Le 3 décembre 2018, le rappeur Lil Nas X dévoile pour la première fois Old Town Road, un titre trap-country qui s’imposera dans les mois suivants comme un hit international qui vaudra à son auteur une exposition inédite et un contrat chez Columbia (Sony Music). Certifié sept fois platine par la RIAA, il apparait comme l’un des titres incontournables de la première moitié de 2019. Outre sa composition musicale surprenante, c’est sa communication qui interroge sur les nouveaux usages du public. Le numérique crée des ponts inédits en même temps qu’il brouille les frontières, le succès d’Old Town Road en est la démonstration la plus médiatisée avec près de 500 millions de vues sur cinq vidéos YouTube et des milliards de streams à la clé.
Une utilisation optimale des nouveaux canaux de consommation
En 2007, une décennie avant la sortie d’Old Town Road, c’est un titre intitulé Crank That qui fait fureur sur les réseaux. Son auteur, un jeune de seize ans plus connu sous le pseudonyme de Soulja Boy, est l’un des premiers à utiliser à bon escient l’effacement progressif de la frontière entre la consommation et la promotion musicale. Pour cela, DeAndre de son vrai nom va utiliser deux outils. En premier lieu, réalise que les plateformes comme YouTube ou SoundClick permettent, outre leur fonction première de mise en ligne de contenus audios ou vidéos, d’accroître sa visibilité via des systèmes de charts ou de référencement interne. En second lieu, il utilise l’application de téléchargement LimeWire pour atteindre de nouveaux auditeurs en important ses titres sous l’appellation de hits du moment. Dans les deux cas, c’est donc l’usage majoritaire qui détermine le choix des canaux de communication du jeune rappeur. Un raisonnement similaire serait-il transposable à l’ère du streaming ? Il n’est pas rare que les pages de deux artistes au nom similaire se retrouvent partiellement ou intégralement fusionnées sur les plateformes de streaming audio.
Cette ouverture a donné lieu à l’étonnant cas de figure de Bataille Finale, ce titre amateur uploadé sur les plateformes de streaming sous le pseudonyme de Booba et référencé sur la page Spotify de ce dernier… Une stratégie pas si éloignée de celle de Soulja Boy sur LimeWire ! Au-delà de cette possibilité, qui reste anecdotique malgré le problème bien concret qu’elle pose aux plateformes, le succès d’Old Town Road est le résultat d’un phénomène plus global : la consommation la plus importante de musique est aujourd’hui réalisée de manière indirecte sur les réseaux sociaux ou des plateformes hybrides comme TikTok. Dans le même temps, la croissance des revenus issus de la consommation directe sur les plateformes de streaming est vouée à ralentir dans les années à venir, en particulier dans les marchés occidentaux où leur usage s’est déjà largement popularisé. La monétisation de l’usage social des contenus musicaux est selon toute probabilité de meilleur moyen de pallier à ce ralentissement. Dans cette optique, les réseaux sociaux jusqu’alors considérés comme de simples médias de communication se transforment en plateformes de distribution. La nuance n’a manifestement pas échappé à Lil Nas X, qui a su utiliser le potentiel viral de son morceau pour accroître sa notoriété…
🤠 We rode along with @lilnasx as he surprised the kids of Lander Elementary. 🐎 pic.twitter.com/xMsGzwdwHG
— Complex (@Complex) May 29, 2019
L’instru obsédante de YoungKio, entre country et rap mainstream
Commentaire de Bouchay Beats, compositeur pour Columbine, Djadja & Dinaz & Gianni
Dans l’introduction, trois accords de guitare se répètent et commencent à donner ce côté country. Il s’agit d’un sample du morceau 34 Ghosts IV du groupe de rock Nine Inch Nails, extrait de l’album Ghosts I-IV sorti en 2008. C’est un choix intéressant, qui se plie facilement à l’exercice parce que la majorité des titres de cet album sont instrumentaux uniquement. Pour autant, on ne sait pas encore vers quoi on se dirige parce qu’en ce moment, il y a une véritable profusion de morceaux qui font appel à la guitare aux Etats-Unis, notamment de la part d’artistes comme Gunna, Lil Baby et Juice WRLD. Un banjo s’ajoute à la guitare, puis la voix de Billy Ray Cyrus donne définitivement l’orientation du morceau avec un accent texan prononcé. A ce moment précis, on n’a plus aucun doute qu’on se dirige vers un morceau d’influence country. Pour le premier couplet, les drums apparaissent tous en même temps avec la basse : kick, clap et high-hat. C’est un procédé qui permet de marquer précisément le début du couplet, et d’enchaîner de manière dynamique avec la suite.
On a ensuite un open-hat, c’est-à-dire un Charleston ouvert, qui se rajoute et plusieurs éléments de percussion s’ajoutent tour à tour pour donner plus de groove, plus de bounce, tout en restant assez simple et épuré à la manière américaine. En France, on a tendance à avoir beaucoup d’éléments sans forcément garder de cohérence rythmique dans le sens où on reste souvent sur des BPM lents alors qu’ici, on est sur un titre assez rapide, groovy et bouncy. En même temps, le high-hat ou Charleston fermé a beaucoup de rolls, c’est aussi quelque chose qui est à la mode et qui me fait penser à Deceived de Lil Xan qui utilise quasiment le même type de roulements. Au refrain, une guitare supplémentaire s’ajoute pour accompagner la voix de Lil Nas X, une octave plus haut que dans le couplet. C’est un effet qui marque un point culminant du morceau, comme pour renforcer le passage de Billy Ray Cyrus. Dans le suite du morceau, les drums continuent de manière quasiment ininterrompue et inchangée. L’outro commence comme le début du morceau, avec en plus un bruit de sifflement qui est un procédé récurent de la country et qui me rappelle également Wind of Change de Scorpion.
Quand la réalisation répond aux exigences de la « meme-culture »
L’autre gros point commun entre Soulja Boy et Lil Nas X, c’est leur maîtrise respective des codes de la culture internet. Rien d’étonnant à vrai dire, au vu de la proximité de leurs profils. Au moment de la sortie de Crank That, Soulja Boy est âgé de dix-sept ans ; Lil Nas X de dix-neuf ans au moment de la sortie d’Old Town Road. Les deux artistes sont passés par Atlanta, Soulja Boy y vit entre six et quatorze ans, Lil Nas X de sa naissance à l’âge de neuf ans. Par la suite, ils déménagent tous deux dans des petites localités à la population majoritairement issue de la classe moyenne inférieure, Batesville pour Soulja Boy et Austell pour Lil Nas X. L’un comme l’autre passent énormément de temps sur les réseaux sociaux, mais Soulja Boy commence à composer et à s’enregistrer beaucoup plus tôt que son successeur. Comme Crank That, Old Town Road sort alors que son interprète est un parfait inconnu. Soulja Boy accompagne son titre d’une vidéo dans laquelle il réalise une danse virale qui participera largement à son succès, de son côté Lil Nas X utilise des visuels tirés du jeu Red Dead Redemption 2, qui avait déjà donné naissance à bon nombre de memes. En outre, les deux adoptent des imageries décalées qui décuplent le potentiel humoristique de leurs morceaux, pour Soulja Boy les références à Superman et à l’univers des comics, pour Lil Nas X l’imagerie cowboy déjà en vogue dans les musiques urbaines.
« Old Town Road », quand TikTok et les memes prennent d’assault les charts
Sur Rolling Stones, Lil Nas X confie : « Je savais de quelle manière promouvoir le son pour qu’il atteigne un public potentiellement plus important. Je gérais un compte dédié aux memes sur Twitter dont je savais ce que mon audience cherchait. C’est pour cette raison que j’ai volontairement glissé quelques passages potentiellement comiques dans le morceau. » La maîtrise des codes de la « meme-culture » se reflète dans les choix de réalisation du clip d’Old Town Road. Des visuels communiqués sur les réseaux sociaux en amont de la sortie du clip au contenu du clip en question, chaque élément est calculé pour donner lieu à des détournements. La réalisation est confiée à Calmatic, déjà connu pour son travail auprès de nombreux rappeurs et sa volonté de retranscrire l’univers d’un titre en vidéo. Le décalage comique créé par l’apparition d’un cowboy au beau milieu d’un quartier populaire en 2019, les scènes en compagnie de Billy Ray Cyrus sont pensés pour devenir viraux, et le résultat est au rendez-vous. Deux semaines après sa sortie, le clip cumule déjà plus de 110 millions de vues sur YouTube ! Le résultat n’était pas gagné d’avance, en effet malgré le succès d’Old Town Road le clip sort plusieurs mois en aval au risque de provoquer la lassitude des auditeurs. Au contraire, il participe activement à prolonger ce succès sur la durée, et se classe parmi les vidéos musicales les plus regardés dans une bonne partie des pays du monde.
https://twitter.com/jabzthinkingfar/status/1128098133139959816
Éclatement des genres, le reflet de l’influence de Young Thug
D’entrée, il semble important de préciser qu’en comparaison de l’histoire assez folle entourant le succès du morceau, les lyrics et thématiques d’Old Town Road paraissent assez habituels. Et c’est bien normal. Toutefois, l’objectif de Lil Nas X semble atteint : romancer à sa façon la vie de cowboy en exprimant son envie de liberté, d’indépendance et affirmer un état d’esprit hédoniste. En se concentrant sur la construction du morceau, on constate qu’elle réaffirme une fois de plus l’éclatement des genres musicaux. Si le rap est à juste titre considéré comme la musique la plus progressiste, c’est aussi pour sa capacité à faire symbiose avec ses voisins que sont la pop, le rock, l’électro ou ici la country. Et à ce petit jeu, Lil Nas X fait forte impression. Il combine les éléments trap et country de façon à créer un équilibre et de ne pas trop pencher dans un seul genre. D’un coté, les percussions, la 808, l’utilisation de l’auto-tune, la structure très courte du morceau (reposant surtout sur son refrain et un flow mi-rappé mi-chanté) sont clairement des caractéristiques de la trap moderne. De l’autre, l’artwork, la boucle de banjo, les nombreuses références à l’univers des cowboys (« I’m gonna take my horse to the old town road / I’m gonna ride ’til I can’t no more ») et bien sûr la présence sur le remix de Billy Ray Cyrus, père de Miley, sont des éléments forts de la country.
Et jusque dans les paroles, il est question pour Lil Nas X de faire cohabiter les deux univers, comme lorsque le jeune artiste place son cheval et sa Porsche en opposition ou qu’il s’amuse à évoquer ses bottes de cowboy estampillées Gucci. L’opulence à la texane, sans doute. Pour couronner le tout, Old Town Road est tout simplement devenu le morceau le plus court de l’histoire à obtenir la première place du prestigieux Billboard Hot 100. Avec une durée de seulement 1 minute et 53 secondes, le hit s’inscrit dans une tendance aux morceaux courts et bourrés d’énergie qui semblent avant tout pensés pour s’incorporer dans un DJ Set ou une playlist d’influence sur Spotify. L’été 2017 voyait la sortie de Beautiful Thugger Girls, un disque qui, deux ans plus tard, renforce l’idée que Young Thug est un précurseur pour de nombreux rookies du rap américain. En effet, si avant cela le mélange entre rap et country existait déjà, notamment par l’intermédiaire du Country Rap Tunes d’UGK, Thugger fut le premier à mélanger trap et country sur le morceau Family Don’t Matter. Une bizarrerie ou une blague pour certains sur le moment, un nouveau coup de génie pour d’autres, le fait est qu’aujourd’hui ce morceau est clairement identifié comme l’influence première du morceau numéro 1 aux États-Unis. Entre temps, d’autres artistes tels que Lil Tracy ou DaBaby se sont aventurés sur la country-trap mais Lil Nas X est bien le premier à faire mouche dans les charts avec cette formule.
Étirement de la période promotionnelle, la naissance du hit de l’été ?
Rien de nouveau, les hits de l’été sortent généralement quelques mois avant de début de l’été à proprement parler. En l’occurence, la sortie du titre semble trop lointaine pour afficher cette ambition. C’est sans compter sur la sortie du clip d’Old Town Road, qui permet à son auteur d’en prolonger la période promotionnelle à l’approche de la belle saison. La sortie du clip correspond à quelques semaines près au pic de sa popularité, en effet malgré sa sortie précoce Old Town Road a mis un certain temps avant de se frayer un chemin jusqu’aux oreilles d’une bonne partie du public. Les débats provoqués par l’exclusion du morceau du classement Hot Country Song de Billboard, la sortie d’un remix en compagnie de Billy Ray Cyrus, la reprise de ce remix par Diplo puis par Young Thug et enfin la sortie attendue du clip officiel sont autant de prétextes qui permettent au morceau de se maintenir comme un sujet d’actualité musicale récurent. A l’approche de l’été, tout semble indiquer qu’Old Town Road s’imposera comme un hit incontournable des mois à venir. Son atmosphère décontractée, ses notes de guitare nonchalantes invitent à la détente et la bonne humeur, et pour la deuxième semaine consécutive il occupe la première place du Billboard Hot 100… Et pour la première fois, celle du Top 200 Singles français !
me changing the old town road video title from “official video” to “official movie” pic.twitter.com/vN3TCioTZE
— nope (@LilNasX) May 20, 2019