Le rap et internet sont deux éléments relativement nouveaux dans la culture populaire. En effet le rap a connu ses premiers balbutiements entre la fin des années 70 et le début des années 80. Il a pris de plus en plus d’ampleur dans l’imaginaire collectif en parvenant à s’adapter aux différentes périodes qu’il traversait ainsi qu’en proposant de multiples choix pour un public de plus en plus diversifié ; cette diversité à permis de créer une culture à part entière. Pour internet, c’est un peu la même histoire : bien que sa création remonte au début des années 60 voire fin des années 50 et qu’elle a été financée par l’armée américaine, internet a évolué au fil des années en devenant de plus en plus performant et sa démocratisation dans les années 90 l’a rendu quasi-indispensable à notre société.
➡ La formation d’une culture internet et de son étonnante capacité d’intégration
Bien que la création d’internet ait été supervisée par une des institutions les plus puissantes du monde, sa démocratisation a permis l’émergence d’une contre-culture. Cette contre-culture d’internet n’a pas existé dès sa genèse, elle s’est développée au fur et à mesure de la démocratisation d’internet. Les premiers utilisateurs d’internet se sont appropriés l’outil pour en faire une société à part entière, qui répondrait à ses propres règles, ayant ses propres références culturelles. Évidemment cette utopie ne fut que de courte durée puisque très vite les gouvernements, comprenant les risques que pouvait engendrer une société anarchique et virtuelle dans la vie réelle, légiféra très vite sur le sujet pour gérer ce nouveau monde ouvert à tous. Bien que l’internet libre voulu par les premiers utilisateurs ait disparu au profit d’un internet plus encadré, plus sécurisé et plus surveillé, une chose a réussi à survivre à ce grand ménage : la contre-culture d’internet, qui à peu à peu envahit la culture populaire. Il était donc inévitable que les deux contre-cultures du rap et d’internet finissent par se rencontrer. Au sens large, cette culture internet correspond à tout ce qui se rapporte à l’informatique et ses influences dans la société, par exemple dans le domaine du divertissement. On pourrait dire que la culture internet est une culture générée par l’utilisation d’ordinateurs mais qui n’existe que grâce aux utilisateurs de ces derniers, comme une forme d’humanisation de l’avancée technologique. Justement, pour faire perdurer et accroître leur culture, les utilisateurs ont multipliés les moyens de communication entre eux. L’ensemble de ces moyens de communication et d’interaction forme un tout qui n’est autre que la culture internet. Bien entendu, faisant partie intégrante de la culture populaire, la culture internet est l’une des plus facile d’accès qu’il suffit d’une connexion internet suffit pour y accéder. Cette particularité en fait aussi l’une des cultures les plus influençables, chaque personne se connectant peut théoriquement en influencer la direction et les contenus qui la constituent. Elle lui confère également sa puissance, chaque ajout de contenu la rend plus importante.
➡ Le rap à la rencontre d’internet, au croisement des usages et des intérêts financiers
En 2017, 44% des américains de 16 à 24 ans ont désigné le rap comme l’un de leurs genres musicaux préférés, ce qui le place parmi les plus appréciés du public jeune avec la pop et le rock. Dans le même temps, cette même catégorie de population est depuis le début des années 2000 celle parmi laquelle la pénétration de l’usage d’internet est la plus importante (plus de 90% depuis une dizaine d’années). Ces usages ne sont pas monolithiques, au fil des années la culture rap et les apports d’internet se sont nourris réciproquement au point de donner naissance à des avatars de plus en plus perfectionnés. Les artistes, conscients de se phénomène, n’ont pas tardé à capitaliser dessus, ce qui explique l’apparition ces dernières années de différentes danses virales initiées par des rappeurs. Récemment le Kiki Challenge créé par Drake pour faire écho à son titre In My Feelings et pour promouvoir son album Scorpion ou encore le pas de danse Shoot créé par le rappeur BlocBoy JB sont repris dans le monde entier. Ces deux cultures sont dépendantes l’une de l’autre et leurs frontières sont poreuses, un facteur qui a favorisé l’émergence d’un nouveau genre de rap, le troll rap. Pour faire court, un troll sur internet est une personne qui cherche à créer une situation conflictuelle, une controverse, une polémique et surtout à attirer l’attention sur elle. Ce comportement devenu courant sur les réseaux sociaux est en train de prendre d’assaut le rap avec des artistes tels que Vald et Lorenzo en France, ou encore 6ix9ine aux États-Unis. Bien que ces artistes aient acquis leur reconnaissance en partie grâce à leur comportement parfois borderline, ils n’en restent pas moins des artistes à part entière avec des univers particuliers. L’autre intersection du rap et de la culture internet s’est effectuée par le biais de memes. Source d’humour sur les réseaux sociaux depuis de nombreuses années, ils ne cessent de prendre de l’ampleur grâce à leur souplesse et à leur capacité d’assimilation. C’est exactement ce qui c’est passé avec la rappeuse Bhad Bhabie, de son vraie nom Danielle Bregoli a.k.a « the cash me ousside » girl.
➡ Danielle Bregoli, ou comment passer de la télé-réalité au rap en passant par le tremplin des memes
La rapidité et l’instantané sont les mots d’ordres d’internet et cette façon de penser, de vivre, est en train de s’installer de jour en jour dans nos vies et peut faire basculer notre vie en instant. C’est ce qui c’est passé pour Danielle Bregoli. En septembre 2016 la jeune adolescente alors âgée de 13 ans est invitée sur le plateau de l’émission Dr. Phil —un talkshow abordant divers sujet, comme un mélange entre C’est Mon Choix et Confessions Intimes— pour parler de son comportement turbulent. Alors que le « reportage » montrant la façon de vivre de la mère et de la fille s’achève, prend place une interview croisée des deux protagonistes par le présentateur de l’émission, qui essaie de « trouver des solutions » pour régler le problème. Au fil de l’entretien, les réponses de l’adolescente se font de plus en plus agressive, surtout qu’elle prend très mal les rires du public à chacune de ses intervention. Poussée dans ses derniers retranchement la jeune fille lâche la fameuse phrase « cash me ousside how bout dat ». Cette phrase prononcée par énervement rend l’assistance encore plus hilare du au fait de la mauvaise prononciation des mots, et malgré un certain malaise installé parmi le public l’émission continue d’être tournée, débouchant sur la solution d’envoyer Danielle dans un centre pour jeune adolescent turbulent dans l’Utah. Danielle n’est pas alors au courant de ce se passe sur internet, mais sa phrase est en train de faire le tour des réseaux sociaux et se retrouve détournée de son contexte, faisant d’elle un meme par la force des choses. Une fois de retour dans sa vie normale, en Floride, l’adolescente se rend compte petit à petit de l’ampleur du phénomène qui entoure sa personne mais est perdue et souhaite tout simplement reprendre sa vie d’avant l’émission. Les États-Unis étant une terre d’opportunités, le jeune dirigeant d’une compagnie spécialisée dans le placement de produits dans le domaine de la musique décide de la prendre sous son aile pour la produire.
C’est à partir de ce moment-là que tout s’accélère. Profitant de l’incarcération de Kodak Black à l’époque, le producteur de Danielle discute avec l’entourage du rappeur qui souhaite réaliser un clip en soutient au rappeur incarcéré et propose Danielle pour assurer le playback du clip. Évidemment, la démarche est de créer un certain buzz autour du clip, et le moins que l’on puisse dire c’est que la stratégie fonctionne puisque le clip cumule plus de 44 millions de vues à ce jour. Il permet surtout à Danielle de se faire reconnaitre par les amateurs de rap, d’autant plus que sa participation au clip n’est pas un désastre : son playback et sa prestation sont plutôt correct pour une première fois. Suite à cette apparition, l’adolescente apparait de plus en plus dans des clips de rappeurs ou sur des photos en compagnie de rappeurs, elle s’installe progressivement dans le paysage du rap et essaie de se faire accepter par le public, qui est en premier lieu assez réticent à sa présence sur la scène musicale. Parallèlement à la multiplication de ses apparitions, Danielle travaille sur sa musique ; la jeune rappeuse peut déjà capitaliser sur deux avantages que sont le buzz important autour de sa personne et le son encadrement par une très bonne équipe pour l’aider dans sa démarche. On va très vite constater l’effet de ces atouts lorsqu’en aout 2017, la rappeuse sort le clip These Heaux. Le morceau est un hit instantané et permet même à Danielle d’être la plus jeune rappeuse à débuter et à placer un morceau dans les charts, en plus de cet exploit ce morceau lui permet de signer un contrat avec Atlantic Records pour plusieurs albums. Bhad Bhabie continuera sur sa lancée en multipliant les sorties de clips et de morceaux ainsi que de remixs, contribuant à fidéliser sa fanbase et lui permettant de travailler sur sa mixtape 15 tout en récupérant quelques certifications RIAA au passage.
➡ 15, une carte de visite étonnamment prometteuse pour la carrière à venir de Bhad Bhabie
Comme nous l’avons dit Bhad Bhabie est jeune, le fait qu’elle ait appelée sa mixtape 15 n’est pas une coïncidence puisqu’il s’agit de son âge, ce qu’elle tient à le rappeler d’emblée avec le titre éponyme 15. Dans ce morceau elle débute chacune de ses rimes en disant « fifteen » et en complétant avec différents accomplissements qui tournent surtout autour de sa réussite financière. La rappeuse aborde son passée dans le morceau Bhad Bhabie Story, notamment au début de la musique et on comprend très vite qu’elle et sa famille faisaient partie des « white trash », catégorie sociale informelle qui désigne en fait les populations blanches les plus démunies aux États-Unis, une couche de la société qui a très bien été décrite dans le film 8 Miles. On comprend mieux son empressement à évoquer sa réussite dans la plupart de ses morceaux, notamment sur Count It, Gucci Flip Flop, Hi Bich ou encore SHHH. Bien évidemment, la mixtape ne se limite pas à cet aspect et propose une liste d’invités assez prestigieuse pour un premier projet, avec notamment la présence de YG, Ty Dolla $ign, Lil Yachty ou encore Lil Baby sans oublier des invités féminins comme Asian Doll et le groupe City Girls. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces collaborations sont toutes réussites ; mention spéciale pour YG et Lil Baby qui placent de très bon couplets sur chacun de leur titres respectifs. D’une part, tous les beats sont de qualité et permettent à Bhad Bhabie et ses invités d’exprimer tout leur potentiel sur chaque morceau, d’autre part Bhad Bhabie n’est clairement pas à prendre à la légère et ne se laisse pas démonter par les rappeurs en featuring, ce qui peut donner de très bon morceaux comme celui en avec Asian Doll, Affiliated.
Sur cette chanson on sent que les deux rappeuses ont une véritable alchimie, on passe du couplet de l’une à celui de l’autre en un clin d’œil pour finir sur un refrain commun dont le flow colle parfaitement à l’instru de la chanson. C’est d’ailleurs l’une des forces de Bhad Bhabie, celle de pouvoir s’adapter aux beats et de proposer toujours un flow adéquat, comme on peut le constater sur le morceau Count It. Ce-dernier est produit par le beatmaker hollandais Jack $hirak et est sans aucun doute le morceau en solo le plus réussi de la mixtape. On peut d’ailleurs remarquer que cette dernière alterne entre instrus rapides comme sur Juice, Affiliated ou encore Yung & Bhad et instrus beaucoup plus lentes comme sur Geek’d, Thot Opps et Famous, tout cela dans le but d’exposer cette force d’adaptabilité, quitte parfois à rater le coche comme sur No More Love. Dans ce morceau Bhad Bhabie s’essaie au chant et le rendu est plutôt décevant, d’autant plus que le morceau, porté par une mélodie au piano, est censé être léger afin que l’auditeur puisse respirer entre deux bangers. A l’inverse, Trust Me en collaboration avec Ty Dolla $ign est dans la même vision et fonctionne sans problèmes. Cette mixtape est globalement une réussite pour la jeune rappeuse, qui présente une carte de visite tout à fait honorable même si on peut exprimer quelques réticences, notamment sur les rimes parfois un peu faciles. En espérant que Bhad Bhabie réussisse à se développer en tant qu’artiste, dans la continuité d’un chemin déjà partiellement tracé et qui semble prometteur.