Marseille est, depuis au moins trente ans, un exceptionnel vivier à rap. L’arrivée fracassante de Jul fin 2013, a imposé un nouveau son et de manière globale une nouvelle manière de concevoir le rap qui ont complètement redéfini l’identité musicale de la ville pour les années à venir. Néanmoins, quelques électrons libres phocéens se détachent de cette mouvance : Kemmler est l’un d’entre eux. Loin des musiques aux textes ensoleillés et purement divertissants, il fait le choix de l’introspection. Celui de révéler ses plus profonds sentiments, et de ne parler qu’au nom de sa personne. Après des débuts par un EP en 2016 nommé Eprouvante Passion, il sort en 2018, Rose, son premier album. Ce dernier reçoit de bons retours qui permettent à Kemmler d’être médiatisé et surtout de fidéliser un public conquis par son style. Depuis, beaucoup de choses se sont passées pour le rappeur. S’il n’a pas sorti de nouveau projet à proprement parler, il a réalisé une multitude de titres sur les plateformes, écrit pour d’autres (Shy’m, L.E.J) et a notamment signé en major chez Def Jam France (maintenant Island Def Jam) après avoir été en indépendant chez Sailor Mood, son label. En plein contexte de confinement, REVRSE a posé quelques questions à l’artiste qui s’apprête à sortir son nouvel album.
REVRSE : Il y a maintenant deux ans que Rose est sorti. L’album a eu un bon accueil du public et de la critique, on a entendu parler de toi sur plusieurs médias notamment. Alors que tu es en pleine préparation de ton prochain album, comment se passe le confinement pour toi ?
Kemmler : Ça se passe très bien mais comme tout le monde, ma famille me manque. Mais cette situation me permet quand même de bosser !
REVRSE : Tu en as justement profité pour sortir très récemment le morceau Confinez-Moi Avec Elle, où tu rappes avec des mots et morceaux de phrases que tes abonnés t’ont proposés sur les réseaux sociaux. Est-ce que tu comptes l’insérer dans l’album à venir ou c’est une simple exclusivité ?
Kemmler : À la base c’était simplement une manière de réellement échanger avec mes abonnés. Mais il y a eu tellement de demandes que c’est fort probable qu’on le glisse dans l’album.
REVRSE : Tu avais 28 ans à la sortie de Rose. Est-ce qu’avoir eu 30 ans te donne un rapport différent au rap, musique extrêmement jeune?
Kemmler : Je crois pas que ça change beaucoup de choses, en vrai. J’ai choisi de faire une musique très naturelle et propre aux émotions que je vis au quotidien. Chaque album que je sors est très marqué dans le temps. Si je sors tous les deux, trois mois, je vais me répéter: je dois vivre pour écrire des choses nouvelles et intéressantes.
REVRSE : Tu n’as pas réalisé d’albums ou de projets à proprement parler pendant ces deux ans, mais une multitude de singles… Quelles leçons et retours as-tu tirés de ces sorties ?
Kemmler : Ça a permis au public de découvrir la palette que je pouvais avoir. Je peux avoir des morceaux plus crus, des morceaux plus centrés sur l’amour… Ça m’a permis de faire un album complet et qui me représente encore mieux que Rose ne pouvait le faire.
REVRSE : Peux-tu dire sur quels aspects les choses ont fondamentalement changé dans tes stratégies et tes processus créatifs maintenant que tu as signé chez Def Jam, label d’Universal ?
Kemmler : En signant là-bas, je voulais garder mon identité. Ils m’ont donné des moyens colossaux. Universal, c’est une sacrée machine. Ils t’apprennent constamment des nouveaux trucs : quand tu bosses dans la musique en règle générale, tu en apprends tous les jours. Cette signature m’a balancé dans un monde qui est vraiment professionnel. J’avais la chance d’avoir une structure et une bonne équipe mais être chez Def Jam m’a fait grandir et c’est hyper important.
REVRSE : Tu as fait la première partie de Youssoupha à l’Olympia, qui s’est visiblement bien passée au vu de tes retours sur les réseaux sociaux. Vous avez même enregistré un freestyle ensemble (disponible sur Instagram) avec pour concept de citer un maximum de séries. Est-ce que vous vous êtes rencontrés lors de la conception du titre Absolem en featuring avec Shy’m ?
Kemmler : En fait, on s’est rencontrés à Marrakech pour une résidence sur l’album de Shy’m. On s’est croisés pendant quelques jours et nous nous sommes immédiatement très bien entendus. Quand on a fait le titre pour Shy’m, on ne s’est pas vraiment vus. Mais en réalité, on est vraiment devenus potes lors de la conception de l’album de L.E.J. où un vrai contact s’est créé. Il m’a par la suite proposé de faire sa première partie à l’Olympia, j’ai trouvé ça génial. C’est vraiment quelqu’un de bienveillant, chose plutôt rare dans ce milieu. De plus, on s’appelle régulièrement pour prendre des nouvelles l’un de l’autre.
REVRSE : Je voudrais revenir sur ton écriture, que je trouve imagée : je pense notamment à l’introduction de ton album Rose qui est vraiment traversée par cette écriture très évocatrice. Est-ce que tu as vraiment cette intention d’envoyer des images qui frappent immédiatement l’auditeur ou c’est très instinctif et sans calculs ?
Kemmler : Je suis en réalité quelqu’un de très analyste. En règle générale, quand j’observe un truc, je vais immédiatement me questionner. A chaque chose que je fais, même les plus insignifiantes, je vais me dire « pourquoi est-ce que je fais ça? ». Par exemple, même si j’unfollow un mec sur les réseaux sociaux, je vais vraiment me questionner sur les raisons qui m’ont poussé à faire ça. J’ai toujours ce délire analytique en permanence. Quand j’écris, ça me vient assez seul finalement.
REVRSE : Tu as beaucoup collaboré sur le dernier album avec Joachim Pastor et N’to, qui t’ont donné une touche très électro. Pourtant, sur tes derniers singles, la musique est beaucoup plus organique avec notamment la présence de guitares acoustiques. Est-ce que ce glissement vers une musicalité différente était une volonté de ta part ?
Kemmler : Non, c’était pas spécialement réfléchi. Je vais vers ce que j’aime. J’ai vraiment connu l’électro il y a environ 4 ans. Avant ça, je connaissais comme tout le monde les morceaux les plus commerciaux mais après m’y être intéressé plus sérieusement, j’ai voulu bosser avec des mecs de l’électro comme N’To ou Joachim. Après, je suis attiré par tous types d’instruments: la guitare, le piano… Et j’en passe. Je suis à la croisée de trois genres musicaux: le rap, la chanson française et l’électro. On retrouvait ça dans Rose, et c’est pour ça que j’ai bossé avec Joachim et N’to. Et pour le nouvel album, l’artiste électro Worakls a fait des violons dessus, je garde quand même vraiment un lien avec cette musique.
REVRSE : A l’inverse, tu te mélanges avec très peu de rappeurs. Je n’ai que Youssoupha en tête, que tu fréquentes depuis peu. Tu disais il y a trois ans en interview que les Belges étaient passés au-dessus des Français en matière de rap. Est-ce que c’est un propos que tu maintiens? Aimerais-tu collaborer avec des rappeurs belges ?
Kemmler : C’est un propos que je maintiens. Je trouve que les Belges sont arrivés super forts. Damso était arrivé avec un album incroyable à ce moment-là ! La Belgique, c’est un petit pays qui ressource énormément de talent dans plein de domaines, dans le rap comme au foot.
REVRSE : C’est un parallèle intéressant, surtout que tu évoques beaucoup le foot dans tes textes.
Kemmler : Ouais. Quant aux rappeurs, si je fais pas de musique avec eux, c’est pas vraiment prémédité. Les featurings, je les vois d’abord comme une relation humaine. Avec Youssoupha, on s’est rencontrés en amont. Je suis un peu dérangé par la démarche d’approcher quelqu’un pour demander un feat. C’est un procédé que je trouve pas assez naturel. Je suis fondamentalement attaché à l’humain.
REVRSE : Tu ne te verrais donc pas approcher un artiste avec qui tu n’as aucun lien dont tu aimes le travail ?
Kemmler : Envoyer un message, peut-être pas. Par contre, si je le croise en festival, je n’ai aucun souci pour l’approcher. Après, je peux montrer mon appréciation sur les réseaux sociaux, il m’est arrivé d’envoyer des messages, simplement pour dire à un artiste que j’aimais sa musique. Si le gars me dit en retour qu’il aime bien ce que je fais, ben pourquoi pas faire un truc avec ensemble? Ça m’est arrivé récemment avec Haristone. J’aime bien ce naturel-là.
REVRSE : J’ai l’impression que tu as un rapport spécial à la ville de Marseille . Tu parlais de foot, tu es par ailleurs un vrai fan de l’Olympique de Marseille (tu as même sorti un freestyle pour la chaine Youtube de l’OM). Tu dis aimer ta ville dans ta musique et tes interventions médiatiques mais a contrario tu ne rappes pas avec l’accent phocéen et tu ne cites que peu de rappeurs marseillais comme références. Tu dis même dans ton dernier single « arrêtez de dire que j’ai percé, les marseillais répondront tarpin pas ».
Kemmler : Nul n’est prophète en son pays. Marseille n’est pas du tout la ville qui m’écoute le plus, même si je suis plus écouté depuis mon freestyle sur la chaîne YouTube de l’OM. Le rap qui m’a le plus touché était pas forcément celui des Marseillais, c’était celui des gens comme Kery James, Youssoupha, Médine. Je me sens comme les Canadiens qui perdent l’accent en chantant. Cependant, je tiens à dire qu’IAM m’ont tendu la main pour être présent sur leur dernier album (NDR: Yasuke, 2019). Malheureusement, nos emplois du temps ne collaient pas. J’espère qu’on pourra se retrouver plus tard.
REVRSE : Tu essaies vraiment de développer une imagerie à part. Chaque clip est un concept, une idée particulière. Ton dernier clip est réalisé par naomless, connu pour ses dessins animés qui deviennent viraux sur Instagram. Ça Me Gène, sorti précédemment, était très cinématographique, le clip de Personne était sous forme de karaoké, tes images promo sont photographiées par Fifou… En bref, il y a un travail très poussé sur l’image. Pour toi, c’est si important ?
Kemmler : Je pense que c’est 50% du travail aujourd’hui. Les gens n’écoutent plus la musique de la même manière qu’avant. Ce que je vais dire peut paraître paradoxal, mais c’est difficile d’être naturel et d’avoir une image qui te correspond. Après, comme dans ma musique, je suis très attaché aux détails. J’ai un vrai problème par contre, c’est que j’ai du mal à déléguer, laisser d’autres personnes s’occuper de mes trucs. Je me sens obligé de mettre mon grain de sel partout, par peur d’avoir à assumer une image qui ne me correspondrait pas.
Être comme ça, c’est contraignant, parce que je travaille avec des gens talentueux et je ne veux pas les vexer. Mais généralement ça se passe bien, car comme moi, ils se remettent tout le temps en question. On arrive à se comprendre assez rapidement.
REVRSE : Je vois que tu as un certain attrait pour l’imagerie manga, tu as même un titre nommé Saitama (NDR: personnage principal du manga à succès One Punch Man)…
Kemmler : Je ne suis quand même pas comparable à certains qui sont hyper calés niveau manga ! Pour moi c’est surtout les mangas avec lesquels j’ai été élevé, tout le catalogue du Club Dorothée : Dragon Ball Z, Les Chevaliers du Zodiaque, Olive & Tom, Sailor Moon… Mon ancien label, Sailor Mood était un hommage à cette série. Pour moi, ça a été important pour moi. J’ai du mal à me mettre aux mangas récents, je manque beaucoup de temps. Le dernier manga que je me suis pris c’est One Punch Man.
REVRSE : Je sens que l’amour et la tristesse qui peut en découler est vraiment quelque chose de prégnant à ta musique, au même titre que l’autodérision ou l’ego-trip. Tu es d’accord avec ça ?
Kemmler : Complètement. Comme beaucoup d’artistes, j’écris souvent la nuit et quand je suis triste. Boire me donne de l’inspiration. Avant, je me mettais des limites dans mon écriture, aujourd’hui je n’en ai plus aucune.
REVRSE : D’ailleurs, tu as même demandé à ton public de te partager leurs musiques tristes préférées sur Instagram et d’en discuter avec eux !
Kemmler : Absolument. Je vais même te dire, quand j’écoute un album, je retiens en priorité les sons tristes. Quand je suis seul, quand je marche, dans les transports… C’est de la musique triste que j’écoute. Je laisse les sons joyeux quand je suis entre potes ou en soirée.
REVRSE : Tu arrives quand même à créer une certaine variété dans cette tristesse présente dans ton oeuvre.
Kemmler : J’essaie. Comme j’ai dit, je peux pas écrire un album tous les deux, trois mois, je me répéterais forcément. Je réfléchis, je me pose des questions… Je veux tout le temps faire bien.
REVRSE : Justement, ton nom, Kemmler, est aussi celui de l’homme qui a subi la condamnation à mort par la chaise électrique pour la première fois. Je vais peut-être pousser le truc un peu loin mais est-ce que c’est le côté torturé du personnage auquel tu t’es identifié ? Sachant que comme toi tu es torturé en amour, lui a été torturé, littéralement.
Kemmler : Franchement, non. Quand j’ai commencé la musique, je cherchais un blase à connotation historique. Quelque chose qui a marqué une époque. Je suis tombé sur un reportage sur ce mec-là. Le fait qu’il ait fallu l’électriser à trois reprises pour le tuer m’a impressionné. J’ai vraiment aimé son aspect résistant.
REVRSE : J’ai peut-être poussé le truc un peu trop loin alors (rires).
Kemmler : Ta déduction n’était quand même pas mauvaise du tout (rires) !
REVRSE : Tu as découvert ta passion du rap à travers un atelier d’écriture auquel on t’a forcé à participer, malgré tes réticences. Si tu tenais un atelier d’écriture, quel conseil fondamental donnerais-tu à un jeune comme toi, pas initialement motivé pour se lancer ?
Kemmler : J’étais un jeune gars qui parlait pas trop. Je racontais pas ma vie ou mes sentiments. Écrire a été une vraie thérapie, ça m’a permis de trouver une vraie voie. J’étais à l’école mais je savais même pas pourquoi. Je n’avais pas de but, d’objectifs ou d’ambitions particulières, je ne voyais pas plus loin que le Baccalauréat. J’étais en quête d’identité et je conseillerai à tous ceux qui se sentent perdus dans leurs vies de tenter des choses. Pas forcément dans l’écriture par ailleurs, mais il faut tenter pour se trouver. M’être trouvé dans l’écriture m’a permis de réaliser des choses exceptionnelles: je travaille aujourd’hui avec des gens que j’écoutais seul dans ma chambre… C’est vraiment incroyable.