En avril 2018, le rap français se porte pour le mieux. Importé des terres d’outre-Atlantique au cours des années 1980, le mouvement hip-hop a dû se frayer un chemin malgré la quasi-indifférence des médias qui n’y voyaient qu’une vulgaire mode peu propice à s’étendre au-delà de milieux restreints. Pourtant, le rap et sa popularité ont continué de grandir dans les années 1990 pour poursuivre leur montée en puissance durant les années 2000, jusqu’à devenir en 2017 le genre musical le plus écouté en France. Comme pour tous les mouvements musicaux et artistiques en général, certaines années ont été plus prolifiques pour le rap français. Parmi celles-ci, l’année 1996 rayonne encore d’une lumière éclatante. Point de départ d’une nouvelle ère pour le rap français, elle a vu naître et mourir, briller et pâlir, croître et déchoir de nombreux artistes dans méandre d’un souffle de renaissance.
➡ L’essor de trois collectifs mythiques et leur influence sur une scène encore en plein développement
C’est en 1995 que se forment en Île-de-France les trois collectifs qui forgeront la fin de la décennie : le Secteur Ä, la Mafia K’1 Fry et Time Bomb. Si la Mafia K’1 Fry réunit majoritairement des artistes du Val-de-Marne, et le Secteur Ä des artistes du Val-d’Oise, le collectif Time Bomb est lui composé d’artistes issus de Seine-et-Marne, de Paris et des Hauts-de-Seine. Chaque collectif a permis l’explosion d’artistes aujourd’hui incontournables du rap français. C’est cependant en 1996 qu’ils prendront l’ampleur qu’on leur connaît aujourd’hui. Le secteur Ä est initialement fondé par les membres du Ministère A.M.E.R., originaires de Sarcelles (95). Ils seront rejoints par la suite par Doc Gynéco, Ärsenik ainsi que les Nèg’ Marrons. Si rétrospectivement, il ne s’agit pas du collectif le plus emblématique de cette fin de millénaire, c’est bien celui qui aura connu le plus gros succès commercial à son époque avec près de six millions d’albums vendus entre 1996 et 2001.
Le Val-de-Marne a pour sa part servi de berceau à la Mafia K’1 Fry, collectif réunissant des artistes tels que Rohff, le 113, Kery James ou encore Intouchable. Cet épisode est l’un des plus marquants de l’histoire du rap français, tant par la relation fusionelle du collectif et de la rue que par le talent de ses membres. Malgré des relations internes souvent complexes, on retrouve presqu’immanquablement les artistes du collectif sur les albums solos de leurs collègues. En termes de sonorités, mais surtout en termes d’image et d’univers, la Mafia K’1 Fry va totalement révolutionner la conception de la musique urbaine. Pour terminer en beauté ce catalogage des collectifs, il est indispensable de parler de Time Bomb, l’ultime collectif francilien et le plus ancré dans les mémoires. Alliant les groupes Lunatic et X-Men à d’autres artistes tels qu’Oxmo Puccino ou Pit Baccardi, Time Bomb a donné naissance à une véritable école dans le rap français. Le collectif est surtout connu pour ses freestyles légendaires, pour la plupart réalisés en 1996, comme Time Bomb explose ! ou Les bidons veulent le guidon. Les X-Men, composé d’Ill, de Cassidy et d’Hi-Fi, ont eux aussi livré l’un des plus grands classiques du rap français avec Retour aux pyramides.
➡ Une porte ouverte, l’émergence d’une nouvelle génération et de nouvelles sonorités
En cette année 1996, l’absence des « grands » du rap français que sont NTM, IAM ou encore MC Solaar a permis l’émergence d’une nouvelle génération. NTM ayant sorti en 1995 l’album Paris sous les bombes et IAM et MC Solaar préparant respectivement leurs albums L’école du micro d’argent et Paradisiaque, la porte d’un nouveau succès était grande ouverte. Le résident de Porte de la Chapelle et membre du Secteur Ä Doc Gynéco a très certainement réalisé l’album le plus important de l’année. Sa Première Consultation, succès commercial plus que frappant, s’est écoulée à près d’un million d’exemplaire. Suivant au plus près la tendance américaine et s’écartant des influences françaises, le Doc nous propose alors un album de G-Funk à l’image de ce que produisaient Dr. Dre et Snoop Doggy Dogg au même moment. Mélange de musicalité et de sexualité subtil et direct, l’album de Doc Gynéco fait fureur. Les singles Viens voir le docteur, Né ici, Vanessa ou encore Passement de jambes restent parmi les plus connus de l’artiste. Le groupe membre de la Mafia K’1 Fry Idéal J et son leader Kery James révèlent leur premier album, O’riginal MC’s sur une mission. Ce premier album n’aura pas un énorme succès commercial, mais place cependant le groupe dans une dynamique qui les amènera à proposer deux ans plus tard l’un des albums les plus encensés du rap français : Le combat continue. De ce succès émergera l’un des artistes les plus prolifiques et talentueux de l’histoire du rap français en la personne de Kery James.
➡ Lunatic, duo unique, catalyseur et modèle intemporel des artistes en construction
Il est indéniable que l’étrange duo formé par Booba et Ali a conduit le rap français sur des chemins encore ignorés. L’idéologie prônée par les deux rappeurs des Hauts-de-Seine est celle qui domine encore aujourd’hui le rap français, à l’image de leur morceau Le crime paie, paru à l’origine sur la compilation Hostile Hip-Hop, qui a pour ainsi dire bouleversé les poncifs du genre. Ici, l’apologie du crime s’apparente à une métaphore de l’apologie du bon-vivre et de la recherche du bonheur par tous les moyens qui s’offrent à chacun. Considéré comme l’un des plus grands morceaux du rap français, si ce n’est le plus grand, Le crime paie est aujourd’hui encore une fenêtre encore ouverte par laquelle une kyrielle de jeunes rappeurs tentent de s’infiltrer. Du succès explosif de Ninho aux espoirs reposant sur les épaules de Koba laD et de pléthore d’autres rappeurs français, la recette de Lunatic perdure encore. Ce morceau a également ouvert la voie à un OVNI du rap français, Booba, qui depuis ce premier succès a su construire une carrière unique en son genre et imposer sur la scène française sa vision du rap comme l’instrument d’un individualisme libérateur…