Les premiers mois de 2018 laissaient présager une année globalement pauvre en sortie, une pauvreté d’autant plus forte qu’elle souffrait de la comparaison avec la diversité de l’année précédente. Fort heureusement, la rentrée de septembre a marqué une véritable fracture pour cette dynamique, avec une pluie de projets incontournables tant en termes d’audience que de qualité. Illustration parfaite de cette fracture, plus de la moitié des projets du classement sont sortie durant les trois derniers mois de 2018 ! A noter que nous avons consciemment fait le choix d’inclure certaines mixtapes dans le classement au vu du travail qu’elles représentaient et de la distinction somme toute très virtuelle entre les deux formats.
🔟 Land, quand Kekra jongle entre synthèse de ses acquis et expérimentation
Pour la deuxième année de suite, Kekra intègre notre top 10 des meilleurs albums, preuve de sa constance dans la qualité. En 2018, le rappeur masqué a « rompu » avec la productivité folle qui caractérisait sa carrière puisque Land est le seul projet venu frapper le rap hexagonal depuis Courbevoie cette année. Toutefois, ce disque se suffit parfaitement à lui-même.
Avec Land, Kekra a semble-t-il exprimé une volonté de synthétiser son style : alors que ses deux derniers projets s’épanchaient beaucoup – la version deluxe de Vréel 2 comporte dix-sept titres là où Vréel 3 grimpe à dix-huit – Land tranche par son caractère plus éphémère avec seulement onze morceaux. Avec un disque plus court, Kekra a gagné en efficacité : tous les morceaux ont fait mouche. Porté par les singles Viceland et 10 Balles, aux visuels parmi les plus majestueux cette année, l’album regorge de pépites qui élargissent plus encore la palette déjà vaste du rappeur. Toutefois, Land n’est pas qu’une simple démarche visant à synthétiser le style de Kekra, il est aussi une terre d’expérimentations, en témoigne l’interlude Normal, le titre le plus intéressant du disque par ses sonorités inédites dans la carrière du rappeur.
9️⃣ Trop Chaud, l’incroyable palette de talents et d’énergie de Timal
L’avenir appartient à Timal. Après avoir conquis les fans de rap avec son couplet incandescent sur le morceau de Sofiane, Dis-moi où tu pécho ; après avoir conquis et construit une fan base autour d’une série de freestyles étoffés, faisant montre d’une polyvalence rare et le plaçant comme un des meilleurs couteaux suisses du rap français, la première signature du label Daymolition a franchi le cap de l’album avec Trop chaud en avril dernier. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ses débuts nous ont bluffé.
Le rappeur du 77 a réussi le tour de force d’imposer son premier projet solo comme un des plus aboutis de l’année, prouesse d’autant plus impressionnante que de nombreuses têtes d’affiche se sont disputées les charts et les cimes des tops albums. Sa recette lui est propre : elle réside avant tout dans sa voix nasillarde, qu’il étire à l’infini pour signer des morceaux aux humeurs complètement opposées. De plus, en quinze titres, Timal a su se présenter au public rap de la manière la plus exhaustive possible : sa polyvalence rare donne du relief à un album haut en couleurs où se mêlent flows fougueux, profonde mélancolie et titres ensoleillés.
8️⃣ La zone en personne, quarante titres pour renouer avec le succès
Cette année encore, l’iconique rappeur de Marseille a été très productif. En juin dernier, il publiait Inspi d’ailleurs. Puis, il est venu agrémenter son année déjà très chargée par un double album vendu au prix d’un – le rappeur n’ayant pas sorti de projet gratuit cette année. La zone en personne, long de quarante titres, est toutefois bien plus digeste qu’il n’y paraît.
Le rappeur a sorti le plus long projet de sa carrière si l’on exclut la réédition de My World qui portait le nombre de titres à cinquante. Toutefois, Jul n’est jamais ennuyeux tout au long de ces deux heures et demi en sa compagnie. D’abord, il a multiplié les featurings surprenants, comme la Suisse Loredana et Landy, et les très attendus, comme Ninho, Maître Gims, Soolking ou encore Alonzo. Surtout, le rappeur semble avoir retrouvé ce qui manquait à Inspi d’ailleurs : de l’authenticité. En effet, si son opus précédent s’était trop éloigné de son identité musicale. Avec La zone en personne, Jul réussit à concilier cet aspect tout en signant un album extrêmement intéressant musicalement. Ce double album vient se classer très haut dans la gargantuesque discographie du rappeur.
7️⃣ Johnny de Janeiro, à la rencontre d’un Sadek entre excès et génie
Au fur et à mesure qu’avance sa carrière, Sadek se met en plus en plus en danger. Cette année, avec son album Johnny de Janeiro, il a adopté un parti pris déroutant pour son public et plus encore pour l’auditoire rap. En effet, le rappeur de Neuilly-Plaisance, au-delà d’introduire un nouveau personnage à son univers musical, a décidé de s’exercer au funk carioca après un coup de cœur dans le pays aux cinq étoiles.
Ce parti pris commence par le visuel : Johnny de Janeiro s’est épris du Brésil et, en tentant d’en épouser les codes, devient une parodie. La pochette réalisée par Fifou – sans conteste la meilleure de l’année – met en scène ce personnage créé de toutes pièces par Sadek, que l’on retrouve dans tous les clips publiés par l’artiste. Dans la musique, seul le single Bep Bep s’écarte de l’homogénéité du projet. Si l’album multiplie les émotions et les ambiances, il reste ancré dans la carioca, véritable fil rouge du disque. Les invités rap que sont Sofiane, YL ou Heuss L’enfoiré se sont complètement fondus dans l’ambiance énergique et ensoleillée, ce dernier nous gratifiant d’un des meilleurs couplets de l’année sur Stahraf. Sadek est allé jusqu’au bout de son concept pour signer un album extrêmement rafraîchissant et original à l’heure où le streaming a tendance à uniformiser la musique des têtes d’affiche. Surtout, si ce risque a peu payé commercialement parlant, le rappeur a signé le meilleur disque de sa carrière.
Un mois plus tard, le bilan de « Johnny de Janeiro » de Sadek
6️⃣ Triple S, comment 13 Block et Ikaz Boi redéfinissent la trap française
Les rappeurs de Sevran se sont passé le mot et ont décidé de truster notre classement des meilleurs albums de l’année. Le 13 Block, monstre à quatre têtes composé de Zed, Stavo, Oldpee et Zefor, a signé en début d’année un court projet produit en extrême majorité par Ikaz Boi.
Sur cette mixtape nommée Triple S, en référence à la sneaker de Balenciaga et à leur adage devenu un gimmick « la sueur, la soif et les sous », le quatuor a opéré une mue spectaculaire. En effet, la trap qui régit le rap mondial depuis quinze ans est en constante évolution. Le 13 Block, après avoir adopté la drill âpre qui inondait les rues de Chicago au début des années 2010, a fait évoluer son rap vers une trap beaucoup plus vaporeuse. Le voile brumeux esquissé par les productions rend les rappeurs mythiques et l’alchimie qui règne entre les membres du groupe est plus que palpable : Zed sublime les refrains, Oldpee et Zefor s’occupent de découper les instrumentales alors que Stavo, brut de décoffrage, insuffle encore plus de rue à leur musique qui en est déjà imbibée. Fortement influencés par la nouvelle vague de trap originaire de la maison-mère à Atlanta, les sevranais signent avec Triple S un projet qui redéfinit la trap française.
Interview 13 Block: Olaskurt, Violence Urbaine Emeutes, Hot Defff
5️⃣ Carbone 14, un parcours initiatique intemporel signé Joe Lucazz
Les voies de Joe Lucazz sont impénétrables. Depuis plus de vingt ans, le rappeur écume les couloirs du rap undergroud. Après avoir multiplié les projets au sein du label Néochrome, le rappeur concrétise tout son potentiel en 2015 sur No Name, un album abouti. Malheureusement, suite à ce disque, le rappeur s’est mué dans un silence de trois ans, brisé cette année par pas moins de trois projets. C’est toutefois Carbone 14, le dernier en date, qui a retenu notre attention.
Joe Lucazz est un rappeur hors-pair, nul besoin de le prouver. Sur Carbone 14, il tisse une véritable alchimie avec Pandemik Muzik, un duo de beatmakers composé de Bachir et de J-Lock, deux érudits du rap. En neuf titres, le rappeur parisien déroule un album très personnel, dans lequel l’introspection est au centre de la narration. En embrassant la cause noire et en rendant hommage à l’Afrique, Joe Lucazz signe un disque beau, intense et profond, que le temps n’altérera jamais.
4️⃣ Projet Blue Beam, l’album cryptique et obsédant de Freeze Corleone
Sans aucun doute le rappeur le plus mystérieux du classement. Freeze Corleone, habituellement réglé comme du papier à musique, a dérogé à la règle cette année en ne sortant pas de projet le 11 septembre. Sans rendre de comptes à qui que ce soit, l’artiste franco-sénégalais s’est octroyé deux mois supplémentaires pour étoffer Projet Blue Beam, un disque cryptique.
Le dernier album de Freeze Corleone est, à l’instar de sa discographie, destinée à un public averti. En effet, le rappeur est très influencé par le rap américain de la Dirty South et de Chicago. Imbibé de codéine, il laisse parler sa plume, une des meilleures du rap français : l’homme a signé sur ce projet quelques-unes des meilleures multisyllabiques de l’année. Sur des productions venues des profondeurs de l’Enfer, criblées de basses tonitruantes, Freeze Corleone aborde au hasard ses exploits sur FIFA, les drogues qu’il consomme allègrement ou encore les théories du complot qui l’obsèdent. Les textes, encore plus obscurs que l’univers musical déroulé par Projet Blue Beam, esquissent un album aussi addictif que la codéine que le rappeur consomme.
« Projet Blue Beam », un cocktail ésotérique arrosé de codéine
3️⃣ Imany, un panorama poétique des émotions et des rêves de Dinos
Il y a encore un an, il était difficile d’imaginer que Dinos intégrerait notre top albums, tant Imany avait pris du retard. Après cette période de maturation, Dinos a enrichi sa palette artistique d’une manière inattendue et a enfin pu livrer à son public le disque qu’il attendait tant.
Le rappeur s’est construit dans l’adversité. Né à La Courneuve, Dinos a fait ses premiers pas dans le rap au travers des Rap Contenders lors de plusieurs battle rap. Après avoir cherché son style sur ses deux premiers EP, Imany, travaillé de longue date, sonne comme une carte de visite des plus reluisantes. Le rappeur s’y livre sans concessions : par exemple, dans Les pleurs du mal, Dinos aborde sa vie semée d’embûches, son enfance passée dans la cité des 4000 ou encore son rapport à Dieu ; sur Helsinki, point d’orgue du disque, il parle de rupture dans un titre qui rappelle la démarche de 808s & Heartbreak, le quatrième album de Kanye West qui a décomplexé le rap mondial. Imany est un panorama des émotions, des rêves et des désirs qui animent le rappeur. Touchant de bout en bout, le disque mérite amplement sa place sur la troisième marche du podium.
2️⃣ La fosse aux lions, le chef d’oeuvre brut de décoffrage de Kalash Criminel
Le rappeur a été cette année le plus flamboyant des représentants de l’effervescence de la scène de Sevran. Révélé au grand public grâce à l’appui de Kaaris et bien aidé par la déflagration du titre 10 12 14 bureau, le rappeur du 93, sûr de son art, a passé le cap de l’album en se jetant dans La fosse aux lions. Ce qui marque en premier dans ce disque, c’est les progrès impressionnants qu’a effectué Kalash Criminel. En deux ans, il a épuré son écriture afin de maximiser l’impact de ses punchlines. Nombreuses, elles pleuvent sur l’auditeur complètement dérouté par les folles fulgurances du rappeur, véritables images explicites de violence ou encore de second degré.
De plus, Kalash Crimiel s’est érigé, probablement sans le vouloir, comme la forme moderne du rappeur conscient : il allie l’entertainment à des lignes beaucoup plus réfléchies. Surtout, le rappeur a su varier les registres et à les manier avec précision : les nombreux bangers sont contrastés par d’autres morceaux à l’autotune maîtrisée qui viennent faire tampon entre deux déflagrations. Ainsi, des titres comme Ahou ou Sombre sont altérés par la douceur de Coltan, une des plus belles réussites du disque. On peut regretter que Cougar Gang ait été amputé du disque, la faute à Emmanuel Macron. Toutefois, voir Kalash Criminel être écouté par le Président de la République en personne témoigne de l’ampleur qu’a pris le rappeur de Sevran.
Kalash Criminel parle de son album, de l’âge d’or du 93 et Florent Pagny
1️⃣ JVLIVS, quand SCH et Guilty réalisent la bande originale d’un film imaginaire
Dix-huit mois. C’est le temps qui sépare les deux derniers albums de SCH, Deo Favente et JVLIVS. Après un long silence, le plus connu de tous les scélérats était attendu au tournant pour son quatrième projet solo et le moins que l’on puisse dire, c’est que son dernier opus a outrepassé toutes nos espérances.
Endeuillé par la mort de son père, SCH s’est plongé plus encore dans l’univers sombre qui avait fait son succès sur A7. Le rappeur a plus que jamais creusé la veine du monde mafieux et du grand banditisme – bien aidé par les multiples films et séries de gangsters qu’il s’enfile par dizaines – afin de livrer un album, un vrai. En effet, à l’heure où le terme est plus galvaudé que jamais, SCH a souhaité remettre au centre un format que l’on croyait désuet. En ayant changé de label, le rappeur a fait ses retrouvailles avec Guilty, omniprésent aux machines. Ensemble, ils ont construit un disque aux allures cinématographiques, probablement un des plus immersifs de ces dernières années. La narration déroulée par l’album, dynamisée par des interludes à l’écriture fine et contées par la voix française d’Al Pacino, ne tombe jamais à plat tout au long des dix-sept titres de l’album. Entre réalité et fiction, JVLIVS est notre coup de cœur de l’année.
SCH, quand les sentiments transparaissent derrière le voile du cinéma
➡️ Découvrez le classement complet des 20 meilleurs albums de 2018
- SCH – JVLIVS
- Kalash Criminel – La fosse aux lions
- Dinos – Imany
- Freeze Corleone – Projet Blue Beam
- Joe Lucazz – Carbone 14
- 13 Block – Triple S
- Sadek – Johnny de Janeiro
- Jul – La zone en personne
- Timal – Trop chaud
- Kekra – Land
- Maes – Réelle Vie 2.0 (lire l’interview)
- Alpha Wann – UMLA (lire la revue)
- Sofiane – Affranchis (lire la revue)
- Rohff – Surnaturel
- La Hyène – Thugz Mixtape
- Leto – Trap$tar (lire l’interview)
- Hornet la Frappe – Dans les yeux
- Laylow – .RAW-Z (lire la revue)
- Ninho – M.I.L.S 2.0
- S.Pri Noir – Masque Blanc (lire la revue)