Les querelles, les embrouilles, les clashs, les beefs, appelez ça comme vous le souhaitez, font partie des pierres angulaires de la culture hip-hop, au même titre que l’emceeing ou le graf’. Un beef, dans son essence, c’est un peu une arène à ciel ouvert au sein de laquelle deux guerriers s’affrontent et emploient toute leur énergie afin de démontrer aux spectateurs lequel des deux est l’alpha mâle. Certains y verront un moyen d’assouvir son autorité sur un concurrent direct, d’autres y verront un moyen de se faire un nom. Sous un autre angle on peut considérer ces joutes verbales comme une manière de contourner la violence physique qui gangrène le rap jeu dans certains pays (même si dans certains cas, le drame est inévitable, comme dans toute tragédie digne de ce nom — R.I.P Tupac et R.I.P la moitié de la scène drill de Chicago). Cet été s’annonce cruel comme dirait Kanye, entre Pusha-T et Drake qui défraient la chronique et 6ix9ine et Chief Keef qui la fument (mais la défraient aussi). J’ai envie de revenir avec vous sur un de mes beefs favoris, le genre de beef dont on reprendrait volontiers une deuxième assiette : celui qui opposait Nas et Jay-Z.
➡ Aux origines du beef, un trône vide et une rivalité de plus en plus accentuée entre Nas et Hova
À sa mort Biggie laisse le trône de New-York, et celui de la côte est plus généralement, vide. La plèbe semblait déjà avoir choisi son nouveau roi : Nas. Il faut dire qu’au moment de la mort de Biggie, en mars 1997, Nas comptait déjà deux gros faits d’armes à son actif : Illmatic, qu’on ne présente plus et It Was Written. Cependant, un outsider débarquant de Brooklyn parvient à se faire un nom à peu près au même moment : Jay-Z, également connu sous les noms de Hova, Jigga, et plus récemment de « père de Blue-Ivy » ou de « mari de Beyonce ». Jay-Z avait adoré Illmatic, il était fan de Nas et c’est dans cette optique qu’il sample The World is Yours pour le fameux morceau Dead Presidents figurant sur sa première galette. Jay-Z invite même Nas sur son album mais ce dernier ne se présente pas à la session d’enregistrement, Jay-Z prend la mouche et les deux hommes finissent par se quereller au sujet des royalties liées au fameux sample (ce qui ne revenait sûrement pas à cinq ou six royal cheeses). Les deux hommes restent alors en guerre froide pendant un petit moment.
Pendant que Nas est en retrait, dans la salle du temps, Jay-Z, lui, explose les charts notamment avec la sortie de Hard Knock Life en 1998. Lorsque Nas est de retour dans l’arène, un an plus tard, avec I am qui est accueilli de manière plutôt positive, même si nous sommes loin de l’engouement suscité par ses deux premiers opus, un des morceaux retient l’attention de la planète rap : We Will Survive. Sur ce track, Nas s’adresse à B.I.G et Pac dans une lettre ouverte au travers de laquelle il fait l’état des lieux de son monde après leurs départs. Nas écrit, dans le premier couplet dédié à Biggie : « It used to be fun, makin’ records to see your response / But, now competition is none, now that you’re gone / And these niggas is wrong, using your name in vain / And they claim to be New York’s king? » Ces quelques lignes sont sans nul doute, destinées à Jay-Z, jusqu’ici tout va bien, on reste dans le subliminal, les deux MC’s se cherchent en s’envoyant des pics lors d’interviews ou sur des freestyles. Cependant en 2001, la querelle prend un nouveau tournant.
➡ L’apogée du duel des deux rappeurs et le choc du légendaire morceau Ether
En 2001 Jigga sort The Blueprint comprenant un morceau nommé Takeover dans lequel il clash ouvertement Nas. La première réponse de Nas se fera sur HOT 97 (célébrissime station de radio) où il envoie un message fort à Jay-Z et étrille littéralement toute la maison Roc-A-Fella. La mère de Jay-Z demandera personnellement à son fils de s’excuser pour les propos qu’il a tenu à l’égard de Nas, ce qui lui vaudra le surnom de « fils à maman ». Nas décide de ne pas en rester là, animé par le désir d’en découdre (« 2 ans que t’envoies des pics, c’est l’heure de se faire fumer bêtement »). Il entre en studio pour Stillmatic et enregistre le morceau Ether sur lequel il assassine littéralement Jay-Z qui répondra avec le morceau Supa Ugly, dont on reparlera plus tard.
➡ Les dessous de l’affaire, le rôle méconnu de Carmen Bryant
La raposphère s’accorde pour dire que les origines du beef entre Nas et Hova remontent donc à la mort de Biggie, à toute cette époque durant laquelle les deux MC’s New-yorkais ont commencé à se disputer la couronne du royaume de la grosse pomme. Cependant, plusieurs révélations sont venues ébranler cette adaptation hip-hop du mythe de David et Goliath. Au-delà de toutes considérations artistiques d’autres variables entreraient dans l’équation. Comme pour la Guerre de Troie, une des racines du conflit entre ces deux guerriers serait… une femme ! Elle ne s’appelle pas Hélène mais Carmen Bryant et elle est la mère de la première fille de Nas : Destiny. Elle explique, dans son autobiographie parue en 2006, qu’elle a vécu une histoire d’amour avec Nas mais que leur relation a chaviré à la sortie d’Illmatic (tout comme le rap). Pendant cette relation, elle avoue avoir fréquenté Jay-z mais pas seulement : elle a également connu le célèbre basketteur Allen Iverson, ce que Jay-Z n’a pas manqué de rappeler à Nas sur le morceau Supa Ugly dans lequel il écrit ces quelques lignes très chaleureuses : « Me and the boy A.I. got more in common than just balling and rhyming / Get it? More in Carmen / I came in your Bentley backseat, skeeted in your Jeep / Left condoms on your baby seat ».
Dans son autobiographie, Carmen revient un peu sur sa relation avec Nas et explique qu’avant leur histoire, elle était en couple avec un bandit de Queensbridge (le quartier qui a vu grandir Nas) qui a été emprisonné pour trafic de stupéfiant. Elle était sa mule et a failli tomber elle aussi. Elle est allée demander de l’aide à Nas, qui était réputé pour être le cerveau de son quartier (« the smartest dude in the projects ») et Nas a contribué à l’abandon des charges contre Carmen. Elle explique aussi que Nas avait une haine viscérale envers Jay-Z depuis le départ et que c’est précisément pour se venger de ses infidélités qu’elle a choisi Jay-Z. Elle savait « que ça le rendrait fou ». Elle raconte également que pendant sa relation extra-conjugale avec Jigga, ce dernier appelait Nas et lui laissait des messages vocaux en disant : « Ça dit quoi ? C’est moi. Hmm, Preemo et moi bossons sur un morceau là et il y a un 16 de dispo si t’as envie de poser un couplet… ». Elle raconte également que les deux albums favoris de Jay-Z étaient Ready to Die et Illmatic, qu’il les écoutait sans cesse.
➡ No more beef, quand les tensions retombent et les esprits se calment
Le clash s’essouffle de lui-même à mesure que la raposphère cesse d’alimenter les discussions. Les deux artistes continuent de sortir des albums pour notre plus grand plaisir et en 2005 lors d’un concert, Jay-Z invite Nas à le rejoindre sur scène et il lui donne l’accolade comme Levar et Delgado dans Get Rich or Die Tryin’. Les deux hommes mettent leurs différents de côté en parlant business selon Ski Beatz (producteur de Dead Presidents de Jay-Z) et Nas signe chez Def Jam. Ils apparaissent plusieurs fois ensemble et leur relation semble être une véritable bromance. Jay-Z est actuellement sur la tournée de sa femme et Nas vient de sortir un album entièrement produit par Kanye West.
3peat pic.twitter.com/RX0thp5VkA
— Def Jam Recordings (@defjam) June 14, 2018