13 Novembre 2015, avant d’apprendre aux alentours de 23h que Paris a plongé dans l’horreur, 500 personnes s’étaient rassemblées à la Maroquinerie, salle de concert situé dans le 20ème arrondissement de la capitale. Ce soir-là, Espiiem, rappeur parisien âgé de 26 ans, y assure la Release Party de Noblesse Oblige, son premier album, sorti une semaine auparavant. Durant 2h, le rappeur, accompagné sur scène par son backeur Ynnek et de son DJ Matou, offre une prestation XXL.
Pas de jeux de lumière aveuglants ni d’effets spéciaux impressionnant, juste une prestance remarquable, un charisme naturel, un talent d’interprète hors norme et une énergie débordante suffisent à charmer un public totalement acquis à sa cause. Espiiem a une vraie attitude de rockstar sur scène, gardant l’équilibre entre hymne à faire jumper les foules et morceaux plus calme pour redescendre. A la fin du concert, pour le rappeur, cela ne fait aucun doute : « C’était surement le concert de ma vie ! » déclare-t-il. Même si l’on souhaite que sa carrière se poursuive et se développe, il est vrai que cette date marque l’aboutissement d’une carrière grandement mené à l’ombre des projecteurs depuis 10 ans, qui a fait d’Espiiem l’un des rappeurs les plus talentueux et les plus importants des années 2010. Explication.
Un prince de l’underground
Originaire du 3eme arrondissement de Paris, le jeune Espiiem, grand auditeur de rap, sera initié à la pratique de cet art au milieu des années 2000 quand au lycée, il fait la rencontre d’Igor, alias L’Etrange. Ce dernier lui enseigne les techniques de base du rappeur. Par la suite, Espiiem étudiera les mécaniques des techniciens hors paires venu de New York, de Rakim à Big L en passant par Percee P et The Notorious B.I.G. L’Etrange et Espiiem formeront avec l’Homme de l’Est et Fils Prodigue le groupe Cas de Conscience.
Les quatre MCs sillonneront les opens mics de la région parisienne pendant plusieurs années et rencontreront bon nombre de rappeurs. Avec leurs qualités techniques, leur talent de performeur et quelques morceaux enregistrés à la fin des années 2000, le groupe gagnera un respect et une reconnaissance importante dans l’underground parisien. Il aura même une forte influence sur l’émergence d’un autre crew de la capitale : L’Entourage. Les membres du collectif sont nombreux à citer Espiiem et Cas de Conscience comme influence lors de leurs débuts dans le rap, comme Alpha Wann, 2zer mais surtout Jazzy Bazz et Eff Gee qui étaient dans le même lycée qu’Espiiem et l’Etrange.
L’histoire du groupe s’arrêtera suite au décès de l’Homme de l’Est, auquel Espiiem rendra régulièrement hommage dans ses morceaux. Quand L’Etrange et Fils Prodigue préfèreront se consacrer à la vie professionnel, Espiiem lui rejoindra un autre groupe : The Hop. Dans cette formation composée de plusieurs musiciens (batteur, bassiste, guitariste, trompettiste), Espiiem croisera le micro avec un autre MC parisien, Kema, et une chanteuse de soul, Sabrina Bellaouel. Proposant une musique acoustique proche de celle d’un groupe comme The Roots, mélangeant le rap, la soul et le jazz, le collectif sortira un EP 7 titres (« The Hop Ep ») en 2011.
Après cette deuxième expérience en groupe, Espiiem décide de lancer sa carrière solo en 2012 avec la sortie d’un EP gratuit intitulé « L’été à Paris » , porté par les sonorités Soul/Jazz du rap de Détroit (Slum Village). Un an plus tard, il sort son premier projet payant dans les bacs, « Haute Voltige », un mini-album de 10 titres dans lequel l’artiste prend un virage musical à 90 degrés avec des productions beaucoup plus lente et planante, piochant même dans des sonorités électroniques. Malgré cette prise de risque, le projet est une réussite et trouve son public (avec notamment une release party à la Boule Noire).
Espiiem est maintenant prêt à sortir un projet long-format. Un projet qu’il sait depuis des années qu’il s’intitulera « Noblesse Oblige » (cette expression fut un jour prononcé par Fils Prodigue). Mais d’abord, Espiiem tient à remercier sa petite mais fidèle fan base et sort en 2014 un projet limité à 500 exemplaires sur internet : « Cercle privée ». Les 500 exemplaires seront écoulés en une soirée. Puis, le 6 novembre 2015, « Noblesse Oblige » voit enfin le jour. Album produit en grande majorité par le collectif 45ers (composée des producteurs orléanais Astronote, AAhyasis et Chilea’s) auquel viennent s’ajouter quelques noms comme, High Klassified, Grillz et Azaia, l’album offre un équilibre parfait entre les sonorités soul/jazz de « L’été à Paris » et les sonorités électroniques et planantes de « Haute Voltige ».
Un projet qui trouvera une fois de plus son public, certes restreint (20k fans sur Facebook, 6,5k followers sur Twitter, des clips qui tournent en moyenne à 100k vues sur Youtube) mais toujours fidèle (à la Maroquinerie, des gens étaient venus de Cannes, du Mans, de Nantes ou encore de Strasbourg»). Espiiem a construit sa carrière sans l’aide d’aucune grosse structure, ayant fondé son propre label « Orfèvre » avec son manager Gautier Berthet et sa propre marque de vêtement « Noble » (que beaucoup portaient à la Maroquinerie).
Il a gardé autour de lui le même entourage de rappeurs et producteurs qui sont également ses amis : Ynnek, Fa2l, Kema, Eden Eyes, Sango, Matou et Cruz Kvanh. Au niveau de la couverture médiatique, si le rappeur n’est du genre à apparaitre sur des émissions grands publics, la qualité de sa musique à suscité l’intérêt de quelques médias spécialisés rap comme le site abcdrduson.com qui a consacré un making-of à l’album Noblesse Oblige mais également d’une chaine comme France 4 et son émission « l’Autre JT » qui offert à Espiiem sa première apparition à la TV. Mais d’une façon générale, le MC ne ressent pas le besoin d’être constamment sur nos écrans. Très peu présent sur les réseaux sociaux, il ne communique que pour parler de sa musique. Car c’est bien tout ce qui compte au final, la qualité artistique. Et quand il s’agit d’Espiiem, difficile d’être avare en compliment…
Un artiste complet et atypique
Nombreuses sont les qualités artistiques d’Espiiem. A commencer par son bon goût en ce qui concerne les instrus. Comme évoqué ci-dessus, le rappeur alterne entre des productions chaleureuses faites de belle boucle de jazz et de soul, des beats planants ainsi que des intrus puissantes aux sonorités électroniques. Si différentes soient-elles, les productions choisies par le MC ont en commun d’être souvent (tout le temps ?) de grandes qualités. Si sur ses premiers projets, Espiiem faisait un patchwork de plusieurs producteurs (Dela, Loubensky, Chief, Jay Breez sur « L’été à Paris » ; Kaytranada, Travis Brickman, Kings, Evil Needle sur « Haute Voltige »), il a fait choix sur Noblesse Oblige de confier la réalisation musicale à un seul homme, à savoir Astronote.
Car si plusieurs beatmakers sont au rendez-vous sur l’album, toutes les productions seront retravaillés et arrangés pas les machines du producteur d’Orléans, qui mixera également l’intégralité du projet. Sur les différentes productions, Espiiem rappe avec une aisance déconcertante et une assurance déroutante. On a affaire à un MC qui a tellement intégrés les techniques du rap au cours de ses années d’open mics qu’elles sont devenus naturelles pour lui. Capable de varier les flows plusieurs fois sur un même morceau, Espiiem est en parfaite osmose avec la musique.
Il ne rappe pas sur l’instru, il rappe avec l’instru. Il détruit les codes classiques de la construction d’un morceau de rap. Quand la plupart des rappeurs continuent à appliquer la recette de 3 couplets de 16 mesures et un refrain, lui privilégie des morceaux plus courts avec des couplets plus concis suivi par exemple d’un pont. Il maitrise parfaitement les mélodies et les passages chantonnés, sans l’aide d’un logiciel correcteur de voix. Espiiem sait particulièrement bien utiliser sa voix grave comme un instrument. Dès les premiers mots qu’il prononce, le rappeur est identifiable parmi des milliers.
Son écriture n’appartient pas à la catégorie des rappeurs recherchant constamment la punchline pour gifler tout le monde, elle est simple mais d’une précision chirurgicale et peut souvent être pleine de bon mots. Clair dans son propos, il privilégie un langage soutenu, n’appréciant pas du tout la vulgarité. Le propos justement, c’est ce qui place Espiiem comme un ovni dans le rap des années 2010. Celui que l’on surnomme le Noble (surnom qui date de l’époque Cas de Conscience) se démarque surtout par l’approche spirituelle de son rap, située entre sa foi dans l’islam et son goût pour la philosophie, matière qu’il a étudié à la Sorbonne avant de se consacrer pleinement au rap.
Un combat perpétuel contre soi-même, une volonté d’atteindre l’excellence, une quête d’apaisement, un rejet du matérialisme nihiliste et un amour inconditionnel des siens : un discours et des thèmes qui lui valent une comparaison avec un rappeur comme Ali. Même si 15 ans séparent l’ex membre de Lunatic avec Espiiem et que cela se ressent surtout sur l’attitude (calme chez le premier, sombre et mystérieuse chez le second), les deux rappeurs partagent en communs les critères cités ci-dessus. Ce côté très studieux chez Espiiem manquerait parfois d’un peu de folie et de spontanéité, mais dans un rap majoritairement vulgaire et/ou violent en 2016, il est absolument nécessaire d’avoir ce genre d’artiste à contre-courant et dont l’écoute fait un bien fou.
Bien qu’il n’ait pas connu le succès grand public, Espiiem a marqué le rap de son époque. Si bien que le journaliste Mehdi Maizi du site abcdrduson.com (encore eux !) a placé « Haute Voltige » dans son ouvrage « Rap français : une exploration en 100 albums ». Et l’histoire n’est pas prête de se terminer. Espiiem compte bien poursuivre sa carrière et développer son label « Orfèvre » pour mettre en avant les rappeurs gravitant autour de lui. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on est très impatient !
5 morceaux pour découvrir Espiiem :
2 bonus :