Entre l’explosion de Lil Nas X début 2019 et un premier semestre 2020 largement dominé par les hits nés sur la plateforme, TikTok est vite devenu un acteur incontournable du paysage musical. À tel point que les labels lui ont consacré des pans entiers de leurs stratégies, de la création de danses virales à l’allocation d’un budget « marketing TikTok ». Ainsi, selon Rolling Stone, les plus grandes stars du réseau factureraient entre 25.000 et 40.000 dollars pour se filmer sur un morceau. Après la conclusion d’accords de licence avec les trois majors puis avec Believe, le succès de TikTok paraissait assuré et pérenne. Pourtant, plusieurs ombres sont venues noircir le tableau. Décryptage.
Au cours d’une intervention au MIDEM, le PDG de Believe Music Denis Ladegaillerie déclarait : « Dans la plupart des marchés, [les stars internationales] sont dépassées dans les écoutes par des artistes locaux. Dans dix ans, on verra beaucoup de gros artistes européens, de gros artistes américains, de gros artistes en Asie, en Amérique Latine, en Europe de l’Est… qui ne seront pas des stars globales mais de stars régionales. » À l’inverse, TikTok et la musique sociale ont tendance à décloisonner les marchés nationaux et sont capables de créer des hits mondiaux en faisant abstraction de la langue et de la notoriété de leurs interprètes.
Cet été, la plateforme aux 800 millions d’utilisateurs a vu ses perspectives de croissance être stoppées net. D’abord bannie en Inde le 29 Juin, l’app est sous le coup d’une interdiction complète aux Etats-Unis, et cherche en urgence une solution pour rester active sur ce territoire. De plus au cours des derniers mois, de nombreux concurrents ont émergé et menacent sa position de leader. TikTok pourra-t-il survivre à cet été désastreux?
Un premier semestre sous le signe de la croissance
Face à la montée en puissance de TikTok, une bulle spéculative avait commencé à se former autour des morceaux connaissant un début d’intérêt sur la plateforme. Selon Kayode Badmus-Wellington, fondateur du collectif drtymnd, « certains titres cumulant à peine 5.000 vidéos TikTok ont donné lieu à des propositions de contrats à plus de 2 millions de dollars ». L’ambition de l’ensemble des professionnels de la musique de gagner des parts sur le marché de la musique sociale a pu les conduire à signer précipitamment les phénomènes de la plateforme, parfois au détriment de toute vision artistique.
Ce lien évident qui a fini par se tisser entre TikTok et l’industrie a conduit le poulain de ByteDance à signer plusieurs accords de licences au cours de l’année 2020 : outre les trois majors, il s’est également positionné sur le catalogue indépendant avec Merlin, agence de droits musicaux représentant des dizaines de milliers d’artistes dans le monde, en janvier et avec Believe, et donc l’agrégateur TuneCore, le 22 juillet. Des accords vitaux pour le réseau social, qui lui permettent de cibler l’essentiel de la production urbaine et des musiques actuelles sur le marché français. Le catalogue de Believe dans l’hexagone inclut notamment des artistes comme PNL, Jul, Heuss l’Enfoiré, Mister V ou encore Petit Biscuit. Pourtant, malgré une série de bonnes nouvelles et une croissance qui semblait exponentielle, l’application sera confrontée à un été mouvementé…
L’Inde, un marché stratégique pour TikTok
Premier revers dans cette stratégie d’expansion, l’interdiction totale de l’application en Inde. Suite à des affrontements meurtriers avec la Chine à la frontière himalayenne, le gouvernement décide fin juin d’interdire 59 applications chinoises dont TikTok. Cette décision a été notamment justifiée par des raisons de sécurité et de souveraineté nationale. Elle apparait d’emblée comme un coup dur pour ByteDance, le groupe propriétaire de TikTok, pour qui l’Inde représentait le plus gros marché d’export avec plus de 120 millions d’utilisateurs.
En 2020, ByteDance prévoyait de générer plus d’un milliard de dollars en revenus publicitaires dans le pays, dont une large partie au travers de TikTok. La perte des activités indiennes de l’application pourrait monter à 6 milliards en prenant en compte les résultats estimés des prochaines années. Comme l’expliquait l’analyste Akhil Bery, «seulement 50% des consommateurs Indiens disposent d’une connexion internet, ce qui représente un potentiel massif de croissance ». Cette épine dans le pied du géant chinois, qui marque le commencement d’une série d’obstacles à son développement, pourrait néanmoins être extraite plus tôt que prévu. En effet, TechCruch rapportait le 13 août dernier que le groupe indien Reliance serait en négociations pour racheter les activités indiennes de TikTok, une acquisition valorisée à 3 milliards de dollars. De quoi permettre sa remise en activité ?
Trump vs. TikTok : scénario catastrophe
Le 10 juillet, le Secrétaire d’État des États-Unis, Mike Pompeo, arrive devant la presse avec une annonce fracassante : le gouvernement compte bannir TikTok du territoire national. En effet, il affirme être inquiet pour les données des utilisateurs américains et invoque des enjeux de sécurité nationale. Donald Trump surenchérit, affirmant de son côté qu’il s’agit pour les Etats-Unis de «punir la Chine » pour la situation du coronavirus. TikTok, qui avait déjà été condamné en février 2019 à payer une amende de 5.7 millions de dollars pour avoir « collecté les données personnelles d’enfants sans leur consentement », a vivement protesté contre une décision qualifiée d’illégale. Quelques semaines plus tard, le Wall Street Journal révèlera que TikTok a collecté les identifiants uniques de milliers d’utilisateurs Android en violation des conditions générales de Google, de quoi collecter des données sur leur activité en ligne en se passant de toute autorisation…
Voyant l’avenir de TikTok aux Etats-Unis compromis, ByteDance a du se résoudre à examiner les offres concernant le rachat de l’activité américaine de l’application. Cette opération, comme en Inde, pourrait permettre à l’application de ne pas tirer un trait sur ses activités dans des pays hostiles politiquement en les confiant à une société locale. Deux candidats se sont manifestés avec en vue les activités de TikTok aux États-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande : Microsoft et Twitter.
Des offres de rachat et des questionnements…
Pour Microsoft, le rachat de TikTok pourrait servir de porte d’entrée vers les réseaux sociaux grand public après le déclin progressif de l’aventure MSN. Du côté de Twitter, rien de surprenant : l’application à l’oiseau bleu avait déjà racheté Vine, une application similaire, pour 100 millions de dollars en 2012. Selon le Wall Street Journal, l’entreprise dirigée par Jack Dorsey estime pouvoir échapper à la qualification d’abus de position dominante du fait de sa taille réduite. La firme de Seattle part cependant avec un avantage non négligeable : plus de 136 milliards de trésorerie, là où Twitter aura forcément besoin de partenaires financiers si sa proposition est validée. Le rachat laisse de nombreuses questions en suspens.
TikTok partageant du code en commun avec Douiyn (sa version pour le territoire chinois), il est probable que l’acheteur doive reprendre une partie du code de Douyin et le réécrire de façon à ce qu’il ne menace plus la sécurité nationale. Une opération qui pourrait prendre des mois. Il n’est pas assuré que l’interface reste la même, au vu les modifications nécessaires du code de l’application pour qu’elle reste sur le marché. Il pourrait donc coexister deux versions de TikTok, une pour les pays anglo-saxons et une pour le reste du monde, avec des interfaces complètement différente. De quoi freiner pour de bon l’expansion internationale de l’application…
Des concurrents sur les starting blocks !
Au cours de l’année 2020, de nombreuses applications opérant sur le terrain de TikTok ont amorcé des développements stratégiques. Dernier arrivé, Instagram a annoncé en août le lancement de Reels et fait des offres se chiffrant en centaines de milliers de dollars pour attirer les anciens créateurs de contenu TikTok. Triller, de son côté, a annoncé avoir recruté la star de 18 ans, Josh Richards, au poste chef de la stratégie. La plateforme a réussi à convaincre deux autres jeunes stars, Griffin Johnson et Noah Beck, de rejoindre ses rangs à compter de cet été. Fort d’un accord avec 7Digital, qui lui donne accès aux catalogues de Sony, Universal, Warner Music et Merlin, et d’une levée de fonds estimée entre 200 et 300 millions de dollars, Triller souhaite plus que jamais se positionner comme le premier concurrent de TikTok aux États-Unis et dans le monde, d’autant que les déboires traversés par son concurrent auront largement bénéficié à sa cote de popularité !
Finalement, Snapchat a annoncé vouloir lancer sa propre fonctionnalité de playbacks musicaux, notamment pour attirer une partie des utilisateurs de TikTok. Le réseau social a affirmé vouloir devenir le premier outil de recommandations musicales entre amis. Il a depuis le début de l’été signé une série d’accords avec les éditeurs Warner Chapell et Universal Music Publishing ainsi que la maison de disques Warner Music Group.
L’émergence de ces plateformes similaires pourrait réduire l’impact des péripéties traversées par TikTok sur l’industrie musicale. Cependant, aucun n’a vraiment les mêmes codes que l’application chinoise et les labels devront adapter leurs stratégies à cette nouvelle variété d’outils. Dans l’éventualité même où TikTok parviendrait à se sortir de la tourmente, de nombreuses questions persistent. Est-ce qu’une applications partageant des extraits de 15 secondes est destinée à créer les stars de demain? On peut se demander si elle n’est pas condamnée à rester une machine à créer des one-hit wonders aux chansons certes virales, mais surtout très éphémères…