La musique est matière de peu de choses, les raisons qui entourent sa conception s’entrechoquent en un panel de variables infinies. L’art est peut-être le langage des émotions, le vecteur des passions humaines, le traducteur approximatif des discussions internes de l’individu face au monde dans lequel il naît et se voit évoluer en citoyen. Qu’importe, finalement, l’essentiel c’est qu’on y trouve ce que l’on y cherche : divertissement, réflexion, innovation, catharsis, sujet d’étude, etc. La beauté d’une œuvre ne peut se restreindre à la stricte réception de celui qui l’observe, l’écoute ou la lit. C’est ainsi que les artistes se succèdent au fil que les années passent et laissent derrière eux un héritage de productions dont les critiques les plus émérites s’empressent de définir comme « classique contemporain » pendant que le public érige au rang de chef-d’œuvre celles qu’il souhaite.
Là est toute la difficulté de l’art à trouver ce qui pourrait le définir, et ce n’est pas plus mal. Objectivité, subjectivité, qu’importe, laissons parler la musique, laissons-nous envahir par les émotions qu’elle nous procure, ces mêmes émotions que l’on refoule constamment de peur de se sentir faible là, dehors. Que ces émotions soient purement physiques, qu’elles se traduisent par une danse endiablée, une foule en délire ou un slow passionné ; que ces émotions soient purement intellectuelles, qu’elles se traduisent par une folie cérébrale, un cœur en plénitude ou de chaudes larmes, finalement, la seule chose que l’on pourrait reprocher à l’art ce serait d’être insincère, car les émotions, elles, le sont.
➡️ La vision de la sincérité dans le rap
Le spectre sur lequel se déploie les possibilités de l’individu pour faire de la musique est infini. Quand surconsommation, surmédiatisation et surmenage vont dans la même direction, la volonté artistique se perd dans une recherche d’identité biaisée par les faux-semblants de la science de la communication promotionnelle. Tout se passe sur les réseaux, et Instagram et Twitter deviennent finalement les vecteurs principaux de ce constant besoin d’exister. Alors le public ne sait plus tellement quoi apprécier et se complait dans une simplicité de réception qui vise à dire « mouais, pas mal. » Le fait est que la sincérité dans le rap est dangereuse, prendre ce chemin revient à passer pour le « mélancolique de service », le « pleurnichard », la « victime », ou tout dernièrement le « yencli. » Alors le rappeur hésite, reste en surface et préfère s’adonner aux habituels usages thématiques quitte à sans doute rater une opportunité géniale de toucher son public autrement.
Il faut dire aussi que la sincérité dégoute, elle fait peur, elle attise la curiosité, elle surprend l’auditeur, le sort de sa zone de confort et l’enferme dans un environnement qu’il ne connaît pas ou qu’il ne connaît plus. Quand, durant une année entière, on s’abreuve abondamment des mêmes recettes, où morceaux, albums et artistes s’entremêlent, se ressemblent, s’assemblent le temps d’un featuring et se détruisent le temps d’une interview, on perd le sens même de ce qu’on aimerait entendre. On s’habitue finalement à ce qu’on nous sert, une sorte de Restos du Cœur musical où on bouffe la même soupe froide tous les jours. Heureusement il y a des jours où la fête bat son plein, une ribambelle de croutons vogue sur la soupe, et alors qu’on ne s’y attend pas, qu’on se préparait à avaler le liquide usuel, on se retrouve à croquer au lieu de boire, ça nous fait peur, ça nous surprend et on vomit. Voilà l’effet de la sincérité quand on y est à jamais vraiment goûté.
Effectivement, quand on entend soudainement la peine, la souffrance, la haine ou la colère d’un individu que l’on ne connaît que par l’image qu’il souhaite renvoyer sur les réseaux, qu’on arrive finalement à toucher du doigt l’immense panel des émotions humaines et qu’un contact se crée entre lui et nous tandis que la barrière de l’intimité est brisée, alors la sincérité devient le pont qui lie deux âmes ensembles. La direction artistique de Deo Favente en a surpris plus d’un, l’ensemble de l’album se construit sous le prisme de la personnalité de son auteur, nouveau-riche, trahit par sa propre quête d’existence ; SCH estampille son œuvre du schéma habituel qu’on lui connaît : argent, trahison, ego-trip, rejet du système, l’image d’un homme cynique qui empilent ses remords comme ses pièces de monnaie. Puis arrive dans nos oreilles le morceau La Nuit, une lettre ouverte de la relation complexe qu’il partageait avec son paternel. Combien estiment aujourd’hui avoir écouté un des plus beaux morceaux de l’année 2017 ? Combien l’érigent en véritable pilier dans la carrière du rappeur marseillais ? L’artiste, pourtant habitué à se montrer aux yeux de son public habillé du plus bel appareil, collectionnant les trophées et récoltant les fruits de son succès, a ici fait le pari de laisser l’auditoire zieuter ses souvenirs et s’approprier ses souffrances. Chez SCH, la sincérité et l’authenticité ne se dévoilent que sous de rares apparences, son public ne s’attendant pas à le voir entrouvrir une porte vers son intimité, la surprise a été de taille et le résultat a suivi le mouvement.
➡️ Sincérité totale ou pudeur? Faut-il rester en surface?
Quand un artiste joue de ses troubles pour en faire de la musique, c’est une discussion qui s’installe momentanément entre son cœur et celui de l’individu qui l’écoute. Si l’on pose le voile de la pudeur, c’est comme un bégaiement qui s’accroche au langage, l’échange s’en trouve alors bloqué. La pudeur n’est pas un mal, elle est même compréhensible si l’on se permet d’accepter que le rôle de l’artiste n’est pas de se complaire dans son mal-être pour soigner le nôtre, mais elle agit tel un obstacle, s’enracine et prend la forme d’un panneau « route barrée. » Il existe néanmoins des artistes qui, ayant érigé la sincérité comme le leitmotiv de leurs conceptions, en profitent pour briser les barrières de la pudeur et de l’intimité pour se dévoiler tel qu’ils sont vraiment aux yeux de leur public. On pense notamment à Guizmo, qui depuis ses tout premiers albums s’est décidé à suivre la voie de la vraisemblance, quitte à s’autodétruire sur la mixtape GPG, une compilation de dix-neuf morceaux sans vraiment de sens si ce n’est de s’arracher le cœur, le poser sur une table crade et le transpercer de dix-neuf coups de couteaux. Le schéma est simple et a été réitéré sur son dernier album en date : Amicalement Vôtre, sauf qu’il s’agit ici d’une renaissance, finie l’époque de la haine illimitée et incontrôlable, place à un étrange paradoxe, une explosion de passions raisonnée. Les appels à l’aide deviennent des conseils, des notes pour trop tard, le chemin entre le cœur de l’artiste et celui de l’auditeur est débroussaillé, il ne reste qu’à l’emprunter sans retour en arrière.
Si Guizmo était resté pudique, la sincérité aurait été voilée et le chemin transformé en impasse. Le public se serait passionnément abreuvé du gigantesque story-telling de sa vie sans pouvoir être dans la capacité d’en connaître certains détails, certaines histoires, comme si on pensait regardait un film d’une heure et neuf minutes et qu’on se rendait compte en rentrant chez soi que la moitié des scènes avaient été coupées en post-production. La pudeur offre également un danger de mal-interprétation de l’auditeur face à une œuvre qu’il écoute, si l’auteur maquille sa conception de peur de trop s’ouvrir aux inconnus, celle-ci ne sera sans doute pas entendue du plus grand nombre comme elle le devrait. Preuve en est le morceau Suicide Social d’Orelsan, où on ne sait pas si c’est un personnage, une référence directe au film de Spike Lee la 25ème Heure, le rappeur Orelsan ou Aurélien lui-même qui pense tout ce qui est dit.
On ne peut en vouloir à l’artiste, s’il décide de rester pudique et donc de ne pas s’aventurer au-delà de la surface, c’est aussi parce qu’être sincère n’est pas un travail facile, bien au contraire il faut une aliénation sans faille et briser les moindres hésitations qu’on aurait à mettre ses tripes sur la table. Demander sur un morceau si « tu t’es déjà dit que la mort de ta mère te ferait du bien ? Moi, oui, pourtant qu’est-ce que j’l’aime » avant d’avouer que « dix ans plus tard j’ai toujours pas réussi à me l’pardonner » requiert de l’auteur une certaine abnégation face à l’intimité et un laisser-aller sans doute salvateur. Pareil quand on incorpore un fichier audio d’un moment complice entre une enfant et son père, et que celui-ci, alors auteur du morceau, fait entendre ses larmes sans honte. Il suffit de faire un choix, et à la question de savoir si l’artiste trouve dans la sincérité la plus totale un remède à son mal-être ou à ses troubles psychologiques, la réponse lui appartient.
➡️ Les possibles risques, l’appropriation des souffrances par le public
Le fait est que ce n’est malheureusement pas sans risque. A l’heure où l’identité de l’individu est fracturée par la relation entre le réel et le virtuel, et que chacun part en quête d’un combat personnel pour exister aux yeux d’autrui, la destruction de l’intimité et la disparition de la pudeur peuvent constituer un danger tant pour la vie de l’auteur que pour celle de son auditoire. Quand l’artiste ouvre la porte de son intimité pour y laisser entrer les âmes curieuses, il offre au public le portrait de sa vie et les clés de langage pour en décoder les parties cryptées. Mais qu’en est-il de l’auditeur si ces mêmes clés lui permettent de finalement comprendre ce qui le hantait ? On assiste alors parfois à une obsession naissante où l’individu va entrer dans l’illusion que l’auteur lui ressemble tellement que c’est comme s’ils se connaissaient réellement, quitte à s’approprier ses souffrances, persuadé qu’il les partage également.
Il faut dire que l’humain adore souffrir, cela lui apparaît sans doute comme le seul moyen vraisemblable d’évoluer et de se sentir exister, le tout lui offrant une excuse pour ne pas changer sa condition. À l’heure des souffrances illusoires que l’on pourrait tous très bien déconstruire de toutes pièces, se poser un instant pour écouter FLIP de Lomepal, Amicalement Vôtre de Guizmo ou dernièrement DR. Sophie Saïd du grand Despo Rutti semble être le remède nécessaire pour adopter une position de prise de conscience générale afin de se rendre compte que si ces rappeurs ont emprunté la voie de la sincérité, ce n’est pas pour plaire, c’est surtout car il n’y a que comme ça qu’ils peuvent avancer dans leurs vies communes, au travers d’une catharsis.
La sincérité dans le rap s’est toujours retrouvée coincée entre des tonnes d’albums, distillée de-ci de-là sur quelques rares morceaux souvent fleuves ; huit à neuf minutes où l’auteur emprunte les voies des passions plus douces pour toucher son auditoire plus habitué à l’entendre se vanter sur les qualités de son égo que sur les troubles psychologiques qui peuvent l’assaillir quand il est seul. Encore trop peu fédératrice dans ce registre, les rappeurs délaissent la sincérité et s’attaquent à ce qui marche le plus actuellement, un peu comme s’ils avaient chez eux un générateur-à-textes-saison-2017. L’année qui vient de s’écouler a été l’avènement d’un nouveau royaume, celui du Streaming, où chaque style, chaque thématique et chaque volonté artistique trouve la place qu’il mérite. Le flambeau de la sincérité s’est vu traversé la plupart des œuvres musicales en 2017 avant de raviver ses flammes une première fois sur FLIP de Lomepal, une sorte d’étude analytique des passions humaines et des questions existentielles, une deuxième fois sur Amicalement Vôtre de Guizmo, ce déferlement contrôlé, cette irruption volcanique de colère, de haine et de vérité, pour finalement connaître ses plus belles couleurs avec DR. Sophie Sand de Despo Rutti, avant de s’éteindre sous les froids flocons d’hiver.