Le 3 février dernier, Spotify annonçait ses résultats financiers pour l’année 2020. Pour la première fois, les dépenses marketing de la plateforme de streaming ont atteint le seuil du milliard de dollars, causant par la même occasion des pertes à plus de 709 millions de dollars. Témoin d’une volonté de rassurer les investisseurs sur la rentabilité de l’entreprise, l’intégralité de la deuxième moitié du rapport est consacrée au podcast. Revenu au goût du jour depuis quelques années, le format s’est imposé comme l’un des éléments clés du développement de Spotify qui y a investi près d’un milliard de dollars en 2020. Ces dépenses sont diverses, et vont du marketing pur à l’acquisition de start-ups liées au domaine (Megaphone). Selon Spotify, elles répondent à une demande du public, alors que 25% de ses abonnés ont consommé au moins un contenu podcast au cours de l’année passée. Cette nouvelle stratégie qui vise à transformer le géant du streaming musical en plateforme dédiée à l’audio sous toutes ses formes. La conférence Stream On, diffusée en ligne le 22 février dernier, ne laisse plus de doute sur cette intention avec ses nombreuses annonces : abonnement uniquement dédié aux podcasts donnant accès à des contenus exclusifs, recommandations personnalisées… Avec quelles conséquences sur la cohabitation entre musique et podcast sur Spotify ?
Spotify, nouveau géant sur le marché du podcast
Les dernières années ont permis à Spotify de s’imposer comme un acteur majeur du marché du podcast. Cela s’est fait au prix de nombreux accords avec les radios de tous les pays (la dernière en date étant celles du groupe Radio France, qui a signé en novembre 2020 un accord pour la diffusion de ses programmes sur la plateforme au format podcast), mais aussi d’acquisitions de contenus et de technologies : les hébergeurs de contenus Anchor et Gimlet début 2019, les shows de Joe Rogan, Amy Schumer ou encore Barack Obama dans le courant de l’année, l’annonceur publicitaire Megaphone fin 2020… L’ensemble de ces opérations a permis à Spotify d’émerger aux yeux des investisseurs et des consommateurs comme une plateforme à double usage : à la fois musical, mais aussi d’audio pur. C’est ainsi que depuis 2018 la progression de l’audience de Spotify dans le domaine impressionne : la plateforme est passée de 9% à 15% de part de marché entre fin 2019 et fin 2020. Pour Arthur Perticoz, fondateur de Majelan, cela ne fait pas de doutes : « ce que Spotify tente de faire, et ce qu’ils sont en train de réussir, c’est de devenir le numéro un mondial en un temps extrêmement court. » En comparant avec le temps que Spotify a mis pour devenir l’acteur majeur du streaming musical en France, ce dernier a même une conviction très claire : « Je mets beaucoup de choses en jeu pour affirmer qu’ils mettront deux à trois fois moins de temps pour devenir numéro un du podcast qu’ils ne l’ont fait dans la musique. »
Un modèle économique encore incertain
Là où Spotify est contraint de verser près de 70% de ses revenus aux labels et autres ayants-droits dans le secteur musical, le podcast lui permet une plus grande marge de manœuvre : la plateforme peut à la fois être producteur de contenus, hébergeur et diffuseur. Pour Yann Thébault, « il est évident que dans un modèle où ils ont des productions originales qui leur appartiennent, les reversements leur permettent d’avoir une marge plus intéressante ». L’actuel directeur général d’Acast France et ancien DG de Spotify France a la conviction que, dans le futur, « les contenus podcast seront plus rentables que les contenus musicaux pour Spotify. ». Pourtant, le podcast reste une économie encore au stade adolescent, dont le rendement futur est compliqué à prévoir en l’absence de modèle économique établi. Les seules données exploitables sont celles des revenus publicitaires mondiaux du podcast. Avec à peine 678 millions de dollars de recettes publicitaires en 2019 contre 25 milliards pour l’industrie de la musique enregistrée, l’écart entre les deux économies reste conséquent. Si l’on se réfère au marché français, il est tout aussi frappant : 700 millions d’euros de recettes pour l’industrie de la musique enregistrée, contre 15 millions de recettes publicitaires pour le podcast. Ce modèle encore incertain explique les tâtonnements des différents acteurs du milieu. Majelan, qui avait fait une entrée fracassante avec une levée de fonds à plus de 10 millions d’euros a décidé de se recentrer sur un modèle exclusivement par abonnement payant. Spotify de son côté, prépare le lancement en bêta d’une formule d’abonnement dédiée aux podcasts, aux États-Unis…
Un marché éclaté et des concurrents qui se diversifient
Face au monstre Spotify qui engloutit trimestre après trimestre les entreprises et les parts de marché, les producteurs et hébergeurs concurrents ont décidé de s’organiser. Ainsi, Arthur Perticoz est persuadé que peu de gens ont arrêté d’utiliser leur application de podcast pour se mettre sur Spotify : « Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de gens qui aient arrêté d’utiliser leur application de podcast pour Spotify. Par contre je crois qu’il y en a beaucoup qui ont commencé à écouter des podcasts à cause de Spotify. Il y a des deux évidemment, mais je crois que beaucoup ont découvert l’expérience du podcast ou approfondi leur expérience du podcast grâce à Spotify. » ll explique il y a 2 types d’acteurs pour lui : « Il y a les acteurs comme Spotify qui ne sont pas du tout dans la tentative. Ils ont pris ce qui fonctionnait, ils l’ont agrégé, et ils ont créé d’autres versions propriétaires. Mais il n’y a rien de nouveau. Tout ce qu’ils font, ça existait déjà, ou alors ils l’ont repris en le faisant mieux, parce qu’ils ont beaucoup plus de moyens et parce qu’ils ont fait de bons choix en allant chercher des gens importants. Pour autant, des sociétés comme Sybel ou Majelan créent des formats nouveaux. C’est pour cela qu’on souhaite en rendre l’accès payant, car on estime qu’ils ont de la valeur. » D’autres acteurs, tels que Binge Audio se spécialisent dans la production, délaissant presque totalement l’aspect hébergement. Les podcasts Binge sont ainsi principalement écoutés sur Apple Podcasts, et suivent les moyennes du marché, avec seulement 12% de part d’audience pour Spotify.
Une nouvelle source de revenus pour les ayants-droit ?
Le modèle de rémunération des auteurs-compositeurs podcast est encore balbutiant, et reste encore à déterminer. En janvier 2020, la SACEM dévoilait son premier barème pour l’utilisation de compositions musicales dans le cadre d’un podcast ; la collecte et la répartition sont en préparation. Binge Audio indique avoir déjà signé des accords avec la SCAM et la SACD concernant la rémunération des auteurs, en plus de la SACEM. Cependant d’autres plateformes telles qu’Acast et Majelan en restent au stade des discussions, avec pour le moment aucune autre rémunération que les cachets pour les auteurs et compositeurs. Yann Thébault souligne : « Il faut déterminer la part de chacun et voir comment tout cela s’articule. Mais on est partie prenante dans les discussions et on est tout à fait enclins à participer à des versements pour que les droits des auteurs soient préservés. Tout ça n’est pas encore complètement acté. » Cette absence de consensus autour de la thématique est également soulignée par le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Culturelles sur le podcast. Les calculs en fonctions de certains taux dépassaient les 25% du chiffre d’affaire, mais les organismes de gestion collective apparaissent flexibles et prêts à certaines concessions avec les différents acteurs du domaine.
Pour la musique, une menace encore diffuse…
Au vu du caractère incompressible par nature du format audio, de nombreux observateurs voient dans le podcast le concurrent naturel de la musique, ce que les premiers concernés s’empressent de nier. Pour Arthur Perticoz, chaque type de podcast a son concurrent naturel. Par exemple, pour lui, « le concurrent de Majelan, c’est plus le livre que la télévision ou la radio. » Par contre, il estime que « le concurrent des podcasts de fiction, ce sont les fictions télévisées. Le concurrent des histoires pour enfant, c’est clairement les livres pour enfant. » Même son de cloche chez Yann Thébault, pour qui c’est surtout la vidéo qui représente une concurrence : « Aujourd’hui l’audio a plus de potentiel de croissance que la vidéo. Je suis convaincu du pouvoir de l’audio et de son côté pratique. On se rend compte aujourd’hui que les gens ont envie de s’informer, ont envie de se détendre, ont envie d’apprendre des choses avec l’audio et donc que ça correspond à des besoins de mobilité qui sont croissants. Dans ce cadre-là je ne vois que de la croissance sur l’audio. » Cette analyse semble confirmée par le dernier rapport de Citi, qui note que Spotify ne tire pour le moment aucun bénéfice de ses investissements massifs dans le podcast, tant en termes d’abonnements premiums que de revenus publicitaires. Autre indice, celui des tranches d’âge : les utilisateurs les plus compulsifs des services de streaming musicaux ont entre 12 et 25 ans, là où les hébergeurs de podcast se targuent d’avoir une audience plutôt âgée de 25 à 40 ans. Joël Ronez, créateur de Binge Audio affirme avoir « une moyenne d’âge autour de 30 ans, avec 80% des auditeurs qui ont moins de 35 ans. ».
Audio numérique, vers une guerre du temps d’écoute ?
Pendant le premier confinement, les observateurs notent une baisse de 20% du volume d’écoutes de musique sur Spotify. Dans le même temps, Acast observe une augmentation de ses écoutes de près de 30%. Autre indicateur marquant, la plus grande progression d’audio pur aux États-Unis est identifiée dans la catégorie 13-34 ans. Là où la balance en 2013 était 88% musique – 12% podcast, la jauge est passée à 81% – 19% en 2019. Les podcasts se positionnant comme des concurrents de la radio sur le traitement de l’actualité, ils constituent également une menace pour les éditeurs et auteurs-compositeurs, avec des revenus encore très éloignés de ceux des diffuseurs traditionnels. Dans une logique de rentabilité, un grand nombre d’acteurs du secteur ont décidé de se lancer dans le podcast. On retrouve notamment parmi ces derniers Sony Music, Universal Music, iHeart Radio ou encore Pharrell Williams. La stratégie de Spotify semble être suivie de près par les autres géants du streaming : Amazon Music a récemment annoncé l’acquisition pour près de 300 millions de dollars du producteur de contenus Wondery, et affiche comme Spotify une volonté de basculer du statut de plateforme musicale à celui de plateforme audio. Néanmoins, le pari est loin d’être gagné. Le marché demeure très fragile, et les nouveaux arrivants font face face à une concurrence à la fois nombreuse et experte du domaine, et à des investissements difficiles à rentabiliser.