Les années 2010 viennent se s’achever, laissant un arrière-goût de fierté chez les amateurs de rap français. À l’ère des réseaux sociaux, de YouTube et des plateformes de streaming, les musiques urbaines sont de loin le genre dominant la consommation à la demande dans l’hexagone comme dans beaucoup d’autres pays. Les principaux acteurs de ce changement, au-delà des évolutions technologiques, ce sont bien souvent les artistes eux-mêmes, qui ont développé au fil des années de nouvelles sonorités, des mélanges de registres audacieux ou des visuels de plus en plus poussés au point de captiver l’attention d’une part grandissante du public national. Parmi l’ensemble des rappeurs qui ont su inscrire leurs noms dans les pages du grand livre de l’histoire, nous avons sélectionné cinq personnalités qui, selon nous, ont eu un rôle marquant dans les évolutions du rap ces dix dernières années. Cet article n’a pas vocation à être un classement et ne prétend pas être exhaustif, il vise simplement à souligner ces cinq parcours uniques et leur impact…
Booba, artiste et personnage public
Il s’était imposé comme l’une des principales têtes d’affiche du rap hexagonal dans les années 2000, il en est devenu la plaque tournante dans les années 2010. Sa transition vers la nouvelle décennie avait commencé dès 2008 avec 0.9, album au succès mitigé mais vu avec du recul comme un projet de transition vers… Une décennie qui commence avec le succès commercial de l’album Lunatic, qui permettait à Booba de réaffirmer sa volonté de régner sur le rap en France. En octobre 2011, il devenait le premier rappeur français à remplir Bercy en solo, performance rééditée par une ribambelle d’artistes par la suite. Avec Futur en 2012, travaillé en grande majorité avec l’équipe de Therapy Music, il pose l’un des albums au style trap les plus aboutis de l’hexagone. Cette période Futur est également marquée par ses deux clashs l’opposant à deux têtes d’affiche du rap des années 2000, Rohff et La Fouine. Ces rivalités ont donné naissance à une saisie de titres cultes (Wesh Zoulette, AC Milan, Autopsie 5) avant de déborder au-delà du domaine de la musique. C’est à cette période que Booba devient plus qu’un artiste et décide d’être un personnage public à part entière, usant à outrance de son compte Instagram et devenant une machine à troll à la manière d’un 50 Cent outre-Atlantique.
2015 est une année hors norme où, pour la seule fois de sa carrière, le Duc sort deux albums. Si le premier, D.U.C, a reçu un accueil plutôt mitigé, le second, Nero Nemesis, rencontre un grand succès d’estime en plus de son habituel succès commercial. Porté par des morceaux emblématiques comme Validée, 92i Veyron, Attila ou encore Génération Assassin, l’album est aujourd’hui considéré comme le meilleur du Booba des années 2010 et plus généralement comme l’un des meilleurs de la décennie. C’est également dans ce projet que Booba fait connaitre au grand public un autre prodige en la personne de Damso. En parallèle, le rappeur sort ce qui deviendra le plus gros tube de sa carrière, DKR, et dans la foulée, un neuvième album intitulé Trône qui connait un immense succès. Véritable machine à tube multipliant les collaborations avec des plus jeunes artistes, Booba a également su se rendre omniprésent en diversifiant ses activités d’homme d’affaires, produisant plusieurs artistes, développant un média rap avec son émission quotidienne La Sauce accueillant la quasi-totalité des acteurs du rap français.
Kaaris, figure de proue de la vague sevranaise
Né en 1980, il aurait plutôt dû faire partie de la génération des stars du rap dans les années 2000 mais comme souvent dans le rap français, son parcours s’est avéré long et semé d’embûches. Il aura fallu attendre le début des années 2010 et deux collaborations avec Booba, d’abord avec Criminel League sur A4 en 2011 mais surtout avec Kalash sur Futur en 2012, le temps d’un couplet légendaire, pour que le style hors norme de Kaaris éclate à la figure du grand public. Profitant de ce tremplin, il réussit l’exploit de s’émanciper de la tutelle parfois envahissante que peut avoir le rappeur de Boulogne. En premier lieu grâce à un titre (et son clip), Zoo, qui provoque un raz de marée dans le rap français et symbolise à lui seul ce qui deviendra la norme du rap estampillé rue. Le rappeur de Sevran se réapproprie la drill music de Chicago et ses têtes d’affiches que sont Chief Keef, Lil Durk et Lil Reese. Pour cela, il n’officie pas réellement en solo, mais quasiment en groupe avec les beatmaker de Therapy Music, acteurs majeurs de la démocratisation du rap d’Atlanta et de Chicago qui ont créé la bande son parfaite pour un rappeur à l’univers aussi sombre que colérique sur un premier album passé depuis à la postérité : Or Noir. K Double A développe tout au long de cet album son personnage mi-homme mi-bête à la Chuck Norris, bien destiné à tout dévorer.
Enchainant les bangers, il ne laisse quasiment aucune place à l’introspection excepté sur deux morceaux (Paradis ou Enfer ainsi que le titre éponyme) et se vide de toute conscience politique, n’ayant aucune autre ambition que de faire secouer les voitures, les clubs et les fosses de concert. En plus d’une production soignée et d’un personnage de bourrin poussé parfois jusqu’à l’absurde, Kaaris va s’élever au-dessus de la mêlée du rap de rue grâce à une écriture hors norme et un sens de la formule aiguisé pour évoquer des sujets aussi banals que ses envies de poulet, de sexe, de drogue et d’armes à feu. Enfonçant le clou quelques mois plus tard avec la Partie 2, il s’installe définitivement en tant que tête d’affiche du rap hexagonal, en témoigne sa présence médiatique à l’époque. La suite de la carrière de Kaaris, bien que couronné de succès, laisse un gout d’inachevé pour ceux qui ont connu le phénomène Or Noir. Les albums suivants marquent moins et Kaaris troque les couplets assassins pour des tubes (Tchoin, Diarabi, Gun Salute) qui l’amèneront à un public encore plus large. En parallèle de cela, il fera lors des dernières années plus de bruit pour son ultra-médiatique clash avec Booba que pour la qualité de ses albums. Qu’importe, le style Kaaris a considérablement influencé le rap hardcore, en témoigne les éclosions quelques années après lui de Niska et Gradur. Dans son sillage, la ville de Sevran devient dans les années 2010 l’une des places fortes du rap avec les succès de 13 Block, Kalash Criminel, Maes et Da Uzi.
Nekfeu et la démocratisation du rap
C’est en 2011 que le phénomène débarque et enclenche un mouvement important de démocratisation du rap auprès d’un public qui, à la base, y était plutôt hermétique. Révélés par la ligue de battle a capella Rap Contenders et transformant l’essai par une série de freestyle remarquée, Nekfeu et sa bande parisienne de l’Entourage ont remis certains principes au gout du jour : passion du freestyle, de la technique, des rimes multi-syllabiques, des fast flows, des battles, des collectifs et des instrus qui sentent bon les vieux samples et les caisses claires. De simples bases mais qui faisait découvrir à tout un public la richesse culturelle de ce genre musical qui avait pris son essor dans les années 90. Rapidement, Nekfeu se démarque comme la locomotive de cette galaxie de rappeurs. Sa gueule d’ange, son charisme naturel et ce côté premier de la classe du rap cochant toutes les bonnes cases mettent tout le monde d’accord. Alors qu’il devient la nouvelle idole des jeunes et que son destin prend forme, Nekfeu décidé de jouer collectif dans les premières années de sa carrière. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas chômé : deux EPs et un album avec 1995, un projet gratuit avec Alpha Wann, un projet gratuit et un album avec le S-Crew, un EP et un album avec le 5 Majeur ainsi qu’un album avec l’Entourage, le tout en l’espace de trois ans.
Arrivé avec une bonne dose d’expérience au moment de lancer sa carrière solo avec son premier album FEU en 2015, il modernise son style et mélange à ses références de bases (Lunatic, Scred Connexion, Sages Poètes de la rue) des nouvelles influences (Drake, Chance The Rapper, Wiz Khalifa). Porté par plusieurs morceaux, comme l’OVNI Egérie, le single estival Ma Dope et surtout le tube générationnel On Verra, Nekfeu s’impose comme un nouveau poids lourd du rap français, arrivant à combiner succès d’estime et succès commercial grâce à son immense fanbase… En témoigne la sortie de son deuxième album Cyborg, annoncé par surprise lors de son concert à Bercy et récemment certifié disque de diamant, le tout sans la moindre interview et surtout sans le moindre clip. Son retour avec un troisième album en 2019 après deux ans et demi d’absence était même un évènement, bien mis en scène par le film documentaire retraçant la construction de l’album. Les résultats sont là et Nekfeu trône au classement des meilleurs ventes de l’année 2019, devançant les concurrents très sérieux que sont PNL et Ninho. L’arrivée d’un public issu des classes moyenne et supérieure de la société a bouleversé le paysage rap de la fin des années 2010. L’expression fourre-tout « rap de iencli » qui regroupe pêle-mêle Orelsan, Lomepal, Roméo Elvis, Caballero & JeanJass, Vald et Columbine est révélatrice de ce choc de cultures qui précipite un rapprochement d’un volet du rap et de la chanson française.
Jul, l’incontournable OVNI marseillais
Un phénomène extraordinaire fut observé en France au début de l’année 2014 : un OVNI a débarqué sur la planète rap français, du côté de Marseille. Un blondinet à la berlinoise façon Peaky Blinders, vêtu d’un survet de foot, en train de lever sa bécane avec des tartines d’autotune. Cet artiste au style si particulier n’a pas tardé à faire résonner son nom aux quatre coins de la France : JUL. Les passions se sont déchainées avec d’un côté ses fidèles fans et de l’autre ses détracteurs les plus extrême. On croit au début au phénomène passager mais on se rend très vite compte que le marseillais est un véritable taré de la productivité à te faire passer Stakhanov pour un employé municipal. 5 ans plus tard, il compte déjà à son actif 19 albums (13 payants 6 gratuits) de minimum 20 morceaux pour plus de 3 millions d’albums vendus. Une performance tout simplement inédite. La musique de l’OVNI est unique en son genre. Il a sa marque, faite de mélodies synthétiques à la fois tristes et dansantes, de rythmiques dépassant facilement les 120 BPM et d’une voix rendue ultra aiguë avec l’aide de l’autotune… Loin des copies du rap américain qui cartonnent alors dans les charts.
Il y’a là un mélange de rap marseillais, de musique latine, de raï, de pop, de variété française et d’eurodance. Dans la forme, c’est complétement inédit. Sur le fond, les thèmes sont restés les mêmes : la vie au quartier, la galère, les parties de foot, les levées de deux roues, l’économie parallèle, les conflits entre terrains rivaux, le cannabis et l’alcool fort, la famille, les potes, les meufs, les ennemis… Rarement un artiste n’avait autant incarné à lui tout seul la vie des moins de 30 ans des quartiers populaires en y ajoutant autant d’émotions (qu’elles soient positives ou négatives, et c’est ce qui explique également son immense succès en plus de sa productivité folle et de son originalité. L’OVNI s’est rapidement fait remarquer et apprécier pour sa bonhommie et sa simplicité, rappelant une autre légende de Marseille, Le Rat Luciano. Très proche de sa communauté de fans, la fameuse Team Jul, il gagne la sympathie des réseaux sociaux avec des messages remplis de bienveillance (quand d’autres préfèrent se moquer de ses trop nombreuses fautes d’orthographe). En apprenant à le connaitre et en digérant sa musique difficilement compréhensible à la première écoute, beaucoup sont passés d’un extrême à l’autre, de la critique compulsive à l’adhésion la plus totale. Rien d’étonnant à cela, n’importe quel OVNI ferait cet effet à un être humain…
PNL, un phénomène générationnel ?
Ils ont lancé la plus grande révolution dans le rap au cours de la décennie en 2015 avec le projet QLF rempli de type beats planants, de mélodies autotunées, d’onomatopées sauvages, de références à des personnages de la pop culture, de mélancolie et cynisme face à un quotidien misérable, de récits très détaillés de la vie de trafiquant et d’amour inconditionnel pour leurs proches, le tout merveilleusement mis en image par des clips lents et soignés. Séparément, les deux frangins des Tarterets officiaient déjà dans la musique avec des styles loin d’être remarquables. Ensemble, c’est comme s’ils avaient passé un moment interminable dans la salle du temps en fusionnant leurs forces et trouvant leur recette magique. Très vite, la formule prend… Porté par un morceau (et un clip) qui semblait tout résumer de leurs univers et de leurs personnages. Le Monde ou rien allait devenir l’hymne de toute une génération et l’album Le Monde Chico porté par une floppée de titres emblématiques (Le monde ou rien, J’suis PNL, Oh Lala, Dans ta rue, Tempête) installait définitivement PNL dans le paysage musical. Un an plus tard, ils entrent Dans la légende, et accrochent leur premier disque d’or sur les murs de leur quartier. Dans le même temps, ils donnent une nouvelle dimension à leur style et donnent naissance à une quantité de tubes d’une rare qualité (Da, Naha, Onizuka, Bene) et un chef d’œuvre introspectif pour clôturer l’album (Jusqu’au dernier gramme).
Ils poussent leur originalité visuelle à l’extrême avec une série de courts-métrages pour les clips de Naha, Onizuka, Bene et Jusqu’au dernier gramme, mélangeant fiction et réalité sur leurs propres histoires. Elle révèle quelques talents d’acteurs que l’on retrouvera en 2019 dans le film évènement nominé aux Oscars, Les Misérables de Ladj Ly. Un disque de diamant et trois ans plus tard, ils trônent sur un rap francophone qu’ils observent depuis le sommet de la Tour Eiffel, et leur quatrième album Deux Frères, véritable bijou d’introspection, renforce leur présence et nous renseigne davantage sur l’histoire de ces deux personnages qui cultivent leur part de mystère, n’accordant aucune interview et réduisant autant que possible leurs apparitions publiques. Cependant ils compensent cette rareté médiatique par de nombreux clips et des opérations de communication originales. Des Tarterets à la Scampia, de l’Islande à la Namibie, de l’Espagne à la Jamaïque, ils ont emmené la misère partout dans ce monde qu’ils voulaient tant et qu’ils ont conquis par la force de leur travail… Au point d’être considérés aujourd’hui comme l’un des meilleurs groupes de l’histoire du rap français.