Depuis la séparation du trio de la MZ, le rappeur du treizième arrondissement a trouvé une recette bien à lui dans le paysage hip-hop français : un mélange entre vie de rue et dépression, femmes et déceptions, sexe, pouvoir et biftons. Les thématiques qu’il aborde et la musicalité qu’il a développé de manière exacerbée depuis le tournant solo ne sont pas sans nous rappeler un autre artiste, qui a pourtant grandi bien loin des tours de Chevaleret, dans l’est de Toronto. L’écart entre The Weeknd et Jok’Air s’étend sur plusieurs niveaux. Plus jeune d’un an et demi, Jok’Air est aussi loin d’avoir atteint l’équivalent du succès commercial de son aîné ou de sa reconnaissance. Pourtant, on retrouve dans leurs morceaux les fibres d’un ADN musical commun qui donne sa pertinence à une comparaison…
➡ La MZ et sa séparation, aux origines de la musicalité de l’oeuvre de Jok’Air
Le groupe du rappeur se forme en 2007 grâce au producteur Davidson, qui vit dans le même immeuble que Jok’Air et l’invite, lui ainsi que quelques uns de ses amis, dont Dehmo et Hache-P, à faire des heures de studio. Après de nombreuses années passées sans réelle notoriété, le groupe explose en 2014 grâce au morceau Lune de fiel. Par la suite, ils sortent deux albums, Affaire de famille en 2015, qui connaitra un faible succès commercial, et La dictature en 2016 qui va rencontrer un meilleur accueil que son prédécesseur, notamment grâce à des singles tels que MD, Toi sur moi et Les princes en featuring avec Nekfeu. A la fin de l’année 2016, le groupe se sépare suite à de violentes disputes internes, particulièrement avec le producteur Davidson. Par la suite, chacun des trois rappeurs de l’ex-MZ va poursuivre une carrière solo. Jok’Air, considéré comme le leader du groupe, va rencontrer le plus gros succès immédiat. Cependant, l’accueil est beaucoup moins important qu’il ne l’était pour la MZ.
➡ Big Daddy Jok, la naissance d’une nouvelle orientation artistique de Jok’Air
Dès le début de l’année suivant la rupture de la MZ, le rappeur de 26 ans publie un EP nommé Big Daddy Jok dont sont extraits les morceaux très personnels Abdomen, Si j’y vais fort, C’est la guerre et La mélodie des quartiers pauvres. L’artiste crée une transition entre chant doux et rap énergique mélangeant la dépression, l’amour, la drogue et l’alcool, qui n’est pas sans rappeler le chanteur de Toronto The Weeknd. Ce premier EP décisif dans la construction de l’identité musicale de Jok’Air traite des raisons qui l’ont poussé à faire du rap (« toute la vie la misère m’a côtoyé […] on a remboursé nos retards de loyer » ; « maman dans un rêve je nous ai vu dans une villa / on jetait aux huissiers des grosses liasses dans leurs visage »), intègre des piques à l’intention des ex-membres de la MZ (« des futurs traîtres à ma table, n’oubliez pas que dans les douze apôtres de Jésus il y a Judas »), décrit une déception amoureuse qui l’a plongé dans un profond mal-être (« l’amour est une épreuve et nous en étions la preuve » ; « je fus la cause de tes grandes peurs et toi la muse de mes plus belles œuvres » ; « elle est sûrement dans le lit d’un autre, je vis dans le noir et blanc comme un piano ») et dénonce les inégalités sociales auxquelles le rappeur a été confronté (« la chance n’existe que chez les autres / Seul le travail paye chez les nôtres / D’en bas il est difficile de voir / La vérité qui se cache en haut »).
➡ Je suis Big Daddy, plus d’énergie et la confirmation des orientations du début
Quatre mois seulement après la sortie de son premier projet en solo, Jok’Air sort un nouveau projet, Je suis Big Daddy, comprenant plus du double du nombre de titres du précédent. On trouve un projet un peu plus énergique que le précédent avec un grand nombre de morceaux rappés tels que Yu-Gi-Oh, G., Tragédie, Brique Squad, et Anniversaire. Cependant, malgré ces quelques titres dans lesquels il traite de la vie de rue à travers le sexe, l’argent et la drogue, le second projet du rappeur ne s’éloigne pas de la lancée du premier mais confirme au contraire son intention de se démarquer dans le paysage rap français. Le morceau Mariama en est l’exemple parfait : une sérénade sur une instrumentale exotique au registre rap français, sur laquelle Jok’Air chante chaleureusement avec un zeste de dépression dans la voix. D’autres morceaux comme Moussa et Sarah, Le chemin de Lucifer, Tu me manques, Doucement et Fée contrastent avec l’aspect énergique et hargneux de Jok’Air sur les autres morceaux de l’album. Un contraste très bien mis en scène et qui marque bien la psychologie du rappeur sur l’album.
➡ Jok’Pololo, la conclusion inattendue d’une année fructueuse pour le rappeur
Le jour de l’anniversaire du rappeur, le 23 septembre 2017, un projet surprise est dévoilé : Jok’Pololo. Un EP à l’image du précédent, audacieux, contenant seulement 5 morceaux, certains plus entraînants que d’autres. Les morceaux les plus marquants de l’album restent cependant Hypocrite et Des envies de meurtre. Le premier est par ailleurs destiné à ses anciens collègues membres du groupe MZ, Hache-P et Demho : « au début j’ai cru que nous étions des amis, que notre histoire durerait pour la vie […] hypocrite, hors de ma vue, sors de ma vie ». Le morceau Ce n’est pas sérieux est quant à lui très représentatif du style du rappeur : un mix entre rap et chant, le sexe, les femmes, la drogue et l’alcool. Si l’année 2017 a été très fructueuse pour Jok’Air, celle-ci ne se résume pas à ses trois projets mais s’étend aussi à de nombreux featurings dans le rap français, notamment Sadek sur le morceau La tour, avec Sneazzy et Laylow sur Jenny from da Blocka, avec Hayce Lemsi sur le titre Week-End, ou encore avec Deen Burbigo sur le son Ma bande. Un important nombre d’invitations de la part de rappeurs de tous horizons pour le Big Daddy, indiquant l’intérêt porté sur le rappeur par les artistes français.
➡ Deux artistes, une ADN musicale souvent très similaire d’un projet à l’autre
Pour en revenir à l’aspect principal de cet article, quels liens pouvons-nous établir entre The Weeknd et Jok’Air ? C’est d’abord et principalement leur musicalité qui interpelle sur leur proximité artistique. En effet, les deux artistes ont à peu de choses près la même façon d’alterner entre chant et rap – bien que le rap soit bien plus présent du côté français. Cette transition entre chant et rap n’est bien sûr pas la seule chose qui rapproche les deux artistes ; en effet, chacun, à sa manière, infuse dans le chant un côté chaleureux mais aussi dépressif. C’est un aspect qu’on peut retrouver dans des morceaux de The Weeknd comme High for this, Wicked Games, Kiss Land et Gone, et dans des morceaux de Jok’Air comme Abdomen, C’est la guerre, Fée, Doucement ou encore Ce n’est pas sérieux.
Par ailleurs, les thèmes qu’abordent le français et le canadien dans leurs chansons respectives sont vraiment semblables ; pour chacun, la dépression tout comme l’amour sont des inspirations récurrentes, ponctuées par l’apparition (beaucoup plus présente chez le canadien cette fois-ci) de l’alcool et de la drogue. L’argent et l’ascension sont des aspirations (et non inspirations) très présentes dans les morceaux de chacun des artistes, entre « je bosse pour que chaque jour soit mon anniversaire » chez Jok’Air dans Anniversaire et « all that money, the money is the motive » chez The Weeknd dans The Morning.
Jok’Air comme The Weeknd présentent un fort apparentement avec Michael Jackson. En effet, le chanteur et rappeur canadien a publiquement déclaré que Michael Jackson était l’une de ses principales inspirations artistiques (il a notamment repris sa chanson Dirty Diana), et sera souvent comparé au King of Pop par la suite. Jok’Air, quant à lui, fait plusieurs fois part de sa volonté de devenir le Roi à son tour. Enfin, on peut remarquer que pour les deux artistes, leur première année de production musicale en solo, 2011 pour The Weeknd et 2017 pour Jok’Air, sont très similaires. En effet, ils ont sorti trois projets, chronologiquement Big Daddy Jok, Je suis Big Daddy et Jok’Pololo pour le Français et House of Balloons, Thursday et Echoes of Silence pour le canadien.