En juillet 2022, Redbull partageait les résultats de son étude conjointe avec la Sacem sur « L’impact du rap en France», permettant de voir de qui se composait le public rap. Sur 1713 participants, 46,2 % avaient entre 18 et 24 ans. Alors, si le rap est majoritairement écouté par une population jeune, l’idée de rapper après avoir atteint un certain âge pose la question de : faut-il arrêter de rapper à un âge précis ? Dans un article des Inrocks de 2017, Zoxea, membre des Sages Poètes de la rue et du Beat de Boul, évoquait le jeunisme du rap via son morceau 60 piges : « 60 piges c’est avant tout une image ! Dans ce morceau, je réponds juste à tous ceux qui voudraient mettre une date de péremption sur les rappeurs ».
Cette absence de date de péremption tend à se confirmer. Si le phénomène de revival avait déjà touché un les rappeurs des années 1990 (tournée « l’Âge d’or du Rap Français » en 2017), c’est la première fois qu’il atteint ceux ayant connu leur pic entre 2000 et 2015. La résurgence médiatique d’artistes comme La Fouine et Rohff, ou l’élaboration de tournées autour d’albums de Kaaris, Gradur datant d’il y a plus de 10 ans, démontre définitivement un attrait nouveau du public rap pour les artistes de back catalogue.
Les concerts « anniversaires, une nouvelle tendance…
Les débuts du phénomène peuvent être retracés à 2022 avec Rohff. Pour célébrer ses 25 ans de carrière, le rappeur de Vitry-sur-Seine annonce la mise en place d’un « Classic Tour », une tournée à travers l’Hexagone. Le rappeur organise même le 15 novembre 2022 un concert à l’Accor Arena, salle qu’il n’avait jamais rempli même au pic de sa carrière. Cette date à guichets fermés instille alors l’idée que le public est demandeur de ce genre d’événement.
6 mois plus tard, c’est au tour de Kaaris d’annoncer un concert au festival Yardland pour les 10 ans de son album Or Noir. Si Yardland est annulé pour des raisons de sécurités publique lors des émeutes de l’été 2023, cela n’empêche pas l’artiste de programmer deux concerts à l’Acccor Arena en février 2024. Ces deux shows ouvriront par la suite la voie à une tournée entière, qui se clôturera lors d’un show à la Défense Arena, le 11 janvier 2025.
…démocratisée en moins de deux ans
Ces deux concerts ouvrent la voie à une flopée d’évènements en lien avec la nostalgie des années 2000 et 2010 dans le rap français.
Ainsi, le dimanche 7 juillet 2024 Gradur performera l’ensemble de ses Sheguey, pour la deuxième édition de Yardland. Une série de 13 freestyles démarrée en février 2014 et qui cumule aujourd’hui plus de 162 millions de vues sur Youtube.
Dernier évènement en date attestant cette démocratisation du revival, la prestation de La Fouine lors de la deuxième édition des Flammes permet à ce dernier de marquer les esprits (1,6 millions de vues en 3 semaines sur Youtube) et donne un second souffle à sa carrière. Suite de cette performance, il annonce à son tour une date à l’Accor Arena, qui sold out en 10 jours. Pour remercier ses fans, le rappeur du 78 annonce une nouvelle date le lendemain.
Cette tendance des concerts-anniversaires ne semble pas prête pas de s’arrêter : le 21 mai, Rohff annonçait un concert évènement à l’Accor Arena pour les 20 ans de La Fierté des Nôtres, tandis que Lacrim affichait l’Accor Arena en pochette du single 7 Vies, signe annonciateur d’un concert à venir.
Une nouvelle génération qui tend la main à ses aînés
Au-delà de la réhabilitation des anciennes têtes d’affiches par le public, la jeune génération décide également de collaborer avec des rappeurs qui ont pu l’influencer. Un des exemples les plus évidents est celui de Freeze Corleone, qui, sur LMF, avait invité Despo Rutti, Alpha 5.20 et Shone à rapper sur des prods drill.
Cette envie de collaborer avec des artistes de la génération précédente peut s’expliquer comme étant une forme « d’hommage » à ceux les ayant inspirés, permettant la création d’un pont entre deux époques. C’est dans cette optique qu’en 2021, Zikxo invite Zoxea sur le titre Prototype, présent sur l’album Jeune et ambitieux. Cette connexion se produit également dans le sens inverse : des rappeurs actuels invitent ces têtes d’affiche du passé. Un des facteurs clés du retour médiatique de La Fouine est d’avoir teasé coup sur coup deux featurings avec des têtes d’affiche de la new wave : La Fève et Bu$hi.
Ce phénomène de pont inter-génération se traduit aussi sur le plan musical. La Fève, avec son dernier disque 24, rend hommage à la trap du Sud des États-Unis du début des années 2010. Il collabore notamment avec Zaytoven, pionnier du genre et figure historique de la scène d’Atlanta, qui produit l’intro de l’album.
Des catalogues du rap français vendus
Signe de l’entrée dans la culture populaire et « durable » de ces albums, la pratique de vendre son catalogue commence à investir le rap français. Ainsi, le 30 avril 2024, Sony Music France annonçait le rachat du catalogue de WATI-B, label historique des années 2010, et derrière le groupe Sexion d’Assaut (entre autres). À cette occasion, Marie-Anne Robert, présidente de Sony Music France, déclarait : « Je tiens à saluer notre collaboration avec Wati-B. Il s’agit d’un superbe exemple de partenariat fructueux {…}. Les équipes de Sony Music France sont très attachées au catalogue de WATI B, qui a fortement contribué aux premiers succès rap de Sony en France dans les années 2010. »
En devenant propriétaire d’un tel catalogue, l’objectif pour Sony Music France est de poursuivre sa stratégie globale. Le 12 février dernier, la maison de disque communiquait déjà via sa branche Publishing (chargée entre autres de gérer l’exploitation d’un catalogue préexistant) que Tallac Records, maison d’éditions de Booba, rejoignait ses rangs, avec un deal se chiffrant à 3 millions d’euros.
Un phénomène difficilement extensible en France
Cet attrait grandissant des majors et labels vis-à-vis du back catalogue s’explique par plusieurs raisons : Tout d’abord, un album à succès datant de la décennie précédente assure la possession de hits stables, qui ne vont connaître qu’un déclin modéré de popularité dans le temps. Ensuite, l’antériorité de ces albums peut permettre une rotation récurrente à la radio, et donc permettre de générer des revenus d’édition. Enfin, la tenue de tournées « anniversaires » s’inscrit dans le même schéma, et offre aussi la possibilité de générer des revenus d’édition.
Néanmoins, contrairement aux États-Unis, les rachats de catalogues dans le rap sont plus rares car beaucoup d’albums cultes ou classiques ne sont pas la propriété des artistes. L’album Les Princes de la Ville du 113 est l’illustration de ce sujet. Dans un article de l’Abcdr du son, Karim Thiam, ancien directeur marketing du label S.M.A.L.L. expliquait la complexité derrière ce disque : « L’album était une coproduction Alariana/Double H, sortie en licence chez Sony.{…} La licence s’est arrêtée vers 2009. Pour la prolonger, il fallait contracter avec Double H et Alariana, or les deux structures avaient fait faillite. Légalement, personne ne pouvait plus exploiter l’album, donc il a été retiré des plateformes.». C’est aussi le cas de Rohff, dont le premier album Le code de l’honneur, sorti en 1999 n’est toujours pas disponible en streaming. Et ce, alors même qu’il s’apprête à performer sur scène un album d’il y a 20 ans. La question qui se posera est donc celle du bénéficiaire final de ce sentiment de nostalgie.