Malgré une baisse d’audience, 2,3 millions de téléspectateurs et de 15,6% de part d’audience contre 2,7 millions de téléspectateurs et 16% de part d’audience en 2022, les Victoire de la Musique demeurent un rendez-vous incontournable pour l’industrie musicale. Pourtant, cette année encore, le rap brille par sa quasi-absence : seul Orelsan remporte trois Victoires (Concert de l’année, Chanson originale de l’année et Création audiovisuelle de l’année) pour Civilisation, paru en 2021.
Ce dernier est d’ailleurs le seul rappeur à avoir eu cet honneur depuis Damso et Bigflo & Oli en 2019 (en excluant les catégories soumises au vote du public et les catégories liées aux performances commerciales), notamment du fait de la suppression des catégories de genres. Le rap se retrouve ainsi limité à une catégorie factice : celle de l’album le plus streamé, attribué cette année à Ninho pour Jefe. En 2022, SCH s’était fendu à cette occasion d’un discours invitant les Victoires à revoir leur fonctionnement afin de représenter la diversité musicale.
Un an plus tard, force est de constater que le message n’a pas été entendu : à peine 4 des 29 artistes et sorties nommés pour cette 38ème cérémonie des Victoires de la Musique sont issus du rap. Dans la catégorie des révélations masculines de l’année, seule à faire figurer à parts égales artistes rap et pop française, Tiakola et Lujipeka sont tenus à l’écart au profit du belge Pierre de Maere.
À l’issue de cette année qui pourrait être une année de rupture, les Victoires de la Musique ne parviennent pas à corriger leur fonctionnement pour conserver leur statut de « cérémonie des cérémonies »… Au profit d’un nouveau concurrent : Les Flammes, qui devraient avoir lieu le 11 mai prochain.
Victoires de la Musique : tremplin commercial incontestable ?
Si les Victoires de la Musique font l’objet d’autant de débats, c’est notamment parce que, plus qu’aucune autre cérémonie dédiée à la musique en France, elles possèdent une capacité bien réelle à faire décoller les ventes des lauréats. C’est tout particulièrement le cas dans les grandes surfaces spécialisées telles que la Fnac, où leurs albums sont mis en avant et ornés d’une étiquette aux couleurs des Victoires.
En observant les Top Albums hebdomadaires édités par le Syndicat national de l’édition phonographique au cours des deux années passées, on constate ainsi des augmentations notables : +517% pour Benjamin Biolay, +231% pour Pomme, +191% pour Clara Luciani ou encore +152% pour Grand Corps Malade. Dans les catégories dédiées aux révélations, des artistes sortis ou jamais entrés dans le classement y réapparaissent (Barbara Pravi, Terrenoire et Hervé).
Des chiffres qui interrogent immédiatement sur l’impact qu’aurait la récompense sur l’exploitation d’un projet rap ; il est néanmoins difficile de formuler une réponse exacte en raison du manque de projets nommés au cours des trois dernières années. En 2022, les ventes d’Orelsan n’augmentent que de 7% sur deux semaines alors qu’il remporte la Victoire de l’Artiste de l’année. C’est l’évolution la plus faible constatée parmi les gagnants de cette 37ème édition ; néanmoins, cela peut s’expliquer par un volume de départ sensiblement plus élevé. En 2019, Lithopédion chute de la 29ème à la 37ème position du Top Albums en deux semaines alors qu’il remporte la Victoire de l’Album rap de l’année.
S’il n’est pas exclu que les Victoires de la Musique puissent impacter positivement l’exploitation d’un album rap, on constate néanmoins que la résonance de la cérémonie auprès de l’audience rap est de plus en plus faible du fait de l’absence systématique des artistes qu’elle plébiscite.
La composition de l’académie des votants en cause
Parmi les causes de cette absence, un système de vote manquant de souplesse. L’académie des votants des Victoires de la Musique est constituée de 600 professionnels répartis en trois collèges distincts, de taille égale : le premier regroupe les producteurs de spectacles et maisons de disques, le deuxième les interprètes, auteurs, compositeurs et musiciens (au travers des organismes de gestion collective) et le troisième (festivals, plateformes de streaming, médias, etc). Depuis 2020, l’académie des votants comprend également 200 votants non-professionnels : 100 auditeurs volontaires tirés au sort et 100 détenteurs du Pass Culture.
Une grande partie des sorties de l’année passée sont recensées et triées par catégories en fonction du souhait des artistes ou de leurs labels. Le vote est réalisé en deux tours : au cours du premier, chacun des votants propose un nom par catégorie ; au cours du deuxième, le gagnant de chaque catégorie est choisi parmi huit pré-finalistes.
Ce mode de fonctionnement favorise grandement les calculs politiques et tractations entre acteurs de la filière musicale. Les maisons de disques ont ainsi été accusées de privilégier les candidats en fonction de leur situation contractuelle. Jean-Rachid Kallouche, producteur de Grand Corps Malade, s’insurgeait à ce sujet lors d’une interview pour Le Parisien : « les maisons de disques n’aiment pas les petits indépendants comme moi et ils me le font payer indirectement. »
Les membres des trois collèges professionnels de l’académie des votants sont ainsi sélectionnés : pour les maisons de disques au sein de leur management, selon les parts de marché de chacune au cours de l’année passée ; pour les interprètes, auteurs, compositeurs et musiciens au sein des conseils d’administration des organismes de gestion collective et syndicats d’artistes. En raison de ces règles de sélection, les collèges professionnels sont marqués par un manque de diversité générationnelle. Afin de tenter d’y remédier, les entités représentées sont désormais contraintes de renouveler d’au moins 20% leurs votants chaque année.
Les Flammes, nouvelle alternative à une cérémonie en perte de légitimité ?
Représenté, bien que marginalement, au travers de catégories de genres régulièrement renouvelées jusqu’en 2020, le rap disparait presque complètement de la cérémonie au cours des trois éditions passées. Pour tenter de compenser cette absence, les Victoires de la Musique mettent en place de nouvelles catégories dont l’absurdité est unanimement soulignée : le Titre, puis l’Album le plus streamé de l’année.
Attribué en 2022 à JVLIVS II de SCH et en 2023 à Jefe de Ninho, cette catégorie sans curation ni vote démontre une nouvelle fois la grande difficulté des Victoires quant au traitement du rap. Au lieu de conserver une récompense dédiée comme c’était le cas jusqu’en 2019, les Victoires ont fait le choix de créer un prix de substitution, d’une valeur forcément moindre puisqu’il ne repose pas sur un vote. Le rap est donc considéré comme un sous genre, dont la popularité force presque l’institution à lui accorder une petite place, mais qui ne peut être pris assez au sérieux pour être représenté au sein des catégories électives.
Afin de pallier à ce déséquilibre, les médias Booska-P et Yard s’associent à l’agence Smile pour annoncer le lancement des Flammes, cérémonie consacrée aux cultures populaires. Ce nouveau concurrent des Victoires de la Musique verra sa première édition se dérouler le 11 mai prochain au Théâtre du Châtelet avec de nombreux enjeux à la clé : réunir des audiences significatives en dépit de l’absence de partenaire TV ou radio, mais aussi démontrer leur capacité à impacter les carrières des vainqueurs…
Confrontées à la baisse des audiences télévisées (2,3 millions de téléspectateurs contre 2,9 millions quatre ans plus tôt) et incapables de réviser leur mode de fonctionnement pour parvenir à prendre en compte la diversité du paysage musical français, les Victoires de la Musique perdent progressivement leur statut de « cérémonie des cérémonies ». Désormais devenues une cérémonie parmi d’autres, dont l’image reste attachée à la pop et la variété françaises, elles font face à l’issue de ce qui pourrait être l’année de trop à un nouveau concurrent en passe de devenir plus légitime sur un terrain qui leur fait défaut…
Illustration : Tiakola pour Nike Sportswear