Comme Prévu dresse le quotidien ambivalent d’un ancien rêveur du fond de classe, coincé entre ses nouvelles acquisitions socio-matérielles et l’effondrement progressif de son environnement social. Il y entretient son adage favori « que des assonances il n’y a pas de rimes« , et se raconte sur une tracklist ambitieuse tant par le nom des morceaux que par les featuring annoncés. Un quinze pistes où il parle de son succès prématuré dans le rap, prévisible selon ses dires car là où certains auraient préféré y voir un accomplissement personnel, lui y voit un résultat prévu d’avance, comme s’il avait joué au Loto en connaissant les cinq chiffres. A la croisée du 91 et du 77, Ninho construit son histoire entre les bancs de l’école et le bas des halls. Flingué au rap depuis l’enfance, on l’entend jouter en col roulé et jean trop large jusque dans les rues d’à côté. Une dizaine d’années plus tard, avec 3 mixtapes à son actif dont une garante d’un disque d’or, il sort son premier album.
➡️ Entre prises de risque assumées et morceaux réchauffés
Avec l’opus précédent Ninho s’était inscrit dans la lignée des onze supernovaes du rap français, autrement dit une bande de jeunes cons venu bousculer l’ordre établi par l’ancienne génération, marquée d’un profond respect pour le genre qu’elle affectionne mais surtout d’un désir sans pareil pour l’accomplissement de ses rêves, même s’il faut parfois se mettre « à tricher pour gagner. » L’album se construit autour d’une dualité artistique, l’une permet à son auteur de marteler les différentes productions par un kickage toujours autant maîtrisé, tandis que l’autre insiste sur la confirmation d’une prise de risque réussie à travers un flow nettement plus calme sur fond d’instrumentales recherchées.
Comme Prévu se scinde donc en différentes parties, chacune avec ses sonorités bien définies, le tout offrant un mélange complet et bien garni en émotions. Ninho joue sur son éclectisme musical avec d’un côté une demi-douzaine de morceaux brutaux à la sauce MILS réchauffée -on y reviendra-, un trio apaisant à la sauce ISPAC 2/MILS améliorée, deux singles calibrés radio/club, deux pistes héritières de ce qu’il a fait de mieux dans sa carrière et finalement deux pistes étonnantes sur lesquelles il s’offre également le plaisir du featuring. Tout ce joyeux bordel prend son sens dans la construction interne de l’album, le choix de l’ordre des pistes sert le projet dans son ensemble et lui apporte un calibrage professionnel.
➡️ Un projet totalement réussi, à un détail près…
Le contraire aurait été malheureux quand on sait au combien le premier album est important dans la carrière d’un artiste. Justement, peut-on considérer que Comme Prévu rentre dans les codes définitoires d’un premier-album? Sans écouter MILS on serait tenté d’acquiescer sans réelle hésitation, le problème tient au fait qu’on ne peut pas l’oublier pour autant si on souhaite faire une critique constructive du nouvel opus; et quand on ne l’omet pas on se rend vite bien compte qu’on assiste à du réchauffé. Roro, Carbozo, Comme prévu et Chino sont des morceaux-caviar pour Ninho: des couplets percutants sur fond de production street-trap, le tout parfois séparé d’un refrain entraînant dès la première écoute.
Le seul bémol c’est qu’on a plus l’impression d’entendre une réédition qu’un nouvel album à part entière, ce qui risque de devenir la majeure difficulté pour l’artiste s’il veut se construire une carrière durable dans le temps -surtout au vu de la productivité de start-up que le rap connaît depuis quelques années. Cette situation est sensiblement ce que Kaaris a réussi à éviter depuis 2014. Quand on sort un projet aussi brut et puissant qu’Or Noir ou MILS -non que je compare les deux- on s’attend presque toujours à marquer les esprits pendant un bon bout de temps, et quand c’est le cas on est assuré d’être attendu au tournant pour le prochain projet.
L’auditeur est en droit de se poser des questions, va-t-il réussir à sortir de cet espace d’hard-kickeur pour élargir sa musique vers d’autres dimensions ou bien va-t-il resté cantonner au style qui l’a fait connaître quitte à perdre un public qui avait espoir d’entendre autre chose? Le Bruit de mon Ame a su permettre à son auteur de prendre un tournant musical majeur en amenant une grande partie de son public avec lui, et aujourd’hui beaucoup admettent non sans surprise que c’est objectivement le meilleur projet de sa carrière. Comme Prévu ne suit malheureusement pas le même schéma et perd donc en qualité, surtout quand on se plaît à écouter l’autre palette musicale importante de l’album : Caramelo, Rose et Lové.
➡️ Rose, Caramelo et Lové, le trio gagnant de Comme Prévu
Ces trois morceaux confirment toute l’attente qu’on avait de Ninho à l’écoute de son projet précédent. En effet il avait surpris l’auditeur avec Monotonie et Dis moi que tu m’aimes, réussissant le pari compliqué de l’amener dans un espace de redécouverte musicale. Ici ce n’est pas du réchauffé, bien au contraire; on assiste à une amélioration efficiente d’une partie intéressante de sa musique. Pourquoi? Tout simplement car les street-bangers qu’il nous propose sont toujours efficaces, certes, mais n’offrent rien d’autre à l’auditeur que ce qu’il attend déjà de l’artiste.
Même si certains morceaux peuvent surprendre tant par leur violence que par leur construction -en témoignent HLM ou Palace– on se retrouve dans une espèce de complexité de pensée où on aime le projet tout en éprouvant un manque vis à vis de quelque chose de nouveau. Ce quelque chose de nouveau, il nous en donne à revendre avec Caramelo, une comptine sur la quête de l’argent dans un milieu défavorisé et violent qui se tisse sur fond de questionnement existentiel. Une voix brute, un refrain mélancolique, un flow reposé sur une production planante, le mélange prend et nous donne un premier aperçu d’une couleur musicale qui contraste avec le reste du projet. Un aperçu dont l’intérêt se maintient d’autant plus avec Rose, version améliorée de Dis-moi que tu m’aimes, portée par un traitement de la voix maîtrisé tant sur les couplets que sur le refrain, où les rimes retombent sur les kicks puissants d’une production rendue lancinante par la boucle mise en reverse.
L’étonnement suit son cours et atteint son firmament avec Lové, une reprise des thèmes de Caramelo couplée avec la structure musicale de Rose, une sorte de cocktail réussi de tous les ingrédients qu’il nous a fait goûter avant, le tout accompagné de ce que Gradur sait faire de mieux. L’aperçu devient confirmation, l’artiste prend plaisir à s’assumer dans un registre qui lui faisait du pied depuis ISPAC 2 et le résultat n’en est que plus encourageant. Au final on voit bien que la direction artistique de l’album s’est construite de manière à porter la musicalité de chaque titre encore plus loin que celui qui lui précède donnant à l’ensemble une structure pyramidale.
➡️ Une direction artistique maîtrisée pour créer un contraste musical
Que l’on commence par l’outro ou bien l’intro, on arrive systématiquement à Rose tout en passant par les mêmes couleurs musicales; comme si ce morceau représentait à lui seul toute la valeur intrinsèque que la prise de risque apporte à Comme Prévu. L’intelligence de cette dualité s’inscrit aussi par le ping-pong entrepris entre sons brutaux et sons calmes, aidant l’auditeur à se projeter plus en amont dans l’ensemble de la palette musicale de l’artiste, l’un et l’autre se portant mutuellement vers un contraste auditif nécessaire dans le rap d’aujourd’hui.
Autour de cette complémentarité sonore se rajoutent deux morceaux qui amènent l’album à son zénith. Une sorte de cocktail de cocktails qui force l’auditeur à s’écarter de l’argument de la réédition pour profiter pleinement du talent novateur dont Ninho fait parfois preuve. A gauche, couleur chaude, se dessine Elle m’a eu, un hymne à la rue, celle qu’il a aimé et qui l’a aimé, qui lui a appris « à devenir un homme, un homme rempli de principes« , qui l’a rendu tellement accro qu’il ne peut plus la quitter aujourd’hui, et ce ne sont pas les disques d’or qui y changeront quelque chose.
Booba disait en 2002 que « la rue conseille et que la juge te console », dix ans plus tard cette même rue l’a rendu fou au point d’être Tombé pour elle. Peu de gens résistent à son charme, elle sert de muse aux poètes contemporains ; Ninho s’en est épris tout jeune comme Davy Jones s’est épris de l’océan, Elle m’a eu chante les louanges de son épouse et nous rappelle entre deux allitérations que la rue c’est lui, tout simplement car il la vit encore. A droite, couleur froide, se dessine Dita, un afro-trap plus qu’efficace dans l’ensemble de sa structure; production, flow, textes, traitement vocaux, back, refrain : Hös et Ninho sont monumentaux et rehaussent le niveau de l’album juste après la baisse terrible que procure la présence plus que dispensable d’Alonzo. Là où Elle m’a eu est l’apogée de ce qu’il sait faire de mieux, Dita sort l’auditeur de sa zone de confort et respecte pourtant le titre de l’album, comme s’il n’avait jamais arrêté de nous donner des indices sur le chemin musical qu’il prendrait plus tard depuis ISPAC. Bien joué. On retiendra néanmoins qu’à une lettre prêt, la phrase « on arrive par derrière pour ligoter la gloire » aurait presque pu nous donner des doutes sur la sexualité du monsieur.
➡️ Ninho, Nekfeu, des rappeurs qui obligent l’auditeur à une double écoute
Rappeur de rue, voilà ce qu’il est, et là où certains auditeurs sont encore trop bêtes pour l’écouter comme tel, d’autres l’ont compris bien assez tôt. Quand on est labelisé ainsi on se voit critiquer pour ce qu’on dit et la manière de le dire, les thèmes ne sont pas diverses et variés certes, mais ont tout de même un intérêt qu’il ne faut négliger. « Rappeur de forme » va t-on entendre, à la sauce Nekfeu ; la comparaison tombe sous le sens puisque les deux se retrouvent sur un morceau.
Indéniablement l’un des plus attendus de l’album car son affiche laisse perplexe n’importe lequel d’entre-nous, les deux artistes sont pourtant semblables tant ils s’inscrivent l’un et l’autre dans un style où le fond paraît banal mais où le schéma de rimes travaillé et complexe l’élève de manière à donner à l’ensemble un intérêt nouveau. C’est un jeu de langage où l’auditeur se voit coincé entre deux écoutes distinctes, l’une formelle et l’autre sémantique, qui sont pourtant indissociables l’une de l’autre et participent activement aux prouesses stylistiques de chacun. Il ne s’agit pas tellement d’être le porte-étendard d’une pensée commune comme pourrait l’être les rappeurs dits « conscients », mais de rendre singulière par la forme une idée déjà répandue. Ce sont des freestylers nés, des kickeurs invétérés, des écrivains compulsifs; l’un a des crampes à cause de recompter les liasses, l’autre ses feuilles : leur connexion relève du bon-sens.
➡️ Ninho, un style coincé entre deux facettes complémentaires
MILS avait été la synthèse parfaite de tout ce qu’il avait montré jusque-là, des versions améliorés de sons antérieurs tout en cherchant l’originalité et l’efficacité, autrement dit la définition-type d’un album qui survit aux changements fréquents des tendances. Comme Prévu suit un schéma similaire, la seule différence tient au fait que l’originalité ne se trouve plus sur les morceaux-étendard de son style de kickeur mais bien sur les morceaux calmes et réfléchis.
Comme Prévu n’est ni la confirmation de son talent, ça il l’avait déjà montré avec MILS, ni le projet de la maturité, ça il en a encore le temps, mais une discussion interne entre les deux faces d’une même pièce qui se répondent continuellement au fil des morceaux qui se succèdent.
La série de freestyle Binks to Binks aurait dû nous mettre sur la piste ; ici la face colérique répond à la face calme et inversement. Quand il nous dit de ne pas laisser traîner ton fils c’est aussi parce qu’il sait que la rue peut l’avoir, quand il se demande pourquoi il ne lui reste que le HLM ou le Palace c’est parce qu’il sait que de l’autre côté tout n’est toujours pas si rose. D’ISPAC à Comme Prévu le chemin a été court mais intense, une maigre carrière qui s’est déjà vue récompensée d’un disque d’or, « bientôt ça puera le platine. »
N.I devient la voix de la rue pendant 46 minutes, celle qui s’élève d’en bas des bâtiments pour se faire entendre des élites, il est l’ancien banlieusard dans tous ses aspects, emplie de questionnements sur lui-même et les autres, qui prend la plume pour soigner les mots par ses maux : il est le fruit de son époque sur la plus haute branche de l’arbre, celui qu’on cueille en dernier pour le savourer mais qui vous tombera sur la tête si vous l’ignorez trop longtemps; en fait si Rohff et Salif avaient eu un fils, il se serait sans doute appelé Ninho.