Ce 27 avril, le rap français – entre les sorties du prodige Timal, Trop Chaud, ou encore de Dinos avec le très attendu Imany – a vu émerger des enfers un disque horriblement poisseux. Alkpote, les yeux plissés par les substances récréatives, pagayant négligemment, remontait le Styx, son nouveau projet sous le coude. Après une année 2017 sans véritable album, passée à martyriser des jeunes rappeurs en freestyle avant de les presser en un CD nommé Les Marches de l’empereur, le rappeur du 91 effectuait un retour aux affaires très attendu. Décryptage d’une relique infernale.
➡ La gestion de l’après DJ Weedim et ses conséquences
Inferno, le dernier album d’Alkpote est marqué par son retour en solo, après avoir délivré Ténébreuse Musique conçu en collaboration avec le tandem Butter Bullets, ainsi que Sadisme et Perversion et Les Marches de l’empereur, projets frappés du sceau du tentaculaire DJ Weedim. Séduit par sa culture musicale large et son goût prononcé pour le rap émanant d’outre-Atlantique, Alkpote s’est fondu dans l’univers du producteur pour devenir un des rappeurs les plus en vue du moment en France. Surtout, avec DJ Weedim, Alkpote a su insuffler un second souffle à sa carrière : sa musique s’est vue rajeunie par les instrumentales très actuelles de DJ Weedim.
L’album Sadisme et Perversion, sans conteste un des projets rap de l’année 2016, est surtout remarquable par son éclectisme musical : sous la houlette du producteur, Alkpote jongle entre le reggaeton de Super Fluxxx, le rap de stoner planant d’Amsterdam City Gang, l’horrorcore caractéristique de Memphis dont le morceau Sadisme et Perversion est imbibé ou encore la trap agressive et virulente de BHO ou Plan à dix. En confrontant leurs horizons musicaux respectifs, Alkpote et DJ Weedim ont peint une véritable fresque à la hauteur des multiples talents du rappeur. Les Marches de l’empereur, quant à elles, ont permis d’asseoir l’autorité du rappeur d’Evry et de le confirmer tel un des meilleurs trappeurs actuels. Tout en multipliant les featurings – entre autres, Niska, Vald, la MZ, 13 Block, Leto ou encore Black D – il parvient à exister, voire dominer tous ses vis-à-vis.
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Toutefois, sans raison particulière, le tandem se scinde. Alors que DJ Weedim a décidé de se consacrer corps et âme au développement de Biffty et à sa carrière de producteur omnipotent, Alkpote, lui, s’est de nouveau ouvert aux beatmakers toujours plus nombreux. Sur Inferno, Cody McFly et Hits Alive font leur retour aux machines aux côtés de l’aigle royal de Carthage – le premier produisait Barracuda avec Seth Gueko sur L’Orgasmixtape Volume 2 alors que le second était crédité sur L’Empereur contre-attaque et L’Orgasmixtape. De plus, le rappeur d’Evry se paye deux instrumentales signées Myth Syzer, lui qui sortait son premier album solo Bisous le même jour que Inferno.
➡ Alkpote n’a pas changé la formule gagnante
Le rappeur d’Evry, toujours plus proche de sa retraite annoncée mais jamais datée, se montre toutefois plus déterminé que jamais. La verve du rap s’est de nouveau emparée de lui en même temps que le second souffle dont sa carrière a bénéficié. Tout au long de l’album, Alkpote ne néglige ni son auditoire, ni son talent. La recette ne change pas : des multisyllabiques à foison, toutes plus techniques et dérangées les unes que les autres ; des textes obscènes et obscurs que les enfers eux-mêmes ont recraché dans le monde des vivants, incapables de cautionner tant d’horreur ; enfin, une large palette de flows acérés. Ces derniers sont, sur l’album, essentiellement articulés autour du triplet flow popularisé par le succès des Migos. Néanmoins, ses séquences de rap fiévreuses et enivrantes, marque de fabrique du rappeur depuis quelques années, ornent toujours le disque.
Avec Sadisme et Perversion, Alkpote a développé son goût pour l’éclectisme. Sur Inferno, il laisse parler sa polyvalence rare. Le disque, versatile, propose autour de morceaux trap comme le nerveux Trapézistes d’autres morceaux bien différents. Myth Syzer, probablement inspiré par le sample de Ya Rayah de Rachid Taha sur Juste une minute, a concocté pour Alkpote une instrumentale orientale pour un morceau intitulé… Rachid Taha. Toutefois, alors que le morceau d’Hamza se voulait humble, presque intimiste, Rachid Taha exacerbe les clichés de la musique arabe. Démonstrative et excentrique, la production offre à Alkpote une tribune à son image dont il s’empare sans rechigner. Surtout, L’Empereur nous gratifie d’envolées lyriques autotunées dignes des plus grands chanteurs de raï et hisse son morceau à la hauteur des classiques de Cheb Khaled.
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Ce morceau déjanté côtoie, au hasard, Traquenard, le second single de l’album, qui s’inspire de l’ambiance sonore d’un autre single de sa carrière, Amsterdam City Gang. Produit par Cody MacFly, le morceau dévoile Alkpote à contrecourant : les couplets sont empreints d’autotune tandis que le refrain en est orphelin. Alors que sur Amsterdam City Gang, il pourchassait la défonce, Traquenard est une quête d’argent, un morceau dans lequel la production presque éthérée élude des rimes encore une fois épouvantables. Ces morceaux se partagent l’affiche avec John H. Snow l’outro de l’album. Alkpote délivre une melliflue, moelleuse et fondante madeleine de Proust à ses fans les plus anciens. Le morceau, lui, opère un bond dans le temps : Alkpote débite à l’instar de l’époque de l’Unité de Feu avec Katana sur une production boom bap.
Le noyau dur d’Inferno, le tronc commun, l’essence de l’album, c’est la trap. Après s’être proclamé « roi de la trap » dans le morceau d’ouverture Trapézistes, Alkpote s’attelle à tenir ce rang tout au long de l’album. Il enveloppe sa trap d’un voile d’horreur similaire à celui qui recouvre ses inspirations premières : le rap de Memphis, avec en tête la Three Six Mafia et Evil Pimp. L’instrumentale de Survêt’ Noir, composée par Beebs – auteur de celle de Plus Haut –, semble introduire un personnage de film d’horreur digne de Jason Voorhees à la machette aussi tranchante que les couplets d’Alkpote. Plus loin dans l’album, Eau de Javel dévoile le rappeur complètement possédé, assoiffé de sang et de codéine, aux flows empreints d’une rage noire sur une production qui transpire le suspense et la tension. Puis, Myth Syzer se mue, tel Zaytoven pour Gucci Mane en pianiste macabre sur Ecailles de Poisson. Le morceau explose les plafonds du name dropping de légende : en un couplet, Alkpote exprime une aliénation à son paroxysme en parvenant à citer Gérard Darmon, l’anus de Capucine Anav et Overlord et Garmadon, des personnages du dessin animé Lego Ninjago.
➡ Un nouveau succès corrélé avec celui de la Three Six Mafia
Le rap américain, depuis quelques temps, rend enfin hommage au légendaire groupe de rap de Memphis, la Three Six Mafia. Tout le pan de la scène de Miami articulé autour de XXXTentacion s’inspire sans modération de l’univers musical poisseux et morbide du groupe et le remettent au goût du jour et reprennent le flambeau porté par SpaceGhostPurpp. Les succès de X ainsi que de Lil Pump, Smokepurpp ou encore Ski Mask The Slump God ont permis d’attirer la lumière sur les origines de leur son : la Three Six Mafia.
Parallèlement, Juicy J, le membre le plus emblématique du groupe, poursuit depuis notamment Rubba Band Business avec Lex Luger une carrière solo portée par la trap. Toutefois, en 2017 il décide d’embrasser à nouveau ses premières amours, enivré par cette jeune garde qui honore son héritage et prêt à rappeler qui le taulier sans toutefois la négliger : dans la mixtape Highly Intoxicated, il pose avec XXXTentacion sur Show Time, avec Smokepurpp sur D’usse & Ciroc et avec Slim Jxmmi sur Get Back, tous les trois perpétuant le style horrorcore de la Three Six Mafia. En outre, il s’est allié avec le tandem $uicideboy$, duo symbolique de la résurgence de la scène de Memphis. Ils occupent une part importante dans les productions de Highly Intoxicated, en plus de poser avec A$AP Rocky sur Freaky, le probable meilleur morceau du projet. Surtout, ils sont aux commandes du dernier projet en date de Juicy J, Skutdafukup.
Ce retour en grâce s’observe plus largement. Rien que cette année, Powerglide, le gros single du triple album de Rae Sremmurd, sample Side 2 Side de la Three Six Mafia et est gratifié d’un couplet dantesque de Juicy J. En outre, G Herbo a publié sur internet un remix de Who Run It, morceau iconique du groupe présent sur l’album de 2000 When The Smoke Clears. Suite à cet hommage, Juicy J a remixé lui aussi son propre morceau avant de lancer le Who Run It Challenge, auquel des rappeurs tels que Lil Uzi Vert, 21 Savage, Trippie Redd, Lil Yachty, Key Glock, Young M.A, Rich The Kid, Blac Youngsta ou encore Blocboy JB ont répondu. La jeune garde tout entière prête ainsi allégeance à la Three Six Mafia.
En France, le plus fervent auditeur et représentant de cette scène d’horrorcore prenant racine en plein Tennessee, c’est Alkpote. Aux balbutiements de sa discographie, déjà sur Sucez-moi avant l’album, il transposait en France cet univers putride en rappant sur des productions dignes des films de Rob Zombie ou encore Wes Craven, sur lesquelles il crachait sa haine démesurée se traduisant par des rimes immorales, de débauche, de drogue, de torture et de meurtre, de tout ce que la Terre porte de plus abominable.
Comme la Three Six Mafia, l’œuvre d’Alkpote a longtemps été confidentielle, écoutée et aimée d’un public minoritaire par rapport aux mastodontes de son époque qu’ont pu être Booba ou Rohff. Comme la Three Six Mafia, il bénéficie aujourd’hui d’un début de reconnaissance. Les têtes d’affiche que sont Vald, enfant proclamé d’Alkpote, ou Niska, ont, à travers leur succès, exposé sans pudeur l’influence considérable d’Alkpote dans leurs albums. Enfin, comme la Three Six Mafia, Alk bénéficie d’un gain de popularité : ce dernier album, Inferno, s’est écoulé à près de 3000 exemplaires en première semaine. Si le chiffre peut paraître faible, il est le témoin d’une énorme progression que l’on ne peut pas imputer uniquement au streaming : en 2015, L’Orgasmixtape volume 2 s’écoulait à 651 ventes en première semaine tandis que Sadisme et Perversion scorait un an plus tard 764 ventes. Le rap d’Alkpote a le vent en poupe et voir sa fanbase grandir devrait, pour un temps, lui faire détourner le regard de cette retraite qu’il effleurait du bout des doigts il y a encore trois ans. L’aigle royal de Carthage, au plumage redoré, n’est pas prêt d’amorcer son atterrissage.