SoundCloud, le service de streaming allemand créé en 2007, souffre depuis ses débuts d’un paradoxe : adulé des créateurs, il n’arrive toujours pas à être rentable, et a même dû annoncer le licenciement de 20% de ses effectifs l’été dernier. Cette annonce pourrait surprendre du côté de la communauté musicale, tant la plateforme semble vivante aujourd’hui. Pour les musiciens, elle est comme un terrain de jeu sans limites, où les règles du droit d’auteur ne s’appliqueraient pas. Grâce à l’émergence des réseaux sociaux de vidéos courtes, les edits et remixs qui font depuis longtemps le bonheur des aficionados de SoundCloud se retrouvent propulsés à l’échelle du grand public. Signe encore plus profond du retour en grâce de SoundCloud : plusieurs artistes majeurs de la scène rap française ont récemment décidé d’y mettre en ligne des exclusivités. Comment cette plateforme qui a longtemps fait le bonheur d’un public de niche se retrouve-t-elle aujourd’hui au cœur de la culture mainstream ?
Au début des années 2010, un laboratoire pour rappeurs de niche
Dès les débuts de SoundCloud, les internautes s’en emparent pour publier de manière pirate les morceaux des rappeurs français. Ces derniers mettront quelques années avant de trouver un intérêt à la plateforme. Les premières grosses sorties Soundcloud du rap français concernent des mixtapes de rappeurs aux sonorités avant-gardistes. Très à l’affût de ce qui se passe aux Etats-Unis, ils vont faire le même usage de la plateforme que leur congénères américains. Par exemple, le 31 décembre 2014, Ateyaba publie en exclusivité sur Soundcloud le mini EP de 5 titres Delorean Music. De même, en mai 2015, Hamza fait partie des précurseurs du service avec H-24, la mixtape qui le révélera aux yeux du public. Enfin, c’est le moyen qu’Oboy choisit pour dévoiler son premier EP Olyside en avril 2016. A cette époque, la plateforme permet à ces rappeurs de se faire repérer des maisons de disque et d’avoir un canal de diffusion supplémentaire à Youtube. Il faudra attendre plusieurs années avant que les top artistes décident d’utiliser SoundCloud à son plein potentiel.
Un espace pour le fan service et les exclusivités
L’écosystème de SoundCloud est divisé en deux catégories de sorties : behind the paywall pour les titres exclusifs aux abonnés Go+ et in front of the paywall pour les titres monétisés via la publicité mais accessibles gratuitement et pour les titres non monétisés. Si la rémunération des plateformes de streaming classiques (et notamment des leaders du marché français Spotify, Deezer et Apple Music) demeure bien plus avantageuse. Cependant, la plateforme reste un outil très intéressant pour fédérer sa communauté autour de sons exclusifs, et qui ne sont pas destinés au même écho que les singles d’albums. En septembre 2022, à l’occasion du cinquième anniversaire de Commando, Niska décide d’y poster 3 sons inédits tirés des sessions d’enregistrements de l’album. Autre exemple marquant, le 29 juillet 2022, Tiakola sort par surprise 3 exclusivités sur son profil SoundCloud. Ces titres auront un tel accueil de la part de sa communauté qu’il décidera de les sortir officiellement sur les plateformes de streaming le 26 septembre. Enfin, à plus grande échelle, La Fève a offert à ses fans 3 volumes d’Empty the Bin, des compilations de titres non-retenus et de chutes de studio. La dernière mouture de ces mixtapes, Empty the Bin Vol.3, compte 40 titres cumulant 8,7 millions d’écoutes SoundCloud.
Une plateforme qui incite à l’expérimentation
Pour sortir du rap, un cas intéressant demeure celui du duo de DJs LF System. Leur single Afraid to Feel a passé 8 semaines à la place de numéro 1 des charts britanniques à l’été 2022, et a même battu le record du plus long run à la première place cette année. Pourtant, les Écossais ont sorti la première version de leur hit loin des circuits traditionnels. Bloqués par l’utilisation d’un sample de Silk, c’est sur SoundCloud qu’ils dévoilent une demo d’Afraid to Feel fin 2019. Un peu plus de deux ans après cette sortie initiale, voyant la popularité du titre auprès des DJs du Royaume-Uni, Warner Music leur propose de signer Afraid to Feel et de le distribuer sur les plateformes de streaming… avec l’accord des ayants-droits cette fois-ci. Aujourd’hui le single a dépassé les 120 millions de streams sur Spotify seulement. Pour conserver son attractivité en dépit de taux de rémunération plus faibles ou même inexistants (l’accès à la monétisation pour un créateur est conditionné à la suscription à un abonnement Pro) SoundCloud se place dans une sorte de zone grise, permettant aux artistes d’exprimer leur créativité avec plus de souplesse quant à la propriété intellectuelle.
Mashups, la nouvelle tête de gondole de SoundCloud
Déjà reconnue depuis longtemps pour son catalogue d’edits et de remixs, la plateforme a vu une popularité grandissante pour une distorsion de la musique encore plus sulfureuse que les deux précédemment cités : les mahups. Propulsés par TikTok, ces superpositions de la voix d’un titre A et de l’instrumentale d’un titre B trouvent refuse sur SoundCloud où elles cumulent des centaines de milliers d’écoutes. Dans ce nouvel écosystème, deux français tirent tout particulièrement leur épingle du jeu : Taylorinho et Stone. Le premier a propulsé pas moins de deux titres parmi les 10 les plus écoutés en France sur la plateforme : Can’t Hold 17% (17% de Leto sur l’instrumentale de Can’t Hold Us de Macklemore et Ryan Lewis) et No Hook (No Hook de La Fève sur l’instrumentale de La vie en rose d’Edith Piaf). Quelques semaines plus tard, c’est au tour du second de faire son entrée au Top France avec Timber x Sosa (Sosa de Leto et Guy2bezbar sur l’instrumentale de Timber de Pitbull et Ke$ha).
Un dilemme difficile pour survivre
Là où SoundCloud bénéficie d’une popularité toujours aussi forte auprès des fans de musique, elle vivote d’un point de vue financier. Malgré le licenciement de 20% des effectifs de l’entreprise en août 2022, tout n’est pas aussi noir qu’il n’y semble. Les revenus de l’entreprise étaient en forte hausse en 2020, avec 193 millions d’euros de chiffre d’affaires (31% de plus que l’année précédente) et une perte passant de 24 millions d’euros à 15. De plus, de nombreuses autres entreprises technologiques, telles que Spotify ou TikTok ont annoncé des licenciements au cours de l’année 2022, SoundCloud n’est pas seul dans cette situation. Guider SoundCloud vers la rentabilité semble donc possible, mais l’entreprise allemande fait face à un dilemme difficile : devenir un service de streaming plus classique et perdre les fans du catalogue unique de la plateforme, ou rester dans le statu quo actuel et risquer de fermer ses portes. Ce dilemme est d’autant plus périlleux pour l’entreprise que la majorité de ses utilisateurs l’utilisent pour le contenu in front of the paywall. Ces utilisateurs cumulent d’ailleurs souvent un compte sur une plateforme classique (Spotify, Deezer, Apple Music…) et un compte SoundCloud. Ces évolutions seront tout particulièrement observées au cours des prochaines années, et ce d’autant plus que la plateforme est devenue la première à utiliser un modèle de rémunération user-centric.