Dans une année 2020 marquée par une crise sanitaire qui a frappé durement les musiciens du monde entier, le format EP s’est imposé comme un compromis idéal. Le premier confinement a d’ailleurs été très prolifique à ce niveau, avec plus de soixante formats courts parus entre mars et mai. Pour la première fois, nous avons donc décidé de consacrer un classement entier à ces projets hybrides qui ont, peut-être plus encore que les albums, été témoins de la créativité de la scène rap française tout au long de l’année. Entre des profils ultra-mélodiques, tels que Triplego et MadeInParis, et des purs produits de la scène street comme Ashe 22 ou 1PLIKE140, nous avons souhaité réaliser un top aussi exhaustif que possible des EP de l’année 2020. À notre plus grand regret, nous n’avons pu y inclure les projets les plus courts —trois titres ou moins— mais néanmoins très qualitatifs d’artistes comme Hamza (140 BPM) ou encore Key Largo (Christmas Keys).
10. Sopico – Ëpisode 0
En sortant cet EP deux jours après la fin du confinement, Sopico a voulu faire patienter ses fans avant l’album, avec quelques uns de ses textes les plus fins. Côté plume, il a décidé de faire de cet Ëpisode 0 une ode à la guitare et à l’espoir de réussite. Les références à ces deux thématiques sont omniprésentes sur tous les morceaux, que ce soit Atterrir (Branche la guitare, j’fais un point avec moi-même), Sans Titre (Y’a de la place, même y’en a pas, j’vais rentrer / Pas dans la case, bientôt j’vais casser l’antenne), Loin (Si t’es pas libre, y’a pas moyen que t’apprécie le voyage/T’as pas d’limites, ça, faut travailler / Faut y aller, j’attends que toi, il faut y aller) et même l’interlude Décoder. Côté musique, au-delà d’une simple utilisation de la guitare qui est somme toute devenue commune dans le rap français en 2020, Sopico a décidé de réunir une équipe de musiciens expérimentés (Ozhora Miyagi, Loubensky), et de talents prometteurs (Jusse, Jerzey), pour apporter un traitement moderniste à ces textures, et donc les intégrer à l’univers illustré par les visuels de l’EP.
9. Lujipeka – P.E.K.A
Composé de façon interactive en cinq jours seulement durant le premier confinement, cet EP instinctif qui fait office de premier projet solo révèle un Lujipeka à la fois rêveur et nostalgique, planant sur la vague du succès Columbine et pourtant lucide sur le fait que la situation mondiale va mettre un terme à l’euphorie de l’année 2019. Le symbole le plus évident de cet état d’esprit est la ballade Août 2008. Produite par Bouchay et Nils, qui avaient déjà travaillé sur En Vain de Columbine en 2018, elle prolonge le style imagé qui avait fait le succès du collectif rennais. Lujipeka y évoque sa nostalgie de cet été 2008, été de ses 13 ans, et synonyme de premières déchirures, tant amoureuses qu’amicales. Cette part de rêverie est encore présente sur Roxanne, notamment dans un deuxième couplet qui semble laisser le rappeur en plein milieu d’un délire, avant que la réalité ne le saisisse de nouveau. Après les déboires qu’a connu le rappeur sur la sortie de son Bordel EP fin 2020, on espère que l’album arrivera en 2021 dans les meilleures conditions.
8. Ashe 22 – Movie Tape
EP musclé sorti par le jeune lyonnais en mai 2020, cette Movie Tape se révèle un condensé d’influences outre-Atlantique digérées à la sauce Lyonzon. Chirurgical dans la découpe, le rappeur se ballade sur les prods minimalistes conçues en grande partie par GG, un proche du collectif. Ce format court permet aussi à Ashe 22 de montrer son attachement à la nébuleuse 667 et à tous ceux qui l’entourent, laissant Flem produire un son et invitant La F sur Stup. Le parti pris musical dans cet EP est sa conception sur le modèle d’un mini-film d’horreur, entre pianos suspendus prêts à glacer l’auditeur et basses saturées. Malgré une formule qui au premier abord aurait pu rappeler les derniers albums de Koba LaD et Zola, le rappeur originaire du 69 s’entoure de beatmakers suffisamment inventifs pour l’amener à un résultat très identifiable. A cet enrobage s’ajoutent toutes les références d’Ashe, qui ne se prive pas d’employer l’argot lyonnais ou de multiplier les références à la topographie locale. De quoi aiguiser notre curiosité en vue de la sortie d’un premier album…
7. So La Lune – Tsuki
Le 24 juillet, So La Lune dévoilait Tsuki, un premier projet de onze titres incluant deux collaborations avec Rouge Carmin et Elh Kmer. De titre en titre, le rappeur dévoile une diction nonchalante qui lui laisse d’autant plus de place pour créer un lien émotionnel fort avec l’auditeur sur des titres comme 6 Sens. Son instrument favori est son timbre de voix si particulier, presque nasillard, qui contraste avec les couplets plus graves des invités du projet. À la production Medeline et Ogee Handz, habitués au travail avec les artistes de l’écurie Low Wood, ainsi que Freddy K, Optim et Enigma Beats, offrent un écrin de choix à la performance remarquable de So la Lune. De titre en titre, l’auditeur se laisse emporter dans le flot d’idées qu’il énonce avec une lenteur implacable, et dans ses variations vocales hypnotiques. Pour clore ce cheminement mélancolique, le rappeur place une goutte d’espoir dans Seigneur, une conclusion pleine de questionnements sur une composition plus légère et lumineuse. Tsuki s’impose comme une révélation immédiate pour une bonne partie du public et de la critique.
6. Oboy – Mafana
Après le succès de son album OMEGA, porté notamment par une collaboration à succès avec Aya Nakamura et Dopebwoy, Oboy fait un retour chargé d’enjeux en juillet. Sa réponse aux regards qui sont braqués sur lui : un EP de sept titres produit par l’équipe du Side (Some1ne, Machynist et Aloïs Zandry), Ever Mihigo, Mammouth et Sam Poete. On n’y trouve qu’une unique collaboration avec le groupe 4Keus. Le rappeur livre un projet très estival, tant visuellement que dans les sonorités adoptées, qui contient notamment le plus gros succès de sa carrière, Cabeza. Tout en conservant les tons chauds de la pochette de titre en titre, comme un fil conducteur, il profite du format de ce nouvel opus pour s’essayer à différents registres : beaucoup de chant, mais aussi de la drill sur Lunettes noires… Un résultat prometteur dans son ensemble, qui confirme les attentes placées en Oboy et préfigure de belles sorties dans les mois à venir.
5. Rim’K – Midnight
Sorti presque clandestinement en pleine période de confinement, Midnight arrive en 5ème position de notre classement d’EP de 2020. Grand amoureux des projets à thèmes, Rim’K semble lancer une série d’EPs, comme il nous l’avait confié en avril dernier lors d’un long entretien fleuve. Aux nombreuses écoutes portées à ce court projet, on ne peut qu’être une énième fois estomaqués par la capacité de renouveau de l’artiste. Les années passent mais le Tonton du bled n’a rien perdu de son verbe racailleux et de sa capacité à créer d’entêtantes chansons. Sur ce cinq titres, Rim’K se mélange comme à son habitude avec le fleuron de la nouvelle génération : Koba LaD, SCH, Dadju ou encore Hamza. Avec la nuit pour fil conducteur du projet, les productions sombres d’Hades, Guilty, DJ Ritmin ou encore de Beni Bass Cortez plantent un décor nocturne où le rappeur du Val-De-Marne offre avec la classe qu’on lui connaît un rap très visuel. Brillant par sa concision et la puissance d’interprétation des artistes présents, Midnight est incontestablement l’un des projets les plus intéressants de 2020.
4. MadeInParis – Quel beau jour pour mourir
Voyage dans l’esprit embrumé du rappeur de 25 ans, Quel beau jour pour mourir montre toute la versatilité d’un artiste souvent comparé à Hamza, et qui pourtant s’en démarque au fil des morceaux. Son grain de voix si particulier lui permet de se servir des productions comme de pistes de décollages. Ainsi, tout le long du projet, celles-ci vont souvent se résumer à quelques nappes de synthés, ou quelques notes de ci de là. Cependant, cette simplicité est avant tout au service du talent vocal de l’artiste. Ce dernier manie les mots et la grammaire en les distordant avec habileté. Il construit au fur et à mesure de la tracklist un personnage de séducteur rarement tourmenté, qui contemplera sans jugements ses pairs sombrer dans tous les vices. Un morceau comme Esprit Lucide témoigne à la fois de cet entourage destructeur (Son père me connaît, drogué, on aime la même blanche), et aussi de cette faculté à ne pas perdre sa clairvoyance face à toute cette animalité (Trouve-moi dans la nuit, dans un corps / J’la garde ou j’la quitte ? J’sais pas encore).
3. Leto – Virus : avant l’album
Après le succès des deux opus de TRAP$TAR, Leto s’apprête à sortir un nouvel album courant 2020. Pour mettre l’eau à la bouche de son public, il dévoile en plein confinement un EP cinq titres intitulé Virus : avant l’album… Une formule qui n’est pas sans nous rappeler celle adoptée par le collectif PSO Thug en 2015 avec En Attendant Demoniak. Accompagné de PLK, Ninho et Zed, le rappeur parisien laisse libre court à une énergie dévastatrice qui coupe le souffle de l’auditeur. L’ensemble du projet est d’excellente facture, le résultat est à la fois dynamique et très identifiable. Leto profite de l’occasion pour s’essayer, avec succès, à la drill britannique qui n’en est qu’au début de sa percée dans l’hexagone. Le format court de Virus : avant l’album est de fait une véritable bénédiction pour le rappeur, qui exploite le moindre espace avec des couplets ravageurs ou des adlibs qui ont fait sa réputation. Une belle réussite, et contre toute attente l’un des projets solos les plus marquants du rappeur.
2. 1PLIKÉ140 – 1PLIKTOI Vol. 1
Sans aucun doute le rookie de l’année 2020, le jeune rappeur originaire de Clamart a brillé par de nombreux freestyles et a surtout eu la bonne idée de synthétiser son talent avec un premier EP plus que réussi, 1PLIKTOI Vol. 1. Dans ce consensé de dix titres, 1PLIKÉ140 étales ses influences londoniennes à l’envi sur des instrumentales de drill : lui qui est l’un des fers de lance de ce mouvement en France a montré que sur ce terrain, très peu avaient les armes pour rivaliser avec lui. Avec Cruel, 14 ou encore Sale boulot, il signe des bangers imparables qui sentent la petite crapulerie. A côté de cela, il effectue plusieurs écarts maîtrisés. En effet, auu-delà de la drill, il se révèle dansant à souhait sur Dans mon assiette ou encore mélancolique sur Lebara – grâce à une composition formidable que l’on doit à Binks Beatz, un des producteurs de l’année. Véritable album miniature, 1PLIKTOI est une immersion dans le quotidien de son interprète entre bicrave, rivalité et volonté de s’affirmer. Le projet entier est pourtant articulé autour d’un seul flow répétitif et monotone : il esquisse une spirale infinie à l’image de son quotidien illicite dont il ne voit pas le bout. Toutefois, cette façon de rapper fait l’effet d’une perceuse et pénètre les occipitaux de ses auditeurs. Entre variété et fondamentaux, 1PLIKÉ140 a ouvert sa voie vers le succès de la meilleure des manières.
1. TripleGo – 3
Cette année, le duo de Montreuil s’est rabattu sur le format EP. Si TWAREG avait déjà convaincu le public, c’est avec 3 que Sanguee et Momo Spazz ont repoussé les frontières de leur talent. Le premier, au micro, a effectué un travail dantesque sur sa voix. Tantôt caverneuse (Tonight, P€Sos), tantôt légèrement brisée (Lelele), elle est modulée à la perfection grâce à l’autotune pour servir une interprétation dense. Le rappeur exprime avec force sa détermination et avec pudeur ses blessures amoureuses, ses égarements et son désespoir. Momo Spazz, aux machines, a conservé quelques-unes des meilleures compositions de son disque dur pour ce nouveau jet. C’est probablement sur Ghetto House que son talent est le plus éclatant : sur une production à l’intensité qui va crescendo, où les éléments s’agrègent au fil du temps, Sanguee suit le tempo. Ensemble, ils signent un titre hypnotique, un rayon de soleil nébuleux qui fend les ténèbres des abîmes de TripleGo. Plus largement, 3 est un voyage succinct et intense vers d’inextricables contrées laissées à l’abandon. Elles sont régies par l’autotune, une subreptice influence de musique orientale et deux hommes pétris de talent : l’un habille ces terres hostiles de sa musique vaporeuse tandis que l’autre le perce avec sa voix charismatique.
Crédits : Alex Dobé (Leto) et Antoine Laurent (TripleGo) pour Yard