La naissance de la drill est avant tout une affaire de famille. Ce genre musical dérivé de la trap, qui a gangréné les rues de son berceau, Chicago, avant de se propager à travers les Etats-Unis puis de s’exporter dans les quartiers du monde entier, à commencer par ceux de Londres et de Manchester où brille aujourd’hui l’UK drill, est le fruit d’une même famille, d’un même sang. Chief Keef en est la figure de proue. Dès 2011, par le biais de ses deux premières mixtapes, The Glory Road et Bang, il pose les premières pierres de l’édifice malsain de la drill, avant de concrétiser l’essai sur son premier album studio, Finally Rich, paru l’année suivante et qui est à la fois un des moments les plus marquants de la scène rap de Chicago mais aussi de la drill.
➡ Fredo Santana, au cœur de la drill, dans l’ombre de Chief Keef
Toutefois, sans ses cousins Fredo Santana et Blood Money, la destinée de Keef aurait probablement été bien moins glorieuse. Son père trop absent l’a laissé orphelin d’une figure paternelle que Fredo Santana, de cinq ans son aîné, est venu combler tant bien que mal, avec ses moyens. Lorsque Keef s’empare du micro, il est le premier à le supporter. Néanmoins, restreindre Fredo à un simple homme de l’ombre serait faire fi d’une discographie aussi dense que capitale dans la drill et par extension dans le rap de Chicago.
Si Finally Rich est un disque fondateur de la drill, il n’est toutefois pas le seul à pouvoir se targuer de ce titre. Dans la roue de Chief Keef, Fredo Santana s’est emparé du micro : après s’être rodé sur It’s A Scary Site et Fredo Kruger, ses deux premières mixtapes, il a offert au monde son unique album studio, Trappin’ Ain’t Dead, paru en 2013, véritable avènement de la drill qui s’apprête à ravager le monde. Véritable classique du genre, bien que garni de featurings prestigieux tels que Kendrick Lamar, Fredo Santana ne s’est jamais éloigné de la rue, que ce soit tout au long de cet album mais aussi à travers toutes ses mixtapes qui ont abreuvé les quartiers de Chicago.
➡ Un rappeur avant tout éternellement lié à la rue
Alors que Keef, après le succès retentissant de Finally Rich, portés par les déflagrations Love Sosa et I Don’t Like, s’est tourné vers un rap beaucoup plus expérimental et pionnier, Fredo Santana, lui, est resté un pur produit des rues âpres et sans pitié de Chicago, où la criminalité est légion. Au-delà des thèmes de ses textes, orientés vers un quotidien de dealer et de gangster qu’il vit depuis tout petit – en atteste sa première arrestation, alors en plein trafic de drogue, à seulement douze ans – ce sont ses flows qui transpirent la rue. La technique est complètement éludée au profit d’un rap guttural, viscéral, instinctif, qui a fait de Fredo Santana un rappeur parfois maladroit mais toujours authentique. Il est devenu Fredo Kruger, un détournement d’un des tueurs les plus célèbres de l’histoire du cinéma, par ses flows contondants. Ses lacunes techniques passent à la trappe grâce à une force de frappe immense : peu importe l’instrumentale, Fredo Santana la martèle inlassablement jusqu’à en fracturer les nuques de son auditoire. En outre, son manque de technicité accroît d’autant plus l’authenticité de son personnage : grossiste par la force des choses, au cœur nécrosé par les pertes des siens qui s’empilent chaque jour, noyant le désespoir d’une vie sans lumière dans une barbarie toujours plus excessive, imbibé de weed et de codéine. Surtout, à l’ère d’un rap à la poursuite du luxe, Fredo le ramène à ses racines les plus anciennes : la rue.
Au contraire d’une kyrielle de rappeurs, rien de ce qu’il rappe ne sonne faux : ayant grandi dans les fournaises de Chicago, véritables prisons à ciel ouvert qui ne laissent aucune chance de sortir du ghetto aux jeunes qui y naissent, la criminalité demeure la seule voie à emprunter afin de survivre, de vivre décemment. Quant à la violence et aux drogues, elles sont les seules échappatoires d’une vie qui, dès son crépuscule, est vouée à l’échec. Fredo Santana, comme beaucoup d’autres, a embrassé les deux : les arrestations dans sa famille, que ce soit lui-même ou ses proches, se multiplient, tandis qu’il s’est jeté à corps perdu dans la lean qui le ronge à petit feu.
➡ L’addiction à la codéine, talon d’Achille mortel du monstre de Chiraq
Il y a quelques mois, ce poison mauve a failli emporter à jamais Fredo Santana. Gino Marley, un de ses acolytes de toujours, l’a retrouvé gisant sur le sol, en pleine crise d’épilepsie, après un énième cocktail de codéine. Ayant réchappé in extremis des griffes de la mort, Fredo Santana se promet d’entrer en cure de désintoxication afin d’arrêter à jamais cette drogue qui le tue lentement. Malheureusement, lutter contre ses démons n’est pas chose aisée, plus encore lorsqu’ils sont chicagoans. Fauché par une gorgée de lean de trop, il laisse son fils orphelin d’un père, les quartiers de Chicago orphelins du plus iconique de ses rappeurs, la drill orpheline d’un de ses instigateurs les plus mésestimés et charismatiques et surtout Chief Keef, orphelin de son mentor, qui voit ses cousins mourir les uns après les autres, impuissant.
La carrière de Fredo Santana est celle d’un homme que seuls les fans de rap sauront apprécier le charme, la force et surtout la résonance qu’elle a eue à travers le rap du monde entier. Sa mort, à 27 ans seulement, les endeuille tous. Si Turbo Bandana, la mixtape commune entre lui et Keef, teasée de longue date, ne verra probablement jamais le jour, Fredo en a déjà bien assez fait. Il était temps de rendre ses lettres de noblesses au plus vilain des serfs.