Le 17 mars dernier, Deen Burbigo a sorti son premier album Grand Cru. En regardant quelques une de ses interviews, une question est plusieurs fois revenue : «Pourquoi as-tu appelé ton album Grand Cru ? ». Question à laquelle le rappeur répond toujours un truc du genre : « Parce que j’ai pris mon temps pour cet album, je l’ai laissé mûrir ». Plus que son amour du vin, c’est donc la façon de travailler qui a permis à Deen de trouver un nom atypique pour son album. Et celle-ci est révélatrice de la période dans laquelle nous vivons concernant le rap, celle de la surproductivité. Car si on regarde en arrière, le dernier projet de Deen était un EP « Fin d’après minuit » sorti 3 ans auparavant. 3 ans entre deux projets : Ça vous parait une éternité ? C’était pourtant un rythme plus que normal il y’a 10-15 ans.
Indépendance, nouvelle technologie et Internet
Au milieu des années 2000, du nouveau matériel d’enregistrement apparait. On peut maintenant faire du son avec un ordinateur. On trouve des équipements à bas prix (micro, enceinte). Ainsi des rappeurs comme Aelpeacha, LIM et Alpha 5.20 ont été les premiers à adopter un rythme de stakhanoviste avec plus d’un projet par an en moyenne que ce soit en solo ou en groupe/collectif. S’il y’a bien évidemment des différences entre ces trois rappeurs, on note un point commun évident, celui d’être en total indépendance. Alors si aujourd’hui l’indépendance dans le rap est quasiment devenue une norme et n’empêche en rien un gros succès commercial (JUL et PNL en sont de bons exemples), il est important de rappeler qu’il y’a 10-15 ans, les rappeurs connus qui n’étaient pas signé ou affiliés à une maison de disque se comptaient sur les doigts de la main. Ces rappeurs n’avaient pas l’assurance et les moyens de pouvoir se contenter de faire un album tous les 3 ans. S’ils voulaient exister sur la carte du rap et remplir leur frigo, ils n’avaient pas le choix, ils devaient redoubler d’efforts et avoir constamment une actualité. Et c’est comme ça que la surproductivité entra de plein fouet dans le monde du rap, à travers une poignée de rappeur indépendants ayant les crocs et qui grâce des moyens technologiques moins coûteux et plus efficaces ont pu inonder les auditeurs de musique Et puis internet a définitivement tout changé (comme pour beaucoup de choses vous me direz). Y voyant un nouveau moyen efficace de se faire connaitre sans passer par la TV ou la radio, les rappeurs se jettent la tête la première sur ce nouveau média. Outre-Atlantique, on voyait déjà le phénomène prendre de l’ampleur notamment à Atlanta où un jeune rappeur nommé Gucci Mane inondait les auditeurs de sa musique qu’il distribuait la plupart du temps gratuitement (se faisant de l’argent grâce aux passages dans les radios et strip clubs locaux). En France, des rappeurs comme Mister You et Orelsan ou des groupes comme la Sexion d’Assaut et L’entourage se sont très bien servis d’internet pour se faire un nom, au début en arrosant la toile de multiples freestyle filmés avec du matériel vraiment hard discount. Plus besoin de clip à 50000€ pour se faire connaitre. Un simple téléphone, un freestyle et vous pouvez faire le buzz (j’ai bien dit vous pouvez).
Une hausse de la quantité pour une baisse de la qualité ?
Revenons par exemple sur l’année 2015 : Jul sort 2 albums (plus un album gratuit), PNL sort 2 albums, Booba sort 2 albums, Lacrim sort 2 albums, Alonzo sort 2 albums, Gradur sort 2 albums. Voilà ou on en est aujourd’hui, il y’a tellement de rappeurs aujourd’hui que pour continuer d’exister, ils se sentent presque obligés de sortir des projets à un rythme surréaliste. Rappelez-vous le clip Mégadose de Vald où le rappeur aulnaisien et ses compères s’empiffrent de junk food pour « dénoncer « la société de surconsommation. En y réfléchissant, ils auraient pu faire pareil avec des albums de rap. Jouons tous au jeu de qui écoutera le plus d’albums en une semaine, sachant qu’il y’en a minimum 4 qui sortent chaque vendredi. Du côté d’Atlanta cette année, y’a même un taré de mutant qui a décidé d’envoyer deux albums en une semaine. En même temps, il faut dire que les auditeurs ne sont pas totalement innocents dans cette affaire. A peine un rappeur vient de sortir son album, on lui demande quand le prochain sortira. A peine le projet vient de sortir à minuit, ils sont déjà à une heure du matin sur les réseaux sociaux en train de dire ce qu’ils en pensent pour au final ne même plus l’écouter au bout de même pas une semaine car un autre projet d’un autre rappeur vient de sortir. D’ailleurs au bout d’une semaine, il y’a les fameux premiers chiffres de ventes qui font trembler les rappeurs : s’il fait un mauvais score, le public se fout de sa gueule (comme si c’était un critère pour juger la qualité d’un artiste). Du coup forcément, les rappeurs revoient leurs stratégies et commencent déjà à travailler sur un nouveau projet. Aujourd’hui la durée de vie d’un projet de rap peut être d’une semaine alors qu’il a fallu des mois pour le faire.
Mais la surproductivité est-elle vraiment le meilleur moyen pour réussir dans le rap aujourd’hui ? C’est possible. On salue très souvent la productivité surhumaine de Jul depuis 2014. On a également vu récemment le jeune Ninho redoubler d’efforts avec plusieurs projets balancés gratuitement avant de mettre un produit dans les bacs. On peut également penser que plus un rappeur sort des projets, plus il travaille et donc plus il progresse. Mais si par exemple le marseillais à la crête blonde connait un succès phénoménal, ce n’est pas tellement pour sa productivité mais bien plus pour le contenu unique qu’il propose et qui parle à des centaines de milliers de gens. C’est la même chose pour les autres plus gros vendeurs dans le rap actuellement, que ce soit Nekfeu, PNL, MHD ou encore SCH, ils ont tous en commun d’avoir développé une identité propre. Ça peut être pour le style d’écriture, le style de production ou encore pour le personnage. Le nombre de rappeurs a tellement été multiplié aujourd’hui, cela a forcément eu pour conséquence une répétition de style où 90% des rappeurs font globalement tous la même chose. Ils peuvent sortir un album par mois ce n’est pas pour autant qu’ils vont exploser. Ce formatage est tellement violent qu’aujourd’hui il suffit d’avoir quelques bonnes idées pour se démarquer.
Alors messieurs les rappeurs, je vous lance un appel : calmez-vous, réfléchissez un peu, trouvez des idées originales et travaillez dur pour les développer et privilégier de sortir un très bon disque plutôt que cinq disques corrects. Ceci est un appel d’urgence, on est tous en train de devenir fous.