Depuis quelques années, le marché français de l’urbain s’ouvre de manière croissante à des artistes étrangers au-delà de l’incontournable scène américaine. L’un des exemples les plus représentatifs de cette tendance est celui de l’Italie depuis 2016, mais dernièrement c’est surtout le rap marocain qui a le vent en poupe. En 2017, Lacrim avait déjà travaillé avec les marocains du duo Shayfeen et Madd sur le morceau 3dabi extrait de la mixtape RIPRO 3. Progressivement, la côte des rappeurs locaux s’accroît auprès du public haxagonal, en atteste le succès des dernières collaborations de Madd sur les projets de Laylow, Dosseh et Tortoz. A l’origine de cet engouement, nous retrouvons le collectif NAAR, dont l’objectif aussi ambitieux que puissant est de placer le pays du couchant lointain sur la carte mondiale des musiques urbaines. À l’occasion de la sortie de l’album SAFAR de NAAR, nous avons rencontré Mohamed Sqalli, co-fondateur du collectif NAAR, et Shobee, rappeur mais également directeur artistique du projet, pour une interview exclusive.
REVRSE : On se voit aujourd’hui pour la sortie de l’album SAFAR de NAAR, dont l’un des enjeux est de faire briller le rap et la culture marocaine… Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse du projet ?
Mohamed Sqalli : Ça a commencé en 2017 quand Ilyes Griyeb (ndlr : co-fondateur du collectif), m’informe que Skepta lui avait volé deux photos et les avait utilisé sur Instagram pour promouvoir sa marque. Parallèlement, ça faisait plusieurs mois que des créateurs occidentaux se servaient dans l’imagerie arabe. On s’est étonnés que les américains s’intéressent à l’esthétique arabe et que ça ne profite pas aux artistes locaux. Nous pays arabes, on s’extasie quand les artistes internationaux s’intéressent à nous, alors qu’on devrait plutôt être fier d’exporter nous-mêmes notre culture. En outre à ce moment la j’étais en contact avec la scène trap marocaine locale et j’assistais à l’un des mouvements culturels les plus forts de ces dernières années, et je m’étonnais que personne n’en parle au-delà de nos frontières. De la m’est venue l’envie de créer un projet où les artistes marocains seraient au centre.
Shobee : Jusque là, les artistes marocains voulaient plutôt se calquer sur une image occidentale au lieu d’affirmer la leur. On s’est rendus compte qu’on était capables d’exporter notre musique tout en gardant notre identité. Dans cette optique on a fait en sorte que les invités s’intègrent à notre univers plutôt que l’inverse. Avec NAAR on s’est rendus comptes que notre identité était notre plus grande valeur ajoutée…
Mohamed Sqalli : Il est beaucoup plus simple de promouvoir un projet avec une personnalité que l’inverse. C’est pour ça qu’aux Etats-Unis on voit facilement émerger des artistes pas exceptionnels artistiquement mais qui dégagent une certaine authenticité. On a voulu proposer un projet cohérent, d’une certaine durée, avec une démarche authentique.
REVRSE: C’est votre premier projet travaillé avec une grosse structure (Barclay/Def Jam), qu’est-ce que ça a changé à votre façon de travailler ?
Shobee : C’est une manière de travailler différente, mais je m’y suis toujours préparé. Ca a marché avec NAAR parce qu’avec mon équipe on a toujours pensé à être structurés, même s’il n’y a pas d’industrie au Maroc, à avoir un certain écosystème propre à nous. Les autres artistes marocains ne sont pas habitués à ce genre de choses. Pour moi il s’agit d’un moyen de ramener cette organisation au Maroc, d’ouvrir cette porte et de montrer qu’un projet local peut sortir, changer la donne.
Mohamed Sqalli : Chez Universal, on est signés en licence, on a reçu une avance pour mener à bien ce projet. On a eu une complète liberté pour le réaliser. Ils nous ont aidé pour la promo, mais aussi à obtenir certaines collaborations internationales ; pour nous, il était essentiel d’avoir un invité américain et on a pu avoir Amir Obé. Ils nous ont aussi aidé à avoir Dref Gold en Italie.
REVRSE : Un passage de votre collaboration avec Lomepal laisse entendre que vous vous êtes vu adresser des critiques de votre entourage, au niveau personnel ou professionnel… C’est le cas ?
Shobee : Je parlais surtout d’un point de vue personnel. On a fait beaucoup de sacrifices pour en arriver là. Ce n’est pas facile de faire ce que je fais en France. J’aurais pu rester sur ma popularité au Maroc. Ce travail finit par payer parce qu’on a pu collaborer sur l’album de Dosseh et avec Lacrim sur RIPRO3, où on a pas mal topliné. On en est arrivés au stade ou chaque rappeur français veut son ambiance marocaine c’est bien. Les gens cherchent à s’américaniser, s’occidentaliser mais c’est pas notre démarche. Notre but est de créer une identité marocaine, on ne cherche pas à reprendre les flows de Niska ou Koba LaD.
REVRSE: Si le rap marocain existe depuis longtemps, il ne commence à rayonner internationalement que depuis peu. Comment expliquez-vous que cela ait pris autant de temps?
Shobee : Le mouvement rap au Maroc existe depuis longtemps. Dès les années 90 on a commencé à voir des rappeurs, mais ça restait confidentiel. Il a réellement démarré au milieu des années 2000 avec le premier album de Don BIGG. A ce moment là tout le monde en écoutait au pays, c’était une révolution locale. Il y avait déjà un grand engouement a pour le rap marocain sur les forums par exemple. Quand on est arrivé en 2012, le rap était surtout contestataire et anti-système. Avec Shayfeen ou notamment Dizzy Dros, on a décidé de ne pas chanter les difficultés du peuple marocain, mais plutôt de proposer du divertissement. On s’est fait sévèrement clasher à nos débuts en nous reprochant de trahir l’essence du rap avant que les mêmes personnes essayent de suivre le mouvement quand il a fini par prendre. Nous, on est des gens du peuple mais on préfère divertir, inviter à l’évasion au lieu de rappeler les problèmes.
REVRSE : Au début de l’année, vous avez fait une tournée européenne durant laquelle vous avez interprété d’anciens morceaux et des exclus de cet album, quel est votre retour sur cette tournée ?
Shobee : Pour une première tournée, on a fait des sold-outs quand même ! Au Trabendo (Paris), on n’avait pas annoncé qu’on dévoilerait des morceaux en exclu on l’a quand même rempli. On a fait des bêtes de dates, lyon c’était lourd. On a du monde partout où on va, c’est ça qui est cool, même si ce n’est que le début
Mohamed Sqalli : Du fait qu’on soit basés en France et que ce soit le premier territoire où on a le plus de réseaux, c’est le pays qui a été le plus exposé à ces artistes là, du moins à-au travers du projet de NAAR. Du coup, il y a un réel bouche à oreille qui fait qu’on peut annoncer n’importe quelle salle de 500 places et arriver à un sold-out. Par contre, on a fait des tentatives en Belgique, aux Pays-Bas et en Suisse et c’est beaucoup plus difficile. En Belgique et aux Pays-Bas, ça allait parce qu’il y’a une grande communauté marocaine qui les suit. Il y aura toujours au moins 200 personnes, où que tu sois. C’est des axes de progression, il faut tester et voir ou on en est. L’expérience était en tous cas positive
REVRSE : Le reportage Wa Drari qui retrace le parcours et les difficultés de Shayfeen a été un véritable carton d’audience avec 2 millions de vues. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Shobee : Pour nous pas grand chose, mais pour les jeunes ça a donné plus d’espoir. Ça tombait au bon moment. Une caméra nous a suivi pendant un an au moment où ça prenait forme. On a jamais voulu communiquer d’ou l’on vient, ce que l’on a vécu. On ne voulait pas que les gens aient pitié de nous. Maintenant je trouve que c’est bien d’avoir montré ça. Ça a donné de l’espoir pour les jeunes d’aller au bout de leurs rêves. On a reçu beaucoup de messages de gens dont les parents ne voulaient pas les laisser vivre leur vie. Après le documentaire ils ont plus eu confiance. C’est ce genre de feedbacks qui nous intéresse…
REVRSE : Est-ce qu’il y a un titre du projet dont vous êtes particulièrement fiers ?
Mohamed Sqalli : C’est Money Call parce qu’il a posé les bases de ce projet. Sans ce morceau, on aurait peut être pris une direction différente. Ça a été de prise de risque collective. Je voulais faire une résidence artistique et je ne savais pas dans quoi je me lançais. J’ai loué une villa à Casablanca pendant 10 jours, j’appelle Laylow, Eazy Dew, Ikaz Boi et après j’ai invité tout le rap marocain. Il fallait que ce soit un bordel pour voir ce qui allait en sortir. J’avait essayé de travailler à distance, notamment avec Vladimir Cauchemar qui devait produire un son pour un rappeur marocain, et c’était compliqué à mettre en place. C’est pourquoi certains featurings ne se sont pas faits. Shobee a été important parce que de mon côté, j’étais débordé. Il a dit a Eazy Dew qui était sur place de faire écouter ses prods. Laylow, qui n’était de passage sur Casablanca que pour tourner un clip, devait rentrer en France. Je l’ai convaincu de rester trois jours de plus, pour pouvoir être dans la résidence et rencontrer des rappeurs marocains. On a pris des risques financiers mais également de réputation, parce qu’on était pas sûrs de réussir un son avec Eazy Dew.
Shobee : Sans ce morceau, on ne serait pas sûrs d’en être la. On a instauré une image, un standard de qualité. Tous les invités qui sont venus plus tard ont parlé de Money Call. Jok’Air, notamment, s’est ajouté au projet grâce a ce son. C’est grâce à ça qu’on a réussi a faire un vrai album avec une direction plutôt qu’une playlist.
REVRSE : Dans cet album vous rappez principalement en arabe, même s’il y’a un peu de français et d’anglais. Vous ne pensez pas que ça puisse être un frein pour la réussite de ce projet en France ou en Europe ?
Shobee: C’est pour ca qu’on a amené des artistes locaux. On veut faire un album de rap marocain ouvert sur le monde. Je peux faire un album en anglais mais ça ne sera pas du rap marocain, même s’il y a des sonorités marocaines. Quand on écoute des artistes latins, ils ne changent pas de langue. On est dans une époque ou il faut pousser. Si on était partis défaitistes, on ne serait pas devant vous. Il n’y aurait pas de Money Call. Avant, avec Shayfeen, on faisait des featurings avec des français mais le public marocain ne kiffait pas. Maintenant, même Laylow est limite considéré comme un rappeur marocain alors qu’il a un côté très expérimiental dans sa musique
Mohamed Sqalli : Effectivement c’est un frein, mais ce n’est pas de notre responsabilités. C’est celle des décideurs, en radio sur les plateformes de streaming. Mon combat était de faire accepter notre projet en tant que tel sans qu’il soit catalogué comme du rap de chicha. Le problème vient plus du décideur qui ne comprend pas notre musique que de nous. Le public est habitué à écouter des musiques étrangères.