Nous sommes en 2006, le rap français est toujours dominé par la capitale et par Marseille, malgré quelques tentatives fulgurantes d’artistes d’autres contrées comme Axiom de Lille ou Jeff Le Nerf de Grenoble. Cette fois-ci, c’est Bordeaux qui sera à l’honneur : après une petite percée de Sam’s dans la compile Hostile 2006 et sa série de courts-métrages En attendant demain qui lui permettra plus tard de signer sur le label de Youssoupha Bomayé Music, c’est Grems qui braque les projecteurs sur le bastion d’Alain Juppé.
➡ Un album marquant pour la carrière de Grems et pour le rap de Bordeaux
Natif de Paris, Grems est un jeune rappeur polyvalent et fort d’un premier album intitulé Algèbre sorti en 2004. Il descend sur Bordeaux pour compléter ses études en Beaux-Arts, et profitera donc de ce court passage pour enregistrer son deuxième album, qui apparait comme un tournant dans sa carrière et plus globalement dans l’inscription de la ville sur la carte du rap français. Fan de culture américaine, Grems profitera de la vingtième année de la création et de la sortie d’une paire de sneakers légendaire, la Air Max, pour lui rendre hommage sur le titre de l’album et sur un single éponyme. Pour marquer le coup, il collaborera avec Nike pour sortir une édition limitée a 15 paires. Un hommage d’autant plus marquant quand on sait que la personne qui a créé le design de cette sneakers culte, Tinker Hatfield, était inspiré par le Centre Pompidou.
C’est cette diversité culturelle et musicale qui lui a permis de créer cet album, un puzzle de mots et de pensées qui au premier abord peut ressembler à un assemblage de morceaux bordéliques et rythmés mais qui, après plusieurs écoutes, crée un lien entre l’ambiance de l’album et le personnage que Grems veut incarner a travers sa musique. L’artiste ne se prend pas la tête, pourquoi se prendre la tête a construire des phrases complexes et incompréhensibles pour faire intégrer une image simple quand quelques mots juxtaposés font très bien l’affaire ? C’est le parti-pris que l’artiste a décidé d’adopter, collant typiquement a l’image qu’il veut mettre en avant. L’album apparait donc comme un magma d’idées, que l’auditeur ou le spectateur doit reconstruire afin de comprendre l’image principale. De l’écriture a la production en passant par la réalisation des clips et des guests, tout est une composante de cette image.
➡ Une vision bordélique et complexe portée par un personnage perdu et décidé
Tout au long de l’album, nous avons donc droit a une vision bordélique et complexe des aventures que Grems a pu vivre et des thèmes qu’il a choisit d’exposer. Ces derniers vont de son amour pour les sneakers sur Airmax, où il explique son rêve de jeunesse d’acquérir cette paire, à des sujets plus sérieux comme sur Le Pessimiste, en collaboration avec Sako de Chiens de Paille, où les deux artistes incarnent la vie d’hommes tourmentés par les soucis et l’envie de s’en sortir sans trouver de solutions. S’ajoutent à cette mosaïque des morceaux plus légers, comme Pisse 2 Flûte, où accompagné de Le Jouage & Sept il exprime sa vision du rap et du succès. Il profitera d’ailleurs de cette collaboration pour sortir l’un des meilleurs couplets enregistrés ces vingt dernières années….
Même si le personnage qu’incarne Grems semble parfois un peu perdu, c’est un personnage avec un avis tranché et parfois plutôt agressif. Il ne veut être mélangé à aucune personne ni aucun mouvement si ce n’est le sien et celui de son entourage. Un entourage déjà bien fourni puisqu’on peut déjà l’écouter auprès de Le Jouage, son acolyte de toujours avec qui il a créé Hussla, mais aussi de Sept, le 4Ro, John 9000, Moudjad, ou encore Disiz La Peste, avec qui il forme le groupe Rouge a Lèvres (notamment connu grâce a un morceau en collaboration avec les anglais de Foreign Beggars intitulé Gash). Nous avons donc devant nous un personnage un peu bordélique, mais avec un esprit clair et des avis tranchés, n’hésitant pas à attaquer ceux qui ne suivent pas son univers ou son éthique de travail.
➡ La musicalité et l’originalité avant le sens, un projet précurseur du rap actuel?
Grems dessine dans Arimax un personnage qui est prêt a prendre des risques, de mélanger les genres, de l’électro au hip-hop, sans changer de ligne d’écriture et de vision. Il cherchera d’abord la musicalité et l’originalité avant le sens, laissant sa plume et son inspiration faire le reste. Cela lui permettra de prouver qu’on peut mélanger les genres tout en gardant sa ligne directrice et sans jouer de rôle superflu comme ont pu le faire certains rappeurs qu’il critique ouvertement. A une époque ou l’on prône les mélanges de styles, la polyvalence et la musicalité avant les textes, cet album s’inscrit de manière précoce dans la tendance actuelle : peut-on parler de projet précurseur?
Airmac reste un album qui, malgré les folies électro de l’époque, a très bien vieilli, contrairement à pas mal de projets sortis à la même période qui commencent à avoir du mal à rester actuels. A une époque ou l’on prône le retour des productions où les samples sont majoritaires, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, l’album sonne une fois de plus comme s’il était sorti l’année dernière. Des prods intemporelles et soignées embellies par un artiste technique, bordélique mais lucide et conscient dans ses paroles, parfois vulgaire mais sans réellement abuser de la violence pour exprimer ses propos : voilà ce que le projet a à offrir à qui veut l’écouter. Et rien que pour cet exploit, je vous conseille d’enfiler votre plus belle paire d’Air Max et de parcourir votre ville avec Grems dans vos oreilles.