11 septembre 2001, une date gravée à tout jamais dans l’histoire de l’humanité, une date qui a vu le monde changer à la suite de l’effondrement des tours jumelles. Le même jour, le petit monde du rap connaissait également son tremblement de terre lorsque sortait The Blueprint, le sixième album de Jay-Z. Certains disques restent pour toujours associés à leur date de sortie. De la même façon que SCH se souviendra forcément que son premier projet est sorti le même jour où 130 personnes perdirent tragiquement la vie à Paris, Jay-Z ne sait que trop bien que l’un de ses meilleurs albums (si ce n’est son meilleur, en tout cas c’est ce que l’auteur de cet article pense) est éternellement lié à la tragédie du 11 septembre 2001. Le triste événement aura t-il eu un impact négatif sur le succès commercial de l’album ? Que nenni ! 400 000 exemplaires vendus en une semaine. « Meme Ben Laden n’a pas pu me stopper » dira Jay Z un an plus tard sur The Bounce. Arrogance extrême sur fond de vérité : Jay Z tel qu’on le connaît !
Et si même Ben Laden n’a pas pu stopper Jay-Z, c’est en grande partie grâce à l’incroyable qualité proposée sur The Blueprint. Cet album est LE chef d’oeuvre de Jay-Z, son disque le plus réussi, le plus abouti mais également le plus atypique. Lui qui s’était fait connaître au début des années 90 comme rappeur talentueux aux cotés de Big Jaz, avait vu toutes les maisons de disques lui claquer la porte au nez pour au final créer son propre label Roc-A-Fella avec son ami Damon Dash (oui il y’a Kareem Burke aussi, mais lui tout le monde s’en fout) et avait réellement débarqué chez les auditeurs de rap en 1996 avec Reasonable Doubt, un album qui malgré son faible succès commercial à l’époque (un certain Biggie Small ne laissait pas beaucoup de place à New-York) a largement gagné son titre de classique. S’en est suivie la trilogie de volumes qui l’ont propulsé tout en haut des charts grâce à de nombreux hits comme Hard Knock Life et Big Pimpin’ avec UGK (Biggie assassiné en 1997, il y avait un peu plus de place à New-York).
Une ascension qui lui valu quelques reproches de son public de la première heure sur ces choix artistiques, mais également un avis assez général qui disait que le fantôme de Biggie hantait les lyrics et les tubes de Jay-Z. Ce qui n’est pas totalement vrai. Certes Jay-Z à connu le succès en détaillant ses récits crapuleux dans le quartier de Marcy à Brooklyn, rappant à la gloire de l’argent et des filles faciles et énumérant ses marques favorites de champagnes et de montres mais au milieu de ses titres rappelant Christopher Wallace, se trouvaient également des morceaux beaucoup plus intimistes comme Regrets. Mais il y avait effectivement un goût d’inachevé dans ce que proposait Jay-Z avec, à la manière d’un Paul Pogba aujourd’hui, l’impression qu’il pouvait toujours élever son niveau. Et c’est sur The Blueprint qu’on y arrive. Si l’album collectif The Dynasty : Roc La Familia faisait l’effet d’une annonce sur ce qu’allait être la période de domination de Roc-A-Fella, The Blueprint est l’album qui enfonce définitivement le clou.
Par définition, le mot «blueprint» signifie un plan détaillé, un dessin de définition. Travaillant cet album comme le plan d’un bâtiment, Jay Z s’entoure de trois architectes sonores principaux: Bink!, Kanye West et Just Blaze. Trois génies des machines piochant dans la soul légendaire qu’écoutaient leurs parents pour élaborer un style de production appelé soulful qui va bousiller le rap pendant une décennie entière. Usant d’énormément de samples de soul (Jackie Moore, The Jackson Five, Tom Brock, Bobby Blue Bland, David Ruffin, Bobby Glenn, Natalie Cole, Al Green et Stanley Clarke sont samplés sur The Blueprint, rien que ça) et de voix féminines pitchées, la recette sera utilisé durant toute la période de domination du Roc avec ses différents artistes (Freeway, Beanie Sigel, Cam’Ron & The Diplomats, Kanye West …), parfois jusqu’à l’overdose. Si les trois producteurs s’étaient déjà fait remarquer un an plus tôt sur Dynasty, ils élèvent encore plus le niveau sur The Blueprint.
Moins (re)connu que les deux autres, Bink! apporte ses samples minimaliste et ses rythmiques sèches sur trois morceaux : d’abord sur l’intro tout en triomphe The Ruler’s back annonçant un retour en force de Jay-Z, puis sur All I need montrant un Jay Z vivant de choses simples mais suffisantes pour son bonheur et enfin sur l’émouvante introspection The Blueprint (Momma loves me) où Jigga rend un vibrant hommage à ses proches. Avec un style assez sobre et minimaliste dans sa façon de produire, le travail de Bink! pourrait passer inaperçu aux cotés de ceux de Just Blaze et Kanye West, mais le temps a fini par lui donner raison et prouver sa consistance.
Kanye West, qui rappelons le à l’époque avait plutôt la dégaine d’un jeune geek que celle d’un empereur mégalomane, sample des morceaux dans leur intégralité pour cet album. En utilisant Five to one des Doors, il compose avec Takeover un morceaux plein de vice où Jay attaque sans retenu NaS et Prodigy («And all you other cats throwin’ shots at Jigga / You only get half a bar: fuck y’all niggas»), point de départ du beef le plus célèbre du rap US des années 2000 entre Jay-Z et Nas. Une attaque qui aura sans doute titillé la fierté de Nasir Jones, car après deux albums décevants (I am … et Nastradamus), il revient en force avec Stillmatic contenant Either la réponse cinglante à Jay-Z («How much of Biggie’s rhymes is gonna come out your fat lips?»).
Avec I want you back des Jackson Five, Kanye permet à Jay de pondre un single efficace avec Izzo (H.O.V.A). Sur Heart of The city on assiste au véritable chef d’œuvre de l’album, où le sample de Bobby Bland par Kanye se marie merveilleusement bien avec le discours d’un Jay-Z voulant se placer au dessus de la médiocrité ambiante New-Yorkaise et réclamer l’amour et le respect qu’il mérite (Sensitive thug, you all need hugs). Kanye poursuit son travail de façon magistrale avec Never change, morceau dans lequel Jay Z affirme rester le même malgré sa fulgurante ascension sociale pour contrebalancer avec sa réputation d’ultra matérialiste. On assiste à ce moment à un véritable sommet musical entre la soul et le rap.
Probablement le beatmaker le plus emblématique de l’époque Roc-A-Fella , Just Blaze livre avec quatre productions un condensé de son identité sonore (qui lui vaudra d’être imité pendant de nombreuses années). Sur U Don’t Know, avec une boucle samplée sur Bobby Byrd, une voix féminine pitchée et de très grosses percussions, il livre en quelque sorte l’exemple parfait du son made in Just Blaze sur lequel Jay-Z raconte mieux que tout le monde sa réussite («One million, two million, three million, four / In eighteen months, eighty million more.») Avec Girls, girls, girls et sa mythique ouverture en français dans le texte («Je t’adore Jay Z»), il offre un terrain idéal à Jay pour un single dédié au sexe opposé dans lequel il s’amuse à raconter les différentes histoires qu’il a pu avoir avec les filles, et les trois refrains respectivement interprétés par Q-Tip, Biz Markie et Slick Rick ne s’y marient que trop bien.
Le morceau connaîtra son remix sur l’album par (roulements de tambour) Kanye West! Mieux encore, le morceau Song Cry où Just Blaze livre une production plus soul que jamais et Jay-Z son histoire d’amour perdu où il se livre avec retenue, expulse son amertume sans être pleurnichard («Once a good girl gone bad, she’s gone forever / I’ll mourn forever / Shit, I gotta live with the fact I did you wrong forever»). Enfin l’utilisation d’un beat surpuissant pour Breathe Easy (Lyrical exercise) où Jay Z prouve ses talents de lyriciste hors pair à travers un exercice de style et affiche sans retenu son arrogance compétitive («I’m leading the league in at least six statistical categories right now: Best flow, most consistent, realest stories Most charisma, I set the most trends And my interviews are botter»).
Pour compléter cette colonne vertébrale soulful, trois productions viennent s’ajouter. Les titres Jigga that nigga et Hola hovito respectivement produits par Poke & Tone et Timbaland sont ce que l’on pourrait considérer comme les moins bons morceaux de l’album, mais ces titres efficaces se marient tout de même assez bien avec le reste du projet et laissent un moment de répit avant d’entrer dans la partie ultra-soulful qui compose la deuxième moitié du disque. Et puis enfin, pour ne pas donner l’impression qu’on a écouté un album trop soft, Eminem apporte sur Renegade ses cuivres menaçants pour un morceau qui crée l’événement : les deux plus grandes stars du rap de l’époque s’affronte sur le ring (ou sur le beat comme vous voulez).
Et au jeu de la performance, on rejoindra Nas quand il lançait à Jay Z : «Eminem murdered you on your own shit». Bon on va dire que Shady avait un avantage, vu qu’il rappait sur sa propre instru. Mais ce qui est intéressant sur ce morceau devenu culte, c’est que plutôt que se mesurer l’entrejambe, Shawn et Marshall préfèrent faire équipe et utilisent les 5 minutes de la chanson pour envoyer les biens pensants qui leur servent de détracteurs dans les cordes («Motherfuckers say that I’m foolish, I only talk about jewels Do you fools listen to music or do you just skim through it?»).
Plus charismatique et compétitif que jamais, Jay-Z se promène sur les productions avec une aisance déconcertante. Voyant autant le rap comme un sport que comme une musique, sa performance sur cet album est digne de Zinedine Zidane un soir de juillet 2006 face au Brésil, enchaînant les répliques assassines. Débordant d’arrogance, sa confiance en lui est éblouissante et on ne peut que s’incliner devant ce récital. Sa personnalité, son charisme et (surtout) son oreille musicale lui permet de relier le respect de la rue au succès populaire en un claquement de doigt et de prouver qu’il est bel et bien un artiste tout terrain, plaisant autant aux dealers de crack de Brooklyn qu’au demoiselles des beaux quartiers. Mieux encore, il arrive à faire le lien entre le gangsta rap made in Bad Boy Records et le rap d’intello (Common, Talib Kwali…) en enregistrant, quelques mois après la sortie de The Blueprint, le MTV Unplugged, concert acoustique où il est accompagné par les musiciens de The Roots.
Que pouvait bien faire le mec qui rappait Big Pimpin avec UGK en 1999 avec ceux considérés comme l’archétype du rap d’intello deux ans plus tard? C’est la toute la réussite et l’impact de The Blueprint (et du live acoustique). Avec le coté très soul de l’album et une attitude qui se rapproche autant d’un crooner que d’un gangster, Jay-Z construit un véritable pont dans le rap où cela ne choque absolument personne que Kanye West et sa dégaine d’étudiant qui porte des polos jaunes côtoie des dealers de crack à la Beanie Sigel, Freeway où encore les membres de Dipset au sein de Roc-A-Fella. Quelques années plus tard, personne n’est choqué de voir Drake et ses histoires de cœur fragile signé sur le label de Birdman où de voir Kendrick Lamar et ses discours d’intello côtoyer les gangsters Schoolboy Q et Jay Rock au sein de TDE. Cette acceptation des gentils garçons dans les milieux crapuleux, c’est en grande partie à Blueprint qu’elle est due, et les succès mondiaux de Kanye West, Drake et Kendrick Lamar en sont la conséquence directe. De plus, l’attitude ultra-arrogante de Jay qui cache quelques moments de vulnérabilité sur The Blueprint rappelle forcément le Kanye West au début de sa carrière et le Drake de nos jours.
Quinze ans après, l’impact de Blueprint sur le rap est encore présent, il fait partie de ces albums comme Paid in full d’Eric B. et Rakim ou Illmatic de NaS qui ont littéralement changé la donne dans le rap. The Blueprint est, avec 2001 de Dr Dre, l’album qui a le plus influencé le rap des années 2000. Conscient qu’il a pondu un album devenu très vite cultissime, Jay-Z tente un an plus tard un volume 2 de Blueprint, mais l’album pèche par son trop grand nombre de morceaux souvent inégaux. Il répète l’erreur sur un troisième volume en 2009 qui, malgré ses quelques hits mondiaux qui l’ont amené à un public plus large (Empire State of Mind et Run This Town) manquera de consistance.
Peu importe, The Blueprint (le vrai) lui est bel est bien sorti et quinze ans après, il n’a rien perdu de sa puissance. Musicalement c’est le sans faute absolu. Bink!, Just Blaze et Kanye West sont à la base d’un son qui sera la norme du rap des années 2000, Jay-Z prouve que succès commercial et créativité artistique ne sont pas incompatibles. En classant lui même ses albums par ordre de préférence il y a deux ans, Jay plaçait The Blueprint en deuxième position, derrière Reasonable Doubt (en qualifiant les deux albums de classiques comme The Black Album, classé troisième). On peut supposer qu’il est parcouru d’un brun de nostalgie en pensant à son premier album qu’il l’a révélé au monde du rap mais qu’il ne s’y trompe pas, c’est bien The Blueprint qui est LE chef d’œuvre de sa carrière.