Comment passer aujourd’hui à côté du phénomène Freeze Corleone ? La question a le mérite d’être posée, tant l’ascension du rappeur depuis la sortie de son Projet Blue Beam il y a près de deux ans est remarquable. Son style, sa technique aussi impressionnante qu’originale et sa mythologie détonante sont autant d’éléments qu’on lui associe immédiatement. Sa fanbase, extrêmement engagée, ne manque pas d’affirmer que Freeze a désormais pris pied « sur le toit du rap français »… Une bravade qui devrait être confrontée à l’épreuve du feu pas plus tard que cette année avec la sortie, à une date encore inconnue, de son second album La Menace Fantôme. Plusieurs enseignements et leçons peuvent être tirés de la progressive, mais solide montée en puissance de ce rappeur si particulier : l’incarnation même de l’anti-mainstream. Aux antipodes de tous les codes de la bienséance, Freeze Corleone s’affirme comme un des hérauts des aficionados du rap, un des tenants du rap de niche. Un positionnement dans l’air du temps qui rencontre un public de passionnés, lassés par les va-et-vient au sommet des charts et en recherche d’authenticité.
Le renouveau du rap de niche à l’international
Le renouveau de l’engouement pour des artistes rap se revendiquant de l’« underground » s’explique avant tout par une raison simple : cette musique est devenue au cours des années extrêmement disparate. Son spectre s’étend désormais de certains registres pop (Aya Nakamura, Post Malone, Lartiste et Soprano) à des sonorités plus brutes et confidentielles. Dans ce paysage en constante mutation, une tranche d’auditeurs se tournent vers les artistes atypiques aux directions artistiques résolument innovantes, pour le meilleur et pour le pire. Ce rap sans concessions trouve son public et a un impact culturel incontestable : ce n’est pas pour rien que le géant Netflix a récemment dévoilé un documentaire porté sur la vie de feu Lil Peep, figure emblématique de l’emo rap des années 2010. Dans le même esprit, la série Top Boy, produite en collaboration avec Drake, met sur le devant de la scène les artistes de la scène underground britannique. En effet, au-delà de la démarche artistique, les niches locales portées en leur temps par des artistes comme E-40 et Too $hort, légendes de la Bay Area, émergent de nouveau au grand jour. Parmi les meilleurs exemples de ce phénomène, l’engouement généré par Griselda Records autour de Westside Gunn depuis quelques années.
Aux États-Unis, l’économie des mixtapes et la popularisation de plateformes comme Bandcamp ont donné aux artistes de niche des outils pour assurer leur viabilité, la réciproque restait difficilement envisageable en France… Jusqu’à un premier semestre 2020 marqué par le démarrage de Trinity de Laylow, qui franchit la barre des 10.000 ventes en première semaine en proposant une approche très intellectualisée de la musique, et l’obtention du disque d’or par Alpha Wann avec Une main lave l’autre. Avec une exploitation intelligente, un marketing de qualité et des tournées soigneusement planifiées, certains artistes de niche ont désormais un potentiel commercial loin d’être négligeable. L’engouement ainsi créé sur les réseaux sociaux favorise également les collaborations avec des artistes mainstreams qui n’hésitent pas à les inviter lors de passages en radio, sur scène ou même sur leurs projets. Des échanges qui favorisent l’émancipation d’artistes aux choix artistiques affirmés, qui bénéficient aux deux parties et qui aboutissent inéluctablement sur le questionnement suivant : peut-on encore parler d’artistes underground ? En 2020, ce terme désigne-t-il un niveau de notoriété ou une esthétique et une manière de concevoir sa carrière musicale ?
Freeze Corleone : loin des lumières, proche de la gloire
Freeze Corleone fait figure de cas d’école de cette tendance émergente. Le rappeur a fait de beats sombres, de mélodies inquiétantes et de voix désincarnées sa marque de fabrique, en s’inspirant des scènes drill de Chicago et britannique. Son écriture, mélange corrosif entre complotisme, multisyllabes plus folles les unes que les autres et name dropping est immédiatement identifiable. En outre, la volonté de se positionner en tenant du flambeau de l’underground francilien est récurrente dans les choix de Freeze. Ce dernier s’associe ainsi volontiers à des pionniers de la scène locale, que ce soit au travers ses collaborations (Sazamyzy, Alkpote et Seth Gueko) ou de son entourage professionnel (Shone du Ghetto Fabulous Gang, qui prend en charge son management, et Hype de GB Paris qui gère sa promotion). Dans son économie comme dans ses stratégies, le rappeur fait le choix de rester en marge du système classique. Après avoir mis en ligne ses premiers projets sur des agrégateurs numériques, Freeze a fini par conclure un contrat de distribution avec Neuve, nouveau label d’Universal spécialisé dans les propositions alternatives (Ash Kidd, Alicia, Terrenoire). Le rappeur et son équipe s’assurent ainsi du soutien de la major en conservant la pleine propriété de ses masters, un élément primordial dans sa conception de l’industrie.
Freeze et par extension son collectif 667 capitalisent sur l’engagement du public pour proposer un merchandising tiré en exemplaires limités. Une fois écoulés, ces items se revendent déjà à prix d’or sur des portails comme Vinted. Un modèle qui n’est pas sans rappeler celui du Ghetto Fabulous Gang en France et de Crenshaw, la marque de la défunte tête de proue du rap indépendant californien Nipsey Hussle, aux États-Unis. L’un comme l’autre ont rapidement assimilé l’importance du textile dans l’économie d’un artiste : à la fois générateur de revenus stables car non-soumis au calendrier des sorties musicales, et vecteurs de l’image de l’artiste auprès du monde extérieur. Kenzy, fondateur du légendaire Secteur Ä, expliquait en 2017 ne signer un artiste que sous deux conditions : sa crédibilité dans sa musique et ses interventions, et sa capacité à influencer le jeune public. Chez Freeze Corleone, chacun de ces traits semble marqué jusqu’à l’excès, à tel point que sa carrière paraît matérialiser un pacte implicite avec son public : le refus de toute concession sur ses choix artistiques contre un soutien constant et à toute épreuve.
Le 27 juillet dernier, Freeze Corleone faisait un passage remarqué sur COLORS, véritable média YouTube destiné à mettre en avant des performances lives d’artistes européens ou américains. Cette invitation, qui consacre la montée en puissance du rappeur, s’est soldée par un résultat sans appel : une vidéo en tête des tendances françaises pendant deux jours, un million de vues et une explosion en streaming audio sur les trois premiers jours d’exploitation de Desiigner, premier extrait de La menace fantôme. À la fin de la semaine, porté par cette vague d’engouement, l’album Projet Blue Beam finit par refaire son apparition à la 137ème position du Top Albums avec 414 ventes. Il s’agit de la huitième semaine passée par le projet dans les charts en 2020, près de deux ans après sa sortie, signe de la régularité avec laquelle il est encore consommé par un nombre restreint mais constant d’auditeurs. Comme Laylow, Freeze Corleone devra composer avec cette spécificité de son audience pour imposer La menace fantôme, son deuxième album et le premier à être porté par un tel engouement à sa sortie, un évènement musical majeur de l’année rap.
Illustration : Camulo James
Comments 2