Silencieux du fond de classe, celui dont personne ne remarque la présence -ni l’absence d’ailleurs- mais qui sort du lot chaque année grâce à des capacités en constante évolution, on ne le connaît pas et peu lui parle. Pourtant, Népal vise juste dans toutes les matières, et quand on a le malheur de lui demander pourquoi, il disparaît pour mieux faire résonner son succès. Sage décision. Il sait se faire attendre, se faire désirer par ceux qui l’admirent pour le mystère qui entoure son personnage. Oui, car il est aussi question de personnage, n’en déplaise.
➡️ Le choix de l’invisibilité à l’ère de l’ultra-visibilité
A l’heure où l’ultra-visibilité et l’auto-médiatisation font rage et combattent la mémoire de vieux réacs sentimentaux ou de jeunes pré-pubères post-cours de philo, il prend le contre-pied et se déguise, se floute : l’illustration le montre. Sous une pluie sanglante de projecteurs, il s’habille en noir et devient silhouette, vouée à se mêler à une masse toujours connectée mais à jamais inconnue. Pas mal. La connexion il en est question ici, que ce soit avec son réseau ou sa musique c’est une connexion presqu’informatique, comme une suite de codes. Pourtant l’artiste vit de la méconnaissance, de sa position extérieure aux mœurs voyeuristes de sa génération et sa musique réfute toutes formes de codifications : paradoxe. Coincé entre deux forces, l’une linéaire et l’autre en mouvement, mi-homme mi-robot, c’est un cyborg comme on n’en fait peu.
Son personnage a beau être timide, son rap ne l’est pas, bien au contraire. Il ne chante pas il discute, voilà toute la différence. La discussion est acerbe, vraie, il prend l’auditeur a parti, l’emmène dans un terrain vague et le boxe jusqu’à ce que mort s’en suive. Pas la vraie rassurez-vous, quoique. On parle ici d’une mort de conscience, celle que crée le Système avec un grand S, le même qui finit le mot Matrice. Les comparaisons surgissent comme des pop-ups, les changements de sonorités incessants attirent l’oreille comme les publicités attirent l’œil ; il dépeint une réalité atrophiée par la fausse conception que se font les gens du monde qui les entoure, toujours en mouvement, constamment le reflet d’une consommation jamais régulée pendant que « les politiques s’engraissent en costard gris anthracite » et « qu’un banquier peut faire pire que cent Francis Heaulme. »
➡️ Un élève de plus à l’école du réalisme, forgé par l’épreuve du feu
Une fausse conception qui survit malgré tout dans la tête des hommes, jusqu’à même flouter leur vision pour ne pas qu’elle trahisse l’absurdité ambiante dans laquelle ils vivent et sur laquelle ils pensent régner. Il embrasse le vocabulaire de l’hyperréalité pour le montrer tel qu’il est : burlesque. Jeux-vidéos, pornographie, films, télévision, langage virtuel, l’utilisation cyclique de ces thèmes vise à montrer que le monde ne tourne pas rond. Concept pascalien, on s’enivre de virtuel pour maquiller la vacuité de son existence et la colère interne que l’on éprouve face aux contradictions environnantes dans lesquelles on grandit, trop vite et bien mal. Les compositions procurent cet effet lancinant, une constante boucle à laquelle on ne déroge pas ; impression du monde calquée sur un huit titres. Il se répète, énumère, retravaille la syntaxe, pousse toujours plus loin les comparaisons –qui d’ailleurs tombent sous le sens si tenté qu’on écoute l’EP en extérieur- et rend compte de l’observation de ces hommes qui s’abreuvent de maquillage à n’en plus pouvoir, simplement pour s’oublier un instant.
« Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt », cet adage prend une saveur particulière dès la première écoute. Alors on branche les écouteurs et on part en ballade, nocturne de préférence, les grandes vacances sont finies. A l’aube de la 445e nuit depuis la sortie de son précédent EP, on se rend compte qu’il nous avait manqué ce phrasé si intelligent, incisif, froid comme la serre géante dans laquelle Népal a vu le jour et où il s’est vu naître en « être conscient » à force de minutieux constats. Il appartient à cette école du réalisme, celle qui doit connaître l’épreuve du feu pour donner vie et rayonner sur ses contemporains, une école qui a vu passer des étudiants de prestige, de Booba à PNL en passant par Josman, il s’agit presque toujours de maquillage, de traduire les données d’un monde en filigrane qui disparaît sous le nuage d’une ignorance collective, alimentée par une technocratie ambiante et un modèle de surconsommation auxquels tous se soumettent, par fatigue mentale.
➡️ Un mélange simultané de plusieurs niveaux de lecture
Quid des sonorités ? Elles participent au ‘tout’ du projet et renvoie à la dualité de son personnage, tantôt rappeur tantôt compositeur : Népal est l’homme mouvementée jouant avec les artifices codifiés de KLM, son alter-ego informatique. Cette dualité présentée est indispensable à la bonne compréhension de sa musique car elle est interne au projet tant dans sa conception que sa réception. Il ne faut pas simplement entendre, il faut prendre le temps d’écouter car plusieurs lectures sont en jeu simultanément et se mélangent au fil des morceaux. Il est important de noter qu’il n’est pas porteur d’un message contestataire, il s’agit ici d’un simple traitement d’observations, auquel il se plie également, avec cynisme mais habitude. Quand il traduit le vice maladif que la quête d’argent procure à l’homme, il reste vrai et ne peut s’empêcher d’être maladavexa. Pareil avec les femmes de petite nature. L’hypocrisie est absente, ses actes ne suivent pas une quelconque idée d’un monde utopique mais restent dans la même volonté que ses pairs : le déni. Seule différence, il est au courant de ce qu’il se passe et sait que les circuits humains sont voués à la surchauffe, il n’a juste pas d’IEM alors autant se complaire dans l’ignorance, comme tout le monde.
Quand l’auditeur branche ses écouteurs, Népal branche sa manette, prêt à en découdre avec ces vulgaires rappeurs trop occupés à s’imaginer au sommet d’un trône fictif. Le jeu est simple, c’est une guerre de positions. Les anciens protègent leur place, les nouveaux désespèrent à les déloger. Dans ce capharnaüm, il se réfère à l’autre cyborg, celui de 2016, prêt à combattre le système en s’en servant. Sage technique. On suit l’artiste dans un puzzle de mots et de pensées, où aucunes pièces ne manquent car il nous donne toutes les données nécessaires pour se rendre compte du spectacle comique qu’est devenu le rap. Le premier morceau donne le ton : difficulté intermédiaire, pas plus, ça suffira amplement à monter les niveaux un par un. Si les autres veulent jouer alors il va jouer. L’approche est semblable et résonne déjà avec ce qui a été dit plus haut, les hommes vivent dans le déni, pourquoi vivrait-il différemment malgré qu’il ait toutes les cartes en main ? A cette question il ne donne pas de réponses, ce serait futile ; il n’a juste pas le choix, comme les autres.
➡️ Le mime des actions et des sentiments des hommes
Alors pour ne pas tomber dans le piège de l’illusion, il mime les actions et les sentiments des hommes, utilise le langage virtuel et se sert, au final, de toutes les choses et tous les objets mis en place par le Système pour en montrer l’aspect burlesque et tristement comique. Sa musique est une moquerie, son personnage est un clown, un robot qui fait tout comme tout le monde pour faire rayonner l’absurdité de tout ce manège dans lequel on tourne éternellement, et qu’à force de tourner on en oublie même qu’on tourne en rond, pas qu’on en fait. Népal est ce metteur en scène dont on va voir le théâtre pour décompresser, ce type qui montre le caractère tragique et manifeste de notre condition tandis qu’on en rit, encore trop abruti pour la changer, c’est salvateur après tout, et Molière serait fier.
A l’heure où les questions de fond sur l’intelligence artificielle se développent autour d’une peur constante de voir une création humaine asservir son créateur, il fait le pari ambitieux de marier les deux en une parfaite harmonie. Pari réussi. Synthétique et confortablement installé derrière ses jumelles, il porte un message simple : il faut apprendre à marcher avec les yeux grands ouverts, car à force de voir nos pupilles refléter les plaques d’égout, le Système continuera à nous servir de la merde en guise de nourriture. Rien d’étonnant.