Depuis quelques semaines, médias, plateformes de streamings et autres acteurs du paysage musical ont sauté pieds joints sur cette fin (anticipée) de décennie pour communiquer des classements en tous genres. Si l’exercice peut s’avérer remarquablement intéressant quand il est cantonné à des questions de ressenti, d’influence ou de qualité musicale, il a vite fait de se transformer en planche glissante quand il se déplace sur le terrain de la consommation. La période des années 2010 a été l’une des plus riches en changements de diverses natures de l’histoire de l’industrie musicale. Ces changements, qui concernent pour une grande partie d’entre eux les canaux de consommation, rendent impossible ou du moins extrêmement complexe toute classification de ce type. Les chiffres dont nous disposons sont incomplets, disparates et impossibles à agglomérer. Il est donc nécessaire d’admettre que nous ne connaissons pas le morceau le plus écouté de la décennie…
Most streamed songs of the decade (US audio & video; via Nielsen)
#1 Old Town Road 2.5B
#2 Despacito 2.4B
#3 rockstar 2.1B
#4 God's Plan 2B
#5 Uptown Funk! 1.9B
#6 Lucid Dreams 1.8B
#7 Congratulations 1.8B
#8 Shape of You 1.8B
#9 Sunflower 1.7B
#10 Believer 1.7B— chart data (@chartdata) January 9, 2020
Le streaming musical, une pratique à la croissance encore inachevée
Si le streaming musical s’est désormais imposé comme un mode d’écoute incontournable, sa popularité est somme toute assez récente, y compris à l’échelle de la décennie écoulée. Les deux plateformes qui dominent le marché français en 2019, Deezer et Spotify, sont lancées respectivement en 2007 et 2008 mais n’enregistrent des volumes d’écoutes significatifs que depuis 2013. Entre 2015 et 2018, Spotify passe de 68 à 180 millions d’utilisateurs actifs mensuellement et de 18 à 83 millions d’abonnés payants au niveau mondial. Son principal concurrent, Apple Music, n’est lancé qu’en 2015. Tout au long des années 2010, le streaming musical n’a cessé d’enregistrer des taux de croissance formidables, tant et si bien que les volumes d’écoutes en ligne ont explosé. La consommation de musique sur les plateformes de streaming audio n’a jamais été aussi dense qu’en 2019, ce qui explique que des titres comme Au DD de PNL en France ou Old Town Road de Lil Nas X aux Etats-Unis se soient projetés parmi les plus streamés de la décennie en l’espace de quelques mois à peine… Occultant au passage des singles non moins populaires de la première moitié de la décennie !
Streaming et téléchargement, l’impossible comparaison
Propulsé par cette popularisation du streaming, le marché des singles a entamé durant la deuxième moitié de la décennie une ascension vers un niveau encore jamais atteint depuis les années 1990… Autre première, les écoutes en ligne ont donné naissance à des données plus riches que jamais auparavant : les plateformes de streaming enregistrent désormais le nombre d’écoutes d’un même titre pour chaque utilisateur, associé à la durée de ces écoutes. Ainsi, si téléchargements de singles et écoutes en streaming payant sont désormais fusionnés au sein d’un indice unique, l’équivalent stream, par le SNEP en France, il reste absurde de comparer la consommation d’un titre exclusivement disponible en téléchargement à celle d’un titre principalement écouté en streaming. Tout comme on comparerait avec difficulté la consommation d’un livre exclusivement vendu en librairie à celle d’un autre livre disponible à l’emprunt en bibliothèque uniquement. Le titre le plus téléchargé de l’histoire, I Gotta Feeling des Black Eyed Peas (2009), a enregistré plus de 8 millions d’achats à l’unité pour un nombre d’écoutes réelles incalculable dans les faits.
Piratage et stream ripping, l’inconnue de l’équation
Le point précédent est d’autant plus juste qu’une grande partie de la consommation de musique a été réalisée, tout au long de la décennie, par le biais du téléchargement illégal et donc n’a pas été enregistrée. Si des logiciels comme eMule ou LimeWire, qui connaissent leur pic de popularité durant la deuxième moitié des années 2000, finissent par fermer leur porte au début des années 2010, la consommation illégale de singles ne baisse pas pour autant en intensité. Selon un classement réalisé par ExtraTorrent en 2015, Problem d’Ariana Grande (2014) ou Unapologetic de Rihanna (2012) figurent encore parmi les albums les plus téléchargés illégalement au monde. Dans le même temps, la pratique du stream ripping gagne en popularité d’année en année, grâce à des sites internet qui proposent de convertir en l’espace de quelques secondes une vidéo YouTube en fichier MP3. En 2017, l’IFPI estime que 35% des internautes ont recours à ce mode de consommation, contre 30% un an auparavant. Difficile de prétendre estimer les morceaux de musique les plus écoutés au monde dans ces conditions, car les données disponibles et déjà difficilement comparables entre elles sont loin d’être complètes…
Des supports trop diversifiés pour être pris en compte
Entre les copies illégales échangées à de multiples reprises sur les plateformes téléchargement peer-to-peer et les mixtapes mises en ligne sur DatPiff ou LiveMixtapes durant la première moitié des années 2010, la consommation musicale du début de la décennie semble couverte d’un voile difficile à lever. Cinq ans plus tard, les supports de consommation de la musique enregistrée sont devenus si nombreux qu’il parait plus difficile encore d’évaluer l’impact réel d’un titre. Après les plateformes de streaming vidéo comme Dailymotion puis YouTube, ce sont les plateformes de streaming audio comme Deezer et Spotify qui ont enregistré une popularité croissante. Désormais, une partie non négligeable de la consommation est devenue passive et passe par des réseaux sociaux comme Instagram, TikTok ou Thriller. Difficile de concilier ces formats en un indice unique, d’autant que chacun a connu son pic de popularité sur un segment différent de la décennie. C’est pour cette même raison que les différents classements publiés par les plateformes n’ont de valeur que leur capacité à faire réagir les internautes…