Lors d’une interview accordée au magazine Rolling Stones en 2010, Jay-Z avait pris le temps de réaliser un bilan de ses quatre années passées à la tête du label Def Jam Records : « Quand on regarde ce qui se passe, on se rend compte que l’industrie musicale se disqualifie d’elle-même. Def Jam a sorti 57 albums en une année. Est-ce qu’il y a 57 bons artistes dans le monde, tous signés sur le même label ? Si vous avez 57 artistes et que 4 d’entre eux seulement finissent par percer, c’est un mauvais plan. Quel modèle désastreux ! Alors je leur ai dit ‘Et si au lieu de dépenser 300 millions de dollars pour 4 succès, vous me donniez un budget pour que je fasse des choses ? Je ne ferai pas de musique. J’irai acheter des écouteurs, ou une marque de vêtements, faire partie de la culture.’ Mais la somme les a effrayé, parce qu’ils ne sont pas habitués à penser de cette manière. » Immédiatement après avoir claqué la porte de Def Jam Records, Jay-Z fonde sa propre structure, Roc Nation, avec l’ambition d’étendre ses activités au-delà de la musique aussitôt que l’occasion se présenterait. Pour cela, il bénéficie de l’appui de poids du géant Live Nation Entertainment, qui conclut avec lui ce qui est alors le deal le plus coûteux de son histoire à 150 millions de dollars.
➡️ Une volonté de diversification à l’origine du déclin de Roc Nation dans la musique ?
En 2013, Roc Nation annonce le lancement d’une division consacrée au management sportif, Roc Nation Sports, qui compte aujourd’hui une cinquantaine de signatures en baseball, football, football américain, basketball et boxe dont Jérôme Boateng (Bayern Munich), Romelu Lukaku (Inter Milan) et plus récemment Kyrie Irving (Brooklyn Nets). Deux ans plus tard, Roc Nation s’associe à Three Six Zero Group pour mettre en place Three Six Zero Entertainment, une société de management destinée à représenter des acteurs, auteurs et réalisateurs dans le domaine de la télévision et du cinéma. En 2017 enfin, Roc Nation, Primary Venture Partners et GlassBridge Asset Management mettent en place la plateforme Arrive pour fournir des conseils et des capitaux à des sociétés à fort potentiel de développement. Depuis sa création, Arrive a notamment participé au financement de la marque française d’enceintes audio de luxe Devialet, de la chaîne de restauration Sweetgreen, de la société d’assurances vie Ethos et plus récemment du développeur de jeux vidéos Manticore Games. Cette stratégie de diversification concentrique a conduit a un essoufflement de Roc Nation dans son secteur d’activités premier, la musique. Pour Dan Runcie, fondateur du média spécialisé Trapital, Jay-Z a « utilisé le label Roc Nation comme un chemin d’accès aux industries du divertissement, de la même manière qu’Amazon s’est lancé dans la vente au détail en vendant des livres. »
➡️ Un grand ménage en interne et la création de nouvelles branches de Roc Nation
Dix ans après son lancement, la division musicale de Roc Nation a perdu de son lustre auprès des nouvelles générations malgré un roaster bien fourni en têtes d’affiches incluant notamment Rihanna. Désormais de plus en plus tournée vers le management, la structure participe notamment à la sortie de Caution, le dernier album de Mariah Carey. En 2018, elle lance discrètement Equity Distribution, une plateforme de distribution musicale permettant aux artistes de rester propriétaires de leurs masters. Début 2019, Roc Nation effectue un grand ménage au sein de ses propres rangs : Phil McIntyre (président Roc Nation Management), Benny Pough (président Roc Nation Records), Azim Rashid (vice-président senior Promotion), Orlando McGhee (vice-président principal A&R), Gita Williams (vice-président exécutif Marketing) et Fairley McCaskill (directeur senior Publicité) sont congédiés, et la co-direction du label est confiée à Shari Bryant et Omar Grant. À la différence d’une bonne partie de leurs prédécesseurs, recrutés au cours des 24 derniers mois, les deux nouveaux dirigeants de Roc Nation ont fait leurs armes aux côtés de Jay-Z. Enfin, Jay-Z s’associe fin juillet à Meek Mill pour annoncer en grande pompe la création de Dream Chasers Records, une division de Roc Nation consacrée au développement d’artistes. L’opportunité selon Dan Runcie de conforter la maison mère dans son rôle actuel d’encadrement de têtes d’affiches confirmées…
Who the hottest artist in ya city you think fit to sign with. Dream chasers/roc nation??? #askmeek
— Meek Mill (@MeekMill) July 30, 2019
➡️ Un renouvellement progressif du roaster Roc Nation mené de main de maître
Avec la création d’Equity Distribution en 2018, Jay-Z et Roc Nation affirment leur ambition de se positionner le le créneau des artistes indépendants. Dans les faits, le label avait déjà entamé depuis 2017 un renouvellement progressif de son roaster. En juin, il signe le rappeur G4SHI qui fait déjà parler de lui depuis plus de 5 ans sur la scène underground new-yorkaise. Un an plus tard, c’est au tour de Q Da Fool de rejoindre les rangs de Roc Nation alors qu’il travaille avec Zaytoven sur son EP 100 Keys. En 2019 enfin, la structure de Jay-Z officialise des contrats de management avec Lil Uzi Vert, dont un possible retour avec l’album Eternal Atake fait les choux gras de la presse depuis quelques mois, et Maxo Kream, tout juste signé pour 1,5 millions de dollars chez 88 Classic/RCA Records. Dernière annonce en date, la signature en management des fers de lance de l’écurie Griselda Records, Benny The Butcher et Westside Gunn, chez Roc Nation. Difficile de ne pas remarquer que l’intégralité des nouveaux éléments du roaster du label ont derrière eux plusieurs années de carrière au bas mot, et de solides réputations à leur crédit. Cette vague de signatures a donc été réalisée, encore une fois, conformément à la volonté de Jay-Z de construire de solides carrières sur le long terme plutôt que de se positionner dans la course aux talents émergents. Elle tend également à confirmer le rôle d’incubateur de nouveaux artistes délégué à Dream Chasers Records…
➡️ Renforcer les passerelles entre les différents investissements de Roc Nation
En 2013, Jay-Z confiait lors d’une interview accordée à Zane Lowe (BBC Radio 1) : « C’est le plan depuis le départ, de créer cette société avec plusieurs divisions. Pas depuis Roc-A-Fella Records, mais depuis la conception de Roc Nation, après Def Jam. En regardant le modèle actuel, je me disais ‘Pourquoi est-ce que tout ça n’est pas interconnecté ?’. Même à l’intérieur des maisons de disques, le département des éditions ne communique pas avec celui des A&R. Pourquoi est-ce que ces deux processus sont séparés l’un de l’autre ? J’ai eu l’impression que c’était une conception comptable, très protectrice. Pourquoi pas, on peut les séparer sur le plan juridique mais pourquoi ne communiquent-ils pas ? Pourtant, ils sont complémentaires. » La conception stratégique de Jay-Z, qui a construit une énorme part de son empire sur la base de partenariats, accorde une position privilégiée à la création de passerelles entres les différentes divisions d’une entité. C’est dans cette optique que le rappeur new-yorkais vient se s’associer à la National Football League (NFL) en tant que live music entertainment strategist pour renforcer ses liens avec l’industrie musicale. Il pourrait notamment intervenir dans le choix des interprètes du spectacle de mi-temps du Super Bowl, véritable consécration dans la carrière d’un artiste. Il a également affirmé avoir eu un rôle actif dans le lancement de plusieurs programmes dans le cadre de l’initiative Inspire Change… Peut-être une nouvelle plateforme pour le combat de Meek Mill pour une réforme du système pénal américain ?