« I got a colorful aura / Like I got neon guts » chantonnent Pharell et Lil Uzi Vert sur leur single commun Neon Guts extrait de Luv is Rage 2 (2017). Sur Youtube, les commentaires du clip reprennent majoritairement la ligne « Higher than Elon Musk », qui devait à l’origine se référer à l’entreprise aérospatiale SpaceX, mais qui a gagné une signification supplémentaire en septembre 2018 lorsque Musk a fumé un joint en direct d’une interview vidéo pour le podcast The Joe Rogan Experience. L’autre moitié des commentaires a été rédigée par des auditeurs défoncés qui avouent avoir pris deux heures pour réaliser que le clip était constitué d’une même séquence passée en boucle.
Cet hymne enthousiaste et optimiste (« Dark Energy, we don’t touch » assurent-ils en chœur) pourrait sembler plutôt inattendu, de la part d’une figure régulièrement accusée de pratiquer le satanisme et associée systématiquement à l’essor de l’emo rap – ce hip hop qui, influencé par le punk, le grunge et le rock des nineties, documenterait sa dépression et ses problèmes d’addictions dans ses sons. Au début du mois de novembre, le rappeur Tech N9ne s’indignait : pourquoi avait-il, lui, était accusé par le passé de vouer un culte à Satan alors que Lil Uzi Vert peut se permettre de porter des croix retournées autour de son cou sans faire ciller ses auditeurs ? Probablement parce que personne n’y croit réellement. Et parce qu’il n’y a aucune raison d’être aussi sérieux, lorsqu’il s’agit de parler de Lil Uzi Vert.
Lil Uzi Vert dans le clip de « Bad and Boujee » de Migos (2016)
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La première apparition marquante de Lil Uzi Vert – celle qui lui a permis d’accéder à un succès mainstream, de devenir un meme, d’exhiber au monde ses talents en danse – est probablement son featuring dans Bad and Boujee, l’inévitable single extrait de l’album Culture (2016) de Migos. Il y est effectivement colorful. Dans la vidéo comme dans le son, l’apparition d’Uzi est immanquable. Alors que Quavo, Takeoff et Offset posent avec indolence sur des motos plantées dans une espèce de parking abandonné du ghetto, tout de noir, d’or et de blanc drapés, Uzi – 1 m 60, les cheveux rouges, vêtu d’un t-shirt à l’effigie de Marilyn Manson taille XL – arrive en enchainant les yeah yeah yeah enthousiastes, multipliant les dabs maladroits, les mouvements désarticulés d’épaules, les clins d’œil enjôleurs. Il conclut son couplet en assurant : you know we winnin’ / Yeah, we is not losin’. Knuckle Dusters TV a jugé bon de proposer un edit de la vidéo, intitulé « Bad and Boujee, mais avec juste Lil Uzi Vert disant Yah Yah Yah pendant toute la durée de la chanson ». Dans les commentaires, un utilisateur nommé RIP X informe qu’il a compté 731 YAH et quelques audacieux s’accordent à dire que ce n’est pas si mal, voir « meilleur que la version originale ».
S’il s’agit probablement de la plus marquante, ce n’est certainement pas la première apparition de Lil Uzi Vert, qui, l’année précédente, côtoyait Denzel Curry, 21 Savage ou encore Kodak Black au sein du classement des Freshmen 2016 du magazine XXL. Sur la cover du magazine, il apparait au centre, le visage tatoué et les cheveux teints en rose. Sa veste en jean est estampillée au dos d’un énorme Pokémon et dans le cypher consacré, il avance déjà : all these niggas stealin’ my style, can I get my flow back ?
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Qu’il s’agisse de récupérer en guise de pochette d’album le logo du Heaven’s Gate, une secte religieuse américaine des nineties dont les adeptes se sont soumis à un suicide collectif dans le but de sauver leur âme extraterrestre, d’émailler chacun de ses réseaux sociaux de la mention « 666 », ou de maquiller de pentagrammes le délicat visage des actrices de ses clips, Lil Uzi Vert exploite éhontément un mélange audacieux de pop culture et de références plus occultes pour nourrir minutieusement un univers esthétique finalement tout à fait personnel.
Lil Uzi Vert, dans le clip de « XO TOUR Llif3 » (2017), réalisé par Virgil Abloh.
Il s’y mêle des cartoons teintés de violet où l’artiste apparait avec le corps élastique d’un personnage d’Adventure Time, des selfies flous à la qualité graineuse où ses yeux ont été gommés de leurs pupilles, des déguisements de Batman, des lip-sync sur Ellie Goulding, ou encore des pas de danse absolument douteux exhibés aux 7,8 millions de fans que compte sa page instagram. Cette dernière comporte également un post affirmant WE SHOULD ALL BE FEMINISTS, et son profil indique : « Asian on the inside ». Ce mélange éclectique, une espèce de patchwork d’influences disparates et improbables, il n’est évidemment pas le seul à pouvoir s’en prévaloir. Dans le rap américain, Lil B a.k.aThe Based God fut assurément l’un des premiers à associer l’esthétique gangsta à la culture insondable de l’internet, professant son amour pour les animes entre deux morceaux glorifiant son swag. Et il ne s’agirait pas d’oublier Odd Future ou Yung Lean.
Logiquement, les articles consacrés à « comprendre » les messages secrets satanistes disséminés par Lil Uzi Vert dans ses vidéos et dans ses morceaux pullulent sur les sites conspirationnistes – souvent, à base de loges maçonniques métaphoriques ou de messages subliminaux murmurés au détour d’un couplet.Même lorsque ce n’est pas pour blâmer son influence sur les jeunes, on examine minutieusement ses clips : comme pour extraire de son personnage un symbole, ou lire dans son mal être affiché celui d’une génération toute entière, supposément celle d’une jeunesse désillusionnée et désinvolte shootée aux antidépresseurs. Lil Uzi Vert (« Lucifer » si on le lit très vite, vous confie-t-on d’un air docte) est-il sataniste ? Y’a-t-il réellement quelque chose à déchiffrer au sein des lignes machinalement marmonnées par l’artiste au détour d’un refrain mélancolique ?
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Probablement pas : et cela n’a aucune importance. Ses tatouages faciaux eux-mêmes sont des symboles Adinkra élaborés par des tribus Ashantis, mais sa généalogie, dit-il, n’aurait aucun lien avec l’Afrique de l’Ouest. Dans le clip de XO TOUR Llif3, son hymne mélancolique au refrain hanté (I don’t really care if you cry / She said baby I am not afraid to, die / Push me to the edge / All my friends are dead), les sous-titres arabes qui ornent la vidéo réalisée par Virgil Abloh sont absolument vides de signification. Le rap, en 2018, doit-il nécessairement convoyer un message ? Et surtout, pourquoi devrait-on compter sur Lil Uzi Vert pour délivrer celui-ci ?
Il s’agit finalement de privilégier la forme au fond. Il apparaît que ce que Lil Uzi Vert dit à moins d’importance que la façon dont il le dit, empruntant tour à tour un flow mélancolique et monocorde, puis strident et impétueux, occasionnellement plaintif et toujours émaillé d’ad libs aussi insolites qu’enthousiastes, pour finalement asséner des phrases telles que « I am a octopus, I cannot breath without water / So I put diamonds on my tentacles » sur une instru de Dolan Beats ou de Maaly Raw.
Le soin que porte Lil Uzi Vert à son esthétique est d’autant plus importante que celui qu’il semble consacrer à sa musique – dont, explique-t-il, il n’écrit jamais les paroles, et qu’il enregistre en quantité industrielle : il aurait collaboré sur 1500 titres avec Young Thug. Kesha Lee, son ingénieure du son, expliquait à Complex en 2017 qu’Uzi ne prenait pas nécessairement le temps d’écouter chacun des beats en détail avant d’enregistrer mais qu’il entrait dans la cabine, rappait quelques lignes, pas même un couplet entier, et « faisait son truc ». Quant à son single solo le plus connu, XO TOUR llif3, il aurait été composé par TM88 sur une enceinte Beats Pills alors que son ordinateur se trouvait en pénurie de batterie. De toute façon, le rap ? Lil Uzi Vert déteste ça.
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Selon Jon Caramanica, journaliste pour le New York Times, le hip hop actuel rentrerait dans sa phase « Dali », dont la structure traditionnelle, constituée selon lui de lyrics minutieusement calculés et d’un ADN issu de la musique soul, se confondrait dans une chose à peine identifiable. Dali pratiquait un art surréaliste, et offrait une large part à l’inconscient, dont il s’efforçait de traduire rationnellement les visions délirantes – une montre qui fond, un soleil d’aurore aux contours d’un œuf, un corps rachitique s’extirpant d’une planète dégonflée. On classe souvent Lil Uzi Vert comme appartenant à la mouvance de « l’emo rap » – un genre qui, par son existence même, semble donner raison à Caramanica. Comment trouver plus opposé, esthétiquement et musicalement, que le hip hop – né dans les ghettos new yorkais, peaufiné par des afro-américains démunis – et le rock emo, gorgé de sentiments mélancoliques portés par des blancs privilégiés de Washington ?
Bacchanale (1939) de Salvador Dali, plus mystique encore que la cover d’Astroworld.
Lil Uzi Vert est un fan avoué de Marilyn Manson, la seule personne qu’il suit sur instagram, son réseau social favori. Il porte une chaine incrustée de diamant à son effigie. Manson, interviewé par Zane Lowe, disait à son sujet en 2017 : « I think he has punk rock in him. He’s a lil crazy motherfucker. And good. Smart as fuck. He has an attitude like I did, and I like that about him. »
Comme Uzi, Manson a largement exploité une imagerie sombre et satanique et fut l’objet de nombreuses rumeurs plus ou moins crédibles – il écraserait des poussins sur scène, se serait fait chirurgicalement retirer des côtes, aurait éborgné une ex-petite amie à des fins sexuelles. Aucune de ces rumeurs ne s’est bien sûr révélée vraie. Les détracteurs de Manson qui souhaitaient voir en son personnage le symbole fou d’une Amérique dépravée et dépressive furent contraint de se résigner à réaliser qu’il n’est finalement qu’une rockstar maquillée de façon outrancière, se jouant des esclandres pour vendre ses CDs, et exploitant une esthétique lugubre et superficielle tout à la fois.
Et comme pour décourager les parallèles trop audacieux que l’on pourrait être tenté de mener entre les deux, Marilyn Manson avait par ailleurs expliqué de manière finalement triviale les motivations de l’amitié qu’il partageait avec Lil Uzi Vert : « He said he wanted me to help him find older women. I said everyone is older than you because you just turned 22. »
«I’m sorry that people are so jealous of me. But I can’t help it that i’m so popular » – Gretchen Wieners