Tenter de réduire la carrière de Booba à un angle en particulier revient à essayer de dresser le portrait d’un nouveau-né : on ne sait pas par où commencer, ni comment finir. Puis de toute façon le sujet ne reste jamais en place, trop hyperactif pour s’assoir cinq minutes. Tout juste fêtard des noces de porcelaines, marié à la musique depuis 1995, infidèle de l’industrie depuis 2000, Booba a traversé les époques, brandi une multitude de trophées et essuyé quelques rares échecs. Et s’il nous est impossible de tracer une récurrence de sonorités au travers de ses neuf albums solo, c’est aussi et surtout car ses nouvelles oeuvres réfutent presque de manière cyclique ses anciennes.
➡ Derrière l’évolution musicale, le thème récurent du refus de se soumettre à sa condition
Cette réfutation renvoie sans doute tant à l’humain derrière que le personnage mis en avant : Booba n’est pas vieux, Booba est dans la tendance, Booba a réussi seul, Booba n’a eu besoin de personne. A chaque album, ses propos ne changent pas, mais la manière qu’il a de les exprimer donne l’impression d’un vent de fraîcheur, et c’est quand il sent arriver le souffle froid du has-been qu’il recrée son entourage, s’isole et revient pour « tout niquer ». Alors si les thématiques empruntées sont récurrentes, une analyse exhaustive de ces dernières nous renvoie à un seul et unique leitmotiv, oeuvrant tant dans l’ombre de chacun de ses disques que dans chacun de ses pas : le refus catégorique de se soumettre à sa condition.
La condition ici, c’est celle de l’artiste, celle de l’humain et celle du temps qui passe. Du temps où « l’industrie du disque saignait et que les n*gros n’arrêtaient pas de signer », il s’impose de lui-même en indépendant, et brandit fièrement son disque d’or au nez et à la barbe des maisons de disques, des radios et des journalistes. Du temps où « pour eux si t’es black, d’une cité ou d’une baraque, t’iras pas loin, c’est ‘vends du crack ou tir à 3 points’ », il serre les mâchoires et braque la société pour se faire roi d’un fief, idole d’une génération, millionaire. Et puis finalement, du temps où « NTM, IAM et Solaar c’est de l’antiquité », il résiste inlassablement aux violents flots du temps, bien ancré sur son fauteuil doré, comme si l’idée même d’une retraite lui était impensable.
crapaud deviendra prince nique sa mère mon nénuphar
➡ La place de la liberté dans les textes de Booba et ses liens avec Spinoza
Si le concept de la réfutation instantanée régit tant la vie d’Elie Yaffa que sa carrière d’artiste-néo-businessman affiliée au nom de Booba, cela résulte sans doute d’une compréhension précoce de sa propre liberté. Entravée avant même sa naissance de par l’histoire de son peuple et de l’endroit où il est né, elle constitue certainement l’un des principaux thèmes traités dans ses textes, et le réalisme par lequel il exprime sa prise de conscience est d’autant plus visible que flagrant dès la sortie de son premier album solo Temps Mort : « Vite ici c’est mort dites leur qu’ma race est maudite » (Ecoute Bien), « Moi j’suis obligé d’acheter ma liberté » (Jusqu’ici tout va bien), « Depuis les chaines et les bateaux j’rame » (Le bitume avec une plume), « Je dois marquer mon territoire on veut m’empêcher de pisser » (Repose en paix).
Avant de continuer, il est important de citer deux concepts indispensables à la bonne compréhension de ce qui va suivre. D’abord le déterminisme, concept philosophique largement exposé au travers des oeuvres de Baruch Spinoza, qui pourrait se définir ainsi : l’homme est conscient de ce qu’il fait mais ignare des raisons qui l’ont poussé à agir. De ce fait, il suffirait à l’individu de comprendre les causes antérieures de ses agissements et pensées pour qu’il puisse agir librement sur la direction de sa propre existence. Ensuite, le concept du conatus (littéralement traduit comme « effort »), exprimé tant par Thomas Hobbes que Spinoza, pouvant se résumer tel quel : le moteur par lequel l’homme assure la conservation de son être, de ses biens, et l’accroissement de sa puissance d’agir, la manière par laquelle il s’efforce de s’affirmer en tant qu’individu propre, singulier, qui lui permet de se distinguer tant des objets environnants que des autres objets de la même espèce.
Ils me demanderont c’qu’ils ont fait aux Noirs
Dans un appart de mac Avenue Mac-Mahon
Sur grand écran je leur ferai voir
➡ Un être singulier, « incarnation du rap comme triomphe de l’individualisme »
Appliqués à Booba, ces deux concepts prennent une valeur d’analyse importante car il n’est pas question de fatalisme ici, bien au contraire, il s’agit pour lui de tirer de son emprisonnement forcé le moteur de puissance par lequel il dépasse les entraves de sa liberté afin de fonder un royaume duquel il est tant le Roi que le sujet. Exprimé à sa manière, le tout se résume ainsi : « De cette époque où les jours se ressemblent, où pour monter faut que je leur ressemble » (Sans ratures) et bien « Quand j’ai la clé j’m’en sers pour casser l’carreau » (Strass et Paillettes).
#Rétrochronique Temps Mort, première pierre à l’édifice d’une incroyable carrière
Et si l’idée de se plier à la destinée promise par l’environnement dans lequel il est né est loin d’être envisageable, c’est cette même idée qui devient son moteur de puissance d’agir, son conatus : Booba ne voulait pas regarder l’affiche mais y être, alors il prépare un putsch et prend d’assaut l’industrie, les médias, et tout ce qu’il en sort tant que la finalité est monétaire. Car l’argent, dans ce royaume sanguinaire, est le ciment par lequel il empile brique sur brique. « A force de m’plaindre j’attends plus l’argent j’vais l’prendre » (Ma définition).
Acheter sa liberté, chez lui, revient finalement à utiliser ses chaînes pour étrangler tous ceux qui ont souillé la mémoire de son peuple, volé ses ressources et construit les murs de sa prison ; une idée simple de la vengeance, oeil pour oeil, dent pour dent, « ils ont dévalisé l’Afrique j’vais piner la France » (Sans ratures). Ce concept de vengeance mêlé a la prise de conscience de sa non-liberté exprimé plus haut constituent finalement l’essence de Booba en tant qu’homme et artiste. C’est un être singulier, à l’image de son royaume, puissant et impérialiste, ou bien comme l’exprime Emmanuelle Carinos, journaliste pour l’Abcdr du Son : « Booba est l’incarnation du rap comme triomphe de l’individualisme. »
On m’a dit que j’avais le vice et la vertu et que j’aurais peu d’ouvertures sans maison de disques »
➡ Convaincre le rap français de sa supériorité, Nicolas Machiavel et la carrière de Booba
Ce principe d’individuation est loin d’être factuel mais essentiel puisqu’il a permis à son auteur d’entretenir depuis plus de vingt ans une carrière assez durable pour s’imposer à la fois comme un symbole de réussite et comme « légende du rap français ». Aujourd’hui, sa parole est sacrée, son nom sert de tampon pour considérer un quelconque rappeur comme bon, et s’il a le malheur de faire une erreur, son public le plus dévoué ne le tiendra jamais comme responsable : Booba officie en véritable tyran : « j’ai fait du game une dictature, pour ça qu’on m’récompense pas » (Pinocchio). Cette tyrannie ne s’est pas installée d’elle-même, il a fallu que Booba suive un schéma de carrière précis, pris aujourd’hui en exemple et révélateur de la longévité qu’il entretient dans un genre musical pourtant peu habitué, ici en France, a couronner presqu’unanimement l’un des siens.
Les lois, les droits, j’me les donne, pour m’aider, j’demande à sonne-per
Si on a pu utiliser Spinoza pour analyser la naissance du « mythe Booba » et de son royaume, il nous reste à expliquer la manière avec laquelle il réussi encore aujourd’hui à convaincre le rap français qu’il le gouverne toujours. Cette interrogation englobe un thème plus large et sur lequel nombres d’écrivains ont planché : quels sont les moyens les plus effectifs pour gouverner un peuple ? A cette question, Nicolas Machiavel propose une réflexion utile à la compréhension du statut de Booba en 2018 : il y a une nécessité pour un quelconque dirigeant de réguler du mieux possible les relations entre individus, et pour se faire, il doit inspirer la crainte par le déploiement de sa puissance.
MACHIAVEL | BOOBA |
Le prince devra s’employer au premier chef à acquérir tous les moyens militaires et économiques qui garantiront sa force. |
Les moyens militaires sont ici son entourage, de Clément Animalsons à Twinsmatic, d’Ali, Brams et Mala à Damso, Niska, Siboy et Benash. Les moyens économiques sont sa richesse tant musicale que personnelle : la tonne de certifications SNEP de ses œuvres, la création d’UNKUT, OKLM et DUC WHISKY, en passant dernièrement par le rachat du MEUDON FC et le lancement d’un label de variété. Les moyens juridiques se résument par l’immunité diplomatique obtenue de par ses influences et connaissances dans le monde de la musique, de l’industrie et de la culture en général. |
Il ne devra pas non plus hésiter à punir ceux qui contestent son autorité, de préférence en s’employant à marquer les esprits (tortures publiques par exemple)… |
Rohff, Kaaris, Joey Starr, Alpha 5.20, La Fouine : tous ont vécu l’acharnement et l’obsession de Booba à décrédibiliser tant leur musique que leur personne, au travers d’Instagram, de morceaux ou d’interviews. |
…Tout en se gardant d’être trop craint de tous, afin de ne pas s’attirer de haines trop dangereuses pour la stabilité de son pouvoir. |
Autodérision sur les réseaux sociaux, attendrissement via l’exposition de moments touchants ou non avec ses enfants, réaliste au sujet de la durabilité en déclin de sa carrière, soutien donné à de jeunes talents du rap français, amour de son public le plus dévoué, etc. |
➡ 2017, un pouvoir plus instable que jamais et le début de l’inversion de la tyrannie ?
Néanmoins, et même si ce jeu de corrélation et d’interprétation est amusant à faire, loin de nous l’idée d’affirmer que Booba se serait servi des pensées de Machiavel pour orchestrer son ascension au trône, s’y assoir, et finalement gouverner. D’autant plus que son pouvoir n’a jamais été autant en proie à un manque de stabilité depuis 2017. Les raisons sont assez simples, si l’on ne cesse jamais de convaincre par tous les moyens possibles sa légitimité à régner, c’est qu’inconsciemment la peur de se faire renverser est omniprésente et commence même à se faire voir.
Si c’est par principe de réfutation que Booba tire sa force pour perdurer depuis approximativement vingt ans, que celui-ci se traduit par le refus de se plier à sa condition ou bien le refus d’être similaire et identique aux autres, les clés de réussite données par cette règle morale rouillent aujourd’hui une à une et tendent à ne plus fermer les portes de son royaume tyrannique, permettant à pléthore de rappeurs d’entrer par effraction et de retirer pièces après pièces les fondations durement construites. Réfute-t-il sans doute son propre essoufflement ? Refuse-t-il de s’avouer vieillissant ? Ces questions taraudent l’esprit de plus en plus d’auditeurs.
Malgré tout, si Booba venait à annoncer la fin de sa carrière, on retiendra simplement que même « si la route est longue de Boulogne à Rome », il aura su gouverner son royaume comme Machiavel, italien, l’aurait sans doute fait. Il n’est pas une légende dans le coeur de tous, ne l’étaient pas non plus nombres de personnalités avant qu’ils ne disparaissent, lui s’en fiche, il sait depuis longtemps que « si t’enlèves Elie Yaffa, t’enlèves un roi. »