Your Hands qui est une prière effectué par un ami à Trouble est moyen de se repentir de son action vengeresse. Cette première partie se finie sur le titre My Boy qui est un hymne à la solidarité entre amis mais le plus important dans cette chanson c’est la première phrase du refrain qui dit « Yesterday, everything was a dream, my boy » qui prête à croire que tout cela n’était qu’un simple rêve.
Trouble et Mike Will ont tout fait pour que dans cet album, Atlanta soit représentée sous tous ses angles. En écoutant cet album on commence un voyage initiatique au cœur de la part d’ombre d’Atlanta mais ce voyage est raconté d’une telle manière que malgré le fait qu’il puisse paraitre au premier abord rebutant car les thèmes abordés ne sont pas des plus joyeux, il arrive à nous tenir en haleine tout du long. Il fallait donc croire André 3000 quand il disait que le Sud avait quelque chose à raconter, et Trouble le fait de la meilleure des manières.