En 2002, Booba n’était pas encore LA superstar du rap français que l’on connaît aujourd’hui. Néanmoins, il était déjà connu comme un prodige au talent d’écriture et à la personnalité unique. Sa rencontre avec le rappeur Ali en 1994 donnait naissance au groupe Lunatic qui frappa un grand coup dès son premier morceau Le crime paie en 1996 sur la compilation Hostile.
➡ Un écart de niveaux au sein de Lunatic
Apologie du crime sans remord sous une technique remarquable, le duo fascine autant pour ses prouesses verbales (école Time Bomb oblige) que pour son discours peu commun dans un rap français des années 90 encore très porté sur la morale et l’étique. Mais progressivement, on voit qu’une opposition se crée entre les deux rappeurs et donnant lieu à une complémentarité magique : Ali le croyant en quête de sagesse et Booba la tête cramée égoïste voulant tout rafler. Sur leur premier et unique album Mauvais Œil sorti en 2000, cette opposition/complémentarité s’exprime pleinement et a pour résultat l’un des plus grands albums de l’histoire du rap français. Mais une chose frappe également sur ce disque : l’écart de niveau. Car tout aussi grand rappeur qu’il est, Ali se fait presque éclipser tout au long du disque tant Booba semble marcher sur l’eau, ne s’arrêtant pas d’assommer les auditeurs de ses formules assassines et de sa personnalité hors norme.
➡ La concrétisation par un premier album solo
L’annonce de son premier album solo, très vite après cet album semblait évidente tant on ressentait le besoin pour lui de s’exprimer plus largement (quand Ali de son coté ne sortira son premier long format Chaos & Harmonie qu’en 2005). Mais elle laissait aussi perplexe car le succès de Lunatic s’était bâti sur sa complémentarité et on doutait de la capacité de Booba à briller sans son binôme pour l’épauler. La première moitié de l’album donne une confirmation : rapper en solo n’est absolument pas un problème pour le duc. L’enchainement Temps mort – Indépendant – Ecoute bien – Ma définition – Jusqu’ici tout va bien – Repose en paix – Le bitume avec une plume est dévastateur. Chaque phrase fait mal, les placement sont millimétrés, les productions concoctées par l’équipe de beatmaker de 45 Scientific (Fred Dudouet, Geraldo, Animalsons) vont comme un gant au style du boulonnais.
➡ Un rappeur qui ne laisse pas indifférent
Encore sous grosse influence de l’école Mobb Deep, les sonorités électroniques finement travaillées sont la forme idéale pour les mélodies sombres et glauque qu’il propose. Tout au long de ces sept titres, Booba n’a aucun moment de répit. Son personnage est encore plus clivant, sa mentalité ne faiblit pas. Ici, il n’est pas question de parler de solidarité ou de pleurnicher sur les injustices subies pour un jeune de quartier. Même si le lot de phrase en référence à son passé est présent, il n’est pas question de se mettre a genou et de réclamer quoi que soit (« A force de me plaindre j’attend plus l’argent j’vais le prendre ») mais plutôt de demander un temps mort pour prendre le plus de force possible avec un objectif simple : tout rafler. Booba veut la grande vie et il compte s’en sortir seul sans l’aide de personne. Un individualisme, un cynisme et une absence de conscience politique qui dérangent autant qu’ils font saliver. Inutile de vous dire que c’est en grande partie pour ça que Booba n’est pas un rappeur qui laisse indifférent.
J’voulais savoir pourquoi l’Afrique vit malement
Du CP à la seconde ils m’parlent d’la Joconde et des Allemands
➡ Un personnage bien plus complexe qu’on le pense
Personnage bien plus complexe que la première impression qu’on a de lui veut nous faire croire, il résume a merveille la situation sur Ma définition: « Ou j’te fais jouir ou j’te fais mal, c’est très simple, ma définition avec des textes à prendre à un degré cinq ». Le sens de la formule, Booba l’a pratiquement dans le sang et il serait inutile et surtout horriblement long de donner tout les exemples tant ils sont trop nombreux. Tout son talent repose sur le fait d’aborder les sujets les plus affreusement banals dans le rap français (sujets hardcore, la drogue, glorification de son département, cupidité) et de leur donner une dimension supérieure grâce à son écriture que l’essayiste Thomas Ravier compara même à celle de Céline dans La Nouvelle Revue Française, rien que ça. Et c’est pour cela que quand un énième rappeur lambda essaye de pomper Booba depuis 15 ans, il se casse les dents : il n’a même pas 1% de son vocabulaire.
La littérature aujourd’hui, les écrivains, leur livre ? Devenus trop lents. (…) Vitesse sans précipitation, et le moment venu, sprint. Ou comment dire un maximum en un minimum, le temps est compté, trois, quatre minutes, une platine, une cassette, la radio. (Thomas Ravier)
➡ Les featurings, talon d’Achille de Temps Mort
Cette première partie d’album est tellement un sans faute qu’on s’attend à l’album parfait. Hélas, le disque s’essouffle dans la deuxième partie a cause d’instrus peu efficaces et surtout un défaut qui sera assez récurent dans les albums de Booba : les featurings. S’il fait cavalier seul sur la première partie de l’album, il est accompagné sur presque tout la seconde. Mais ni LIM et Moussa sur Animals, ni Nessbeal sur Sans ratures, ni Malekal Morte et Sir Doum’s sur 100-8 Zoo, ni Mala sur Nouvelle école ni même Ali (!) sur Strass & Paillettes n’arrivent à apporter du charme sur les morceaux aux cotés d’un Booba pas aussi efficace que sur les sept premiers titres. Une déception surprenante quand on sait que tout les invités sont des proches de la famille 92i – 45 Scientific. Résultats : une flopée de semi-échecs (oui parce que ça reste correct tout de même par rapport à ce qui pu se faire ailleurs).
➡ Malgré ses défauts, un projet majeur
Alors même si Temps Mort n’est pas un album parfait, il reste très important pour comprendre la carrière de Booba. Certains enculés de puristes osent même dire que c’est son seul bon album. Que cet album soit aujourd’hui un classique, ça parait une évidence. Mais il est également intéressant de voir l’impact qu’a eu cette album pour Booba et pour le rap en général. Pour Booba, cet album annonce que la complémentarité avec Ali se transforme en fracture : Lunatic se sépare un après la sortie de Temps Mort et ne feront plus jamais de morceau ensemble. Mais le fossé entre les deux était devenu tellement important que cette séparation semblait inévitable. L’opposition de leurs carrières respectives en sont révélatrices : quand Ali a préféré la discrétion avec 3 albums solos sortis en l’espace de 10 ans (2005 – 2010 – 2015) connaissant un faible succès commercial malgré un très fort succès d’estime de son public fidèle, Temps Mort fut la rampe de lancement pour Booba qui a enchainé les albums solos certifiés disque de platine et est devenu le rappeur français le plus médiatisé et dont chaque sortie fait parler pendant longtemps.
Sur le rap français, l’impact de Temps Mort a été énorme. Dans la continuité de Mauvais Œil, Temps Mort a donné envie à 95% des rappeurs français de rapper sur des instrus toutes plus sombres les unes que les autres, de prendre un accent street à couper au couteau et parler de réussite individuelle plutôt que de conscience politique ou de solidarité. Booba a dessiné le rap français au début du XXIe siècle et on voit encore aujourd’hui l’influence après alors que son style a radicalement évolué. Temps Mort rappelle la première pierre que Booba a posé à l’édifice représentant son incroyable carrière solo.