Qu’ils soient créateurs compulsifs ou essayistes passifs, les artistes contemporains sont sujets et acteurs d’un revirement des modes de consommations de la musique. Leur hyper-productivité est sans doute influencée par la manière dont les sociétés humaines évoluent, et si le numérique est devenu indispensable à la vie quotidienne de milliards de particuliers c’est aussi parce qu’il s’imprègne des tendances paresseuses que tous les êtres partagent. Le constat est d’autant plus frappant que plus les offres de consommation de la musique augmentent et se diversifient, plus un artiste aspirant aux feux des projecteurs rencontrera une compétition plus ardue que par le passé. La paresse entraînant un manque de concentration et une lassitude cyclique, l’artiste doit pousser l’auditeur qui le méconnait à tendre l’oreille et prier pour qu’il soit conquis dès l’instant d’une première écoute.
C’est dans cette optique de séduction immédiate que l’artiste puise ses forces dans l’originalité, la créativité et la qualité jusqu’à ce que cette trinité devienne le puissant combustible par lequel sa carrière décollera. Néanmoins, les règles du jeu ne sont pas aussi simples. S’il suffisait seulement de séduire l’auditeur sur l’immédiat, on verrait apparaître des nouveaux talents tous les jours. Non, il faut également conquérir le coeur de l’individu sur la durée, et c’est à cette étape précise que faiblissent bon nombres de concurrents. Preuve en est la récente et très rapide médiatisation de Moha La Squale, amené à signer en major quelques semaines à peine après avoir entamé ses débuts sur YouTube. Le rappeur du 20ème arrondissement de Paris avait séduit un large panel d’auditeurs par son énergie débordante et beaucoup voyaient déjà en sa personne l’étoile montante du rap français, pour s’avouer lassés après quelques semaines.
Surproductivité et surconsommation dans le rap : cause et conséquence
Le fait est qu’une simple séduction immédiate ne suffit plus, il faut au contraire réussir à nouer un lien solide sur la durée. Si l’étape primordiale est de captiver, la deuxième est de forcer l’auditeur à se passionner, surtout quand ce dernier construit ses avis, goûts, et jugements sur le même modèle qu’une vidéo de première écoute.
➡ La disparition progressive du digging et les risques qu’elle comporte
La non-explosion commerciale et/ou critique d’un nouveau talent ultra-médiatisé trahit peut-être le désintérêt latent dans lequel se renferme l’individu au sujet de sa curiosité artistique. L’hyperproductivité des rappeurs mêlée à la paresse envahissante des auditeurs entravent de manière fatidique la sensibilité de chacun à l’ouverture vers d’autres styles que celui qu’ils affectionnent ; avec des centaines de sorties arrivant dans les oreilles de l’individu tous les mois, que ce soit un album, un morceau ou un EP, celui-ci n’a sans doute plus le temps de bidouiller son ordinateur et trifouiller dans les moindres recoins de l’internet pour dégotter la perle rare. D’autant plus que la disparition progressive des sites spécialisés dans l’exposition de jeunes talents, alors même que ceux-ci constituaient une nébuleuse underground rêvée d’artistes pour tout individu en soif d’innovation, marque un tournant dans la manière avec laquelle on découvre une nouvelle musique aujourd’hui.
Souvent rangé à tord dans la case bobo-parisien hipster, le simple fait d’apprécier n’écouter que des artistes non-promotionnés, évoluant à l’ombre de l’industrie ne doit pas rester mal-interprêté dans la conscience collective. Ce n’est pas seulement pour se targuer d’avoir connu tel artiste avant qu’il n’explose médiatiquement que les diggers passent leur temps devant des chaînes YouTube ou Soundcloud à 300 abonnés, c’est aussi car suivre un jeune talent dans sa quête d’un plus grand succès noue un lien passionnel entre le rappeur et l’auditeur, et parfois, ce lien peut même mener à une rencontre fortuite. Lou Banga par exemple, plus connu sous le nom d’A$AP Lou n’était au départ qu’un simple fan des premières heures du crew new-yorkais, suivant son aventure autant sur internet que lors des concerts. Un jour que le A$ap Mob joue dans sa ville d’origine, Lou est repéré par un des membres : « Je n’étais qu’un fan au début, mais Rocky m’a vu dans la foule en train de foutre le bordel et m’a demandé de venir sur scène pour le faire avec eux. » S’ensuit une rencontre et des échanges ; finalement Lou Banga devint A$Ap Lou, co-membre des Cozy Boys, DJ’s officiels du groupe.
Si l’esprit digger se perd progressivement au profit d’une habitude paresseuse d’écoute, le risque est surtout de ne plus réussir à décerner la prochaine tendance musicale en devenir. La drill est née dans l’underground, la trap est née dans l’underground, le cloud est né dans l’underground ; et même si ces trois styles continuent d’influencer largement la plupart des talents émergents sur SoundCloud -devenu le vecteur de digging le plus important- la prochaine tendance verra également le jour dans l’underground. Avant de s’implanter de manière virale dans les albums des gros poissons de l’industrie, habitude oblige.
➡ Les nouveaux princes de l’underground, influences futures du rap français ?
Avec la mort passive des médias spécialisés dans l’exposition de l’underground en France (à l’exception de quelques oasis comme SwampDiggers ou Captcha Magazine), et dans une optique de stimuler tendrement la curiosité des lecteurs sans doute enfermés dans une routine d’écoute qu’ils affectionnent, voici le premier épisode d’une longue liste visant à présenter les artistes talentueux qui, aujourd’hui, représentent les sombres coulisses du rap français. Et puis qui sait, peut-être que parmi eux se cachent et se dessinent les nouvelles sonorités prêtes à embrasser langoureusement la musique francophone contemporaine.
? HIM$, du rap comme beaucoup mais en mieux
Evoluant sur la capitale française, à la croisée des mondes entre les 10ème et 19ème arrondissements de Paris, HIM$ commence sa carrière en tant que rappeur-manager du groupe Summum Klan accompagné de Beamer et JMK$ pour ne citer qu’eux. Biberonné au Raider Klan et à l’A$AP Mob, sa musique dessine une francisation des tendances outre-atlantique. Membre du Marino Gang avec A$AP Ant, a.k.a Yg Addie, les connections sont plus que musicales et marquent finalement l’éclectisme artistique par lequel il se définit. Après avoir sorti la mixtape HIM$CAPRI$UN en mai 2017, il entame le début d’année 2018 avec TRAPSTAR Vol.1 sorti en janvier dernier. Avec 12 morceaux au compteur et de nombreux featurings alléchants comme Ormaz, Sidisid ou encore Yg Addie, il affine sa manière de faire de la musique au travers d’un univers aux tendances drill, trap et cloud. La seule différence, c’est qu’il puise directement à la source et transforme le tout à sa sauce pour rendre le produit unique. Comme si ça ne suffisait pas, HIM$ rajoute une couleur visuelle maîtrisée, ramenant le vintage à la mode. Comme beaucoup certes, mais il le fait mieux.
? BNKDAKID, faites vous violence et vous finirez par comprendre
Les premières écoutes sont traitres. Surtout quand les oreilles ne sont pas habituées aux sonorités qu’elles reçoivent, il s’agirait peut-être d’avoir un avertissement avant de cliquer sur la vidéo, quelque chose comme : « ne vous fiez pas aux premières impressions, faites vous violence, vous comprendrez ». BNKDAKID surprend au premier abord, et au deuxième, troisième et ainsi de suite. Puis finalement, avec un peu de concentration et d’acharnement, on se rend compte que ce qui peut rebuter à la première approche, passionne dès lors qu’on s’installe confortablement dans son canapé, près de la cheminée, à siroter une chaude boisson. Lorsque l’on est en pleine ‘D-Tente‘ pour reprendre ses mots.
Sa musique est loin d’être anodine, la production prend une place d’honneur puisque c’est en suivant son rythme et en adaptant son flow aux moindres rebondissements des percussions et aux doux sonorités angéliques qu’il déploie tout son potentiel. Il ne s’agit plus seulement de maîtriser l’instrumentale, mais de la dompter, la faire sienne, lui faire l’amour et enfanter une mélodie qui s’implante soudainement dans la mémoire de l’auditeur. L’effet n’est pas immédiat, mais la curiosité humaine s’obsède et l’univers en devient fascinant. Essentiellement sur Soundcloud, il tend à s’exporter sur YouTube et apporter à son monde sonore un visuel à la mesure des attentes par l’entremise des réalisateurs searlanders et iyashinokami.
? GaT.Taca, la mélancolie comme exutoire et comme source de création
« Il n’y a pas de grande destinée sans un peu de mélancolie. » La mélancolie, GaT.Taca en a fait son royaume. Elle est la source même de la création. Si la mélodie peut en rebuter certains, elle n’enlève rien au propos en filigrane, puisqu’elle l’élève même encore plus haut. On ferme les yeux dès la première note, on s’endort à la première vocalise et on s’envole quand l’alchimie prend sa forme finale. Après une trentaine de secondes on comprend, finalement, que la musique de GaT.Taca lui sert d’exutoire, que la production devient le support blanc sur lequel il s’attèle à mettre des couleurs sur ses sentiments et des formes sur la perception de sa réalité. Quelque chose comme de l’impressionnisme, et à l’échelle d’un tout début de carrière, c’est plus que prometteur. Si vous pensez entendre Jorrdee c’est normal, les deux artistes sont autant proches musicalement qu’humainement. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, l’univers reste sensiblement différent car au delà du timbre vocal, on sent chez GaT.Taca le souffle froid de 808’s and Heartbreak, et peut-être même les lancinantes mélodies d’un NAV. Avis aux amateurs.
? MAZOO, l’hyperproductivité sans renoncement à la qualité
« Bouge ta tête, tourne pas en rond. » C’est avec cet aphorisme que MAZOO signe la biographie de sa page Soundcloud. On est déjà surpris, ce n’est que le début. On vogue sur le compte et on y retient pas moins de six EP, en l’espace de 10 mois seulement. Malgré la faible tribune qu’offre SoundCloud aux non-initiés, MAZOO a décidé d’être productif. Le pire, c’est que la qualité est à chaque fois au rendez-vous, le style toujours plus précis, le phrasé tout aussi incisif. Entouré essentiellement de ROLLA, producteur de grand talent, et GOUAP, rappeur et producteur du même acabit, MAZOO signe ses morceaux avec l’attitude d’un confirmé, nonchalant, jonglant avec les mots et les instruments comme avec dix ans de carrière derrière lui. Affilié aux collectifs Nouvelle Conscience et Lyonzon, il participe à la montée en puissance de l’underground francophone en mêlant productivité, qualité et créativité. La voix est reposée, la production n’offre aucune autre échappatoire que celle de se briser la nuque, et comme si ça ne suffisait plus, il délivre ses rimes avec l’insolence des élus.
? JMK$, une sous-plateforme Soundcloud à lui tout seul
Enfermé dans la cave de Danny Brown et Ab-Soul pendant que le Raider Klan se bagarre avec la Three Six Mafia et qu’A$AP Nast fait des dérapages dans le jardin, là-dehors, JMK$ est né d’une expérience réussie. Celle de créer de toutes pièces un rappeur aussi pointilleux sur la scène underground américaine que connaisseur des invétérés classiques français. Ce mélange loin d’être inhabituel a stimulé la curiosité du marseillais d’origine pour se lancer dans le rap et faire carrière. Entouré du meilleur cru de l’undercloud -néologisme de la scène underground officiant sur Soundcloud- il connecte ses influences éparses aux tendances mouvantes d’ici bas, toujours dans la volonté d’innover, en constante recherche de flow et de nouvelles manières d’embrasser la pop-culture dans ses rimes. Parmi ses connections, on retrouve les rappeurs du RTT Clan, Nouvelle Conscience, Lyonzon, l’artiste Mazoo, son collectif le SUMMUM KLAN 88.4.8, les producteurs Rolla, APHER, Izen, Gouap, BOBBA A$H, l’extraordinaire réalisateur Natas3000 -emblème de la 5ème Terrasse- et dernièrement Arthur Couvat, autre réalisateur à gros potentiel. Finalement, quand on se plonge dans l’univers de JMK$, on se rend compte qu’au-delà de proposer une musique détonnante et qualitative, il est empreint du concept DIY -pour Do It Yourself. Il concentre autour de lui toute la richesse des nouveaux-talents de l’hexagone, comme s’il était, quelque part, une sous-plateforme Soundcloud à lui tout seul.