51 semaines après avoir libéré l’EP Savage Mode, unanimement salué par la critique, 21 Savage a remis le couvert ce 7 juillet avec son premier album studio humblement nommé Issa Album. Quatorze titres jonchent ce disque qui est un parfait prolongement de Savage Mode, que l’on doit sûrement à la quasi omniprésence de Metro Boomin’ dans l’élaboration du disque : il est crédité sur 10 des 14 pistes. Durant un an, 21 s’est contenté de quelques featurings de qualité, au hasard avec Drake, Travi$ Scott ou encore chez son grand pote Young Nudy. Surtout, il a capitalisé sur la réussite critique et commerciale de Savage Mode et a pris le temps de composer un premier album pétri de maturité. Décryptage d’un disque dans lequel 21 Savage, polyvalent, est partagé entre sombre gangster assoiffé de sang, homme passionnément amoureux et un riche dépressif.
➡️ Le super vilain 21 Savage plus que jamais sensible à la kryptonite
Sur Savage Mode déjà, il était question d’un monstre, du gangster ultime qui peu à peu est érodé par ses sentiments, laissant pudiquement entrevoir une profonde humanité. On se souvient des productions âpres qui jonchaient la première partie de l’EP, notamment sur No Heart ou X. Puis, au fil du projet, l’ambiance musicale s’adoucissait et tendait vers la mélancolie jusqu’à l’intense Ocean Drive, morceau de clôture du projet. L’histoire se répète sur Issa Album. Avant d’entrer dans le vif du disque, 21 Savage a tenu à aborder le nouveau statut que lui a octroyé Savage Mode sur Famous, le premier morceau. Sur les claviers suaves de Zaytoven, 21 célèbre sa notoriété et sa côte nouvelle. Nouveau riche, il garde la tête sur les épaules et n’en oublie pas moins ses enfants ni la trap life qui l’a fait subsister si longtemps. Sur Bank Account, il fait étalage de sa richesse sur un refrain très entêtant qui se fredonne comme une comptine, le tout sur une production de Metro et 21 probablement élaborée dans la même session que le beat de Tunnel Vision. Mais, très vite, Close My Eyes, le troisième morceau, enraye la machine et met déjà en péril le gangster imperméable que 21 aspire à être. Le rappeur confesse voir des cadavres dès qu’il ferme les yeux. Si cette confidence fait office de monstrueuse accoutumance, elle est également le reflet d’un homme au sommeil hanté, l’esprit gangréné par la trap life qu’il mène.
En outre, si les deux premiers couplets semblent froids, le dernier est criblé d’émotions avouées à demi-mots. « Have you ever did a real homicide nigga ? / Have you ever made a nigga mama cry nigga ? » dépeint la dichotomie de son personnage : alors qu’il pose ces cruelles questions d’une voix grinçante, il décrit à la fois la bête qu’il est mais distille aussi les remords qui le rongent. Soudainement, le sentiment d’en avoir trop dit s’empare de 21. Pour nous faire oublier ce souvenir du moment de faiblesse qui l’a pris, il nous envoie deux courts morceaux en guise de neutralizer, Bad Business et Baby Girl, dans lesquels il noie ses tourments dans les plaisirs charnels. Ces deux morceaux de trap, aux productions sautillantes, voient 21 raconter sa routine de gangster sous toutes ses coutures de manière décomplexée. Toutefois, si 21 abordait sa trap life de manière assez impersonnelle durant les deux morceaux précédents, sur Thug Life, piste 6 à l’instrumentale cotonneuse, il lui accorde un crédit supérieur. Il décrit sa vie de thug passée à dealer de la drogue cachée dans le canapé de sa grand-mère ou derrière le grille-pain lorsque, le dimanche, la famille se réunissait à la maison. De plus, il aborde son détachement progressif de cette vie qui le consume par une ligne sur sa mère au dernier couplet : « Used to make my mama cry but now I make her proud ». Par tous ces procédés, 21 devient sympathique alors qu’il est censé incarner un gangster répugnant. L’humanité revient au galop.
➡️ Une maturité nouvelle illustrée par le thème de l’amour
FaceTime coïncide avec l’arrivée de l’amour dans Issa Album. Amber Rose, ayant récemment surgi dans la vie de 21 Savage, n’est probablement pas étrangère à ce ton nouveau. Si déjà sur Savage Mode il parlait d’amour, la manière était bien différente. En effet, il confrontait celle qu’il aime à la codéine avant que la drogue l’emporte sur la première. Dans FaceTime, plus question de concurrence : sur une instrumentale suave et lancinante, 21 émet le vœu de s’engager avec sa bien-aimée si elle le souhaite en retour. 21 Savage a mûri et cela se ressent dans sa musique, en atteste le titre suivant, Nothin New. Contrairement à l’intitulé, le morceau dévoile une facette nouvelle du rap de 21. Il ouvre ce renouveau par la phrase « they thought I only rapped about murder and pistols », avant de dérouler sur le deuxième couplet une tirade cynique et grinçante du racisme systémique dont est victime la communauté noire aux Etats-Unis qui atteint son apogée sur l’incroyable ligne remplie d’insolence « civils rights came so they flood the hood with coke » en référence à l’affaire Iran-Contra. En résulte un morceau puissant à l’instrumentale minimaliste qui s’efface au profit du discours de 21 qui réussit le tour de force de percer les cœurs tout en conservant sa posture froide et distante. Numb tombe à pic : 21, après avoir dénoncé, s’accorde le droit d’être triste. Sur une instrumentale pleine de spleen, il ressasse son passé douloureux d’une voix pleine de langueur et panse les plaies béantes qui le meurtrissent par des liasses de billets. Par ce morceau, il introduit la peine qui animera la fin du disque : celle du revers de la médaille.
➡️ Le portait d’un homme en perpétuelle souffrance
Cette douleur est développée plus amplement sur l’instrumentale de Dead People, version codéinée de Kid A de Radiohead sur l’album du même nom. Sur ce morceau, 21 utilise le même procédé que Migos sur Deadz ou Hoodrich Pablo Juan sur Dead People : allégoriser les billets de banque par les figures décédées qu’ils arborent. Toutefois, la démarche de 21 Savage dépasse cette simple métonymie. En effet, plus tôt, sur Close My Eyes, le troisième morceau, 21 voyait des morts dès lors qu’il fermait les yeux. Maintenant, ces morts sont là, avec lui : il traîne avec eux, il est avec eux. Sa richesse s’accentue en même temps que ses souffrances, 21 semble avoir franchi un palier dans la mélancolie. Néanmoins, il s’entête à panser ses plaies avec l’argent sur Money Convo, qui creuse la veine initiée par le deux morceaux précédents et abandonne complètement la souffrance qui l’accompagnait. Il semble plus que jamais déterminé à noyer ses tourments dans le luxe. Les lourdes basses et la quasi absence de mélodie sonne comme une lourde marche de 21 vers la Forbe’s list. L’inefficacité de l’argent pousse 21 à se trouver un autre exutoire. Ce sera l’amour, avec Special, la deuxième chanson d’amour de l’album. Elle intervient après une épopée de souffrance pour 21. L’année passée, il se serait simplement consolé dans la codéine. Désormais plus mûr, il tente de faire taire ses maux auprès d’une femme qu’il s’évertue à chérir de tout son cœur.
Special expose la cour que fait 21 auprès d’une femme qui a trouvé grâce à ses yeux : spéciale par sa loyauté, qualité rare chez les femmes gravitant autour des hommes riches, et avec qui il est prêt à faire un bout de chemin. Il semble avoir trouvé l’amour et se bat pour la conquérir au lieu de se focaliser sur le passé tel qu’il a pu le faire sur X avec Future. Whole Lot se calque sur l’adage more money more problems qui cause tant de tracas à 21 Savage. Il semble agacé et redevient agressif : comme sur Money Convo, les mentions de violence et d’armes sont nombreuses. Il étale aussi longuement ses possessions matérielles. Ces dernières sont exprimées dans la musique par les adlibs de Young Thug qui envahissent les espaces de la production laissés béants par les flows de 21. La voix grave qu’adopte Thugger fait de lui le parfait écho de 21. Durant cinq minutes, ils ne font qu’un, clamant ensemble leur richesse exponentielle et leur détermination. Enfin, 7 Min Freestyle se profile en véritable déflagration. 21 Savage, aussi instable que de la nitroglycérine, explose en plein vol, soumis à trop de tensions. Toute la complexité du personnage de 21 Savage, ses multiples facettes, l’album entier, tout est balayé comme un château de cartes par le souffle de ce morceau de clôture. Dans ce freestyle, 21 Savage devient une entité omnipotente, imbue de sa personne et animée par une haine vengeresse inexplicable, ne répondant plus à aucune règle sinon celle de son imprévisible bon vouloir. A l’instar de la pochette de l’album, il surplombe les mortels et calcine allègrement l’été. C’en est définitivement terminé d’Issa Album.
Issa Album est un nouveau cap dans la carrière de 21 Savage. Au-delà des bons chiffres qu’il réalise (77 000 ventes en première semaine), il est son projet le plus abouti. 21 a su, sous la tutelle de Metro Boomin’, tirer profit des fondations posées par Savage Mode, y poursuivre le développement de son personnage dichotomique, cerné entre vie de gangster impénétrable, impavide et désir d’ouvrir à ses sentiments qui frappent perpétuellement à la porte. Si de pudiques confessions poignantes ont fait surface, ce sont les ténèbres de 21 Savage qui ont fini par asseoir leur domination. 21 choisit de rester reclus.