Dans l’ombre des mastodontes, des rockstars et des obélisques d’Atlanta, une multitude de labels marginaux vivent et survivent en écosystèmes. Le plus solide et le plus créatif d’entre eux se nomme probablement Awful Records.
➡️ Et si Awful Records était le nouveau village d’Astérix au sein de l’empire ATL?
Dans ce récit alternatif, César et ses centurions incarnent les majors qui, par soif de conquête, de pouvoir et de profit, se jettent à l’assaut du peuple gaulois. Atlanta est cette Gaule qui voit les Romains se faire de plus en plus intrusifs jusqu’à occuper la quasi-totalité du territoire. La scène géorgienne est en expansion continuelle durant ces quinze dernières années et les majors distribuent des contrats à tous les potentiels talents pointant le bout de leur nez. Si les bataillons gaulois tombent par centaines, il subsiste un label, un village d’irréductibles gaulois qui résiste à l’assaut sans merci de ces businessmen vénaux ; ce label, c’est Awful Records.
Awful Records n’a de label que le nom : présentement, il est en réalité un collectif, une union d’une pléthore d’artistes sous une seule et même bannière qui, librement et sans autre volonté que celle de créer, s’apportent mutuellement leurs savoirs et leurs contributions. Si Father, le fondateur du label, occupe une part majeure dans l’histoire d’Awful Records, il n’en est néanmoins pas le membre clé. Si le village d’Astérix est si significatif, si résistant, il ne le doit qu’à un homme. Loin de nous Astérix ou Obélix : son nom est Panoramix. Sans lui, le village aurait été assiégé et son histoire même n’aurait pas vu le jour. Sans lui, tous les guerriers qui y résident ne seraient tout simplement pas si forts. Tout comme le village d’irréductibles gaulois Awful Records a aussi son druide : il s’agit d’Ethereal.
➡️ Mais quelle est la recette de la potion magique du druide Ethereal?
C’est au lycée qu’Ethereal fait son premier pas dans le monde du rap et ce par le biais d’une rencontre cruciale : Micah Freeman. Mordu de hip-hop, il se surprend à imiter les rappeurs bien plus qu’à soigner son futur scolaire. Ethereal, fasciné par son talent, se rapproche de lui, et il l’introduit au rap des années 90 par le biais de groupes tels que Souls Of Mischiefs. Ensemble, ils freestylent sur les bancs de l’école : Ethereal concocte des beats rudimentaires, composés de coups de stylos sur la table, que Micah découpe allègrement.
A cette influence nouvelle vient se mêler une autre diamétralement opposée : la musique de jeux vidéo. En effet, Ethereal s’éprend très jeune des musiques de ses jeux vidéo. Il est tout particulièrement fasciné par le caractère muet de ces dernières qui, bien que produites à la chaîne, réussissent toutefois à le toucher, à l’exalter, à le bouleverser, et ce sans qu’une parole ne soit prononcée. Alors, aussitôt qu’il découvre le logiciel de beatmaking Reason et ses possibilités infinies, il se met à composer la musique qui l’a bercé, qui a animé son enfance et qu’il a tant chéri. Il bourre son disque dur de cette drum and bass éthérée, brumeuse – au son à la fois éphémère par sa fragilité, et en même temps éternel par son intemporalité.
➡️ Tour d’horizon des gaulois ayant trempé leurs lèvres dans la potion magique
Il est le premier bénéficiaire de ses multitudes de compositions. Il se construit une discographie solide faite d’une douzaine de projets sauvages sorti sur Bandcamp et/ou SoundCloud. Le second bénéficiaire s’agit bien évidemment de la sphère Awful Records. Il a largement influencé le son du label en initiant le boss Father et KeithCharles SpaceBar à Reason mais surtout en produisant pour la quasi-totalité des artistes qui ont contribué ou contribuent à l’existence d’Awful Records. Playboi Carti est un exemple criant de cette influence notoire. En effet, il fut un temps où, errant avec la clique d’Awful Records, il a joui du savoir-faire d’Ethereal. Ce bref passage remontant à trois ans a abouti à quelques succès sur SoundCloud mais surtout, Ethereal a pavé la route du chemin artistique que Playboi Carti a ensuite emprunté : ce côté à la fois cartoonesque et extrêmement léger, cotonneux. Des morceaux issus de sa mixtape éponyme tels que Location, Lookin’ avec Lil Uzi Vert ou encore Flex sont des aboutissements de ce processus créatif.
Toutefois, sa plus grande réussite est bien plus marginale. Au sein d’Awful Records exerce une femme qui est sienne et qui est accessoirement une chanteuse au talent incommensurable : Alexandria. Au tout début de l’année 2017, elle s’est payé le luxe de sortir un album entièrement produit par son mari, qui a mis son art au service de sa dulcinée afin de concevoir un disque prodigieux, à la quintessence de la grâce. Bénie d’une voix on ne peut plus chaude et suave, l’univers musical d’Ethereal la transcende et la rend céleste, quasi divine.
En résumé les sonorités vidéoludiques dont est criblée la musique d’Ethereal dissimulent sa profondeur abyssale. Son univers artistique esquisse une spirale infinie et addictive dans laquelle on se noie jusqu’à en oublier les notions de temps et d’espace. La musique d’Ethereal est un songe tumultueux où se frôlent rancune, arrogance, affirmation, plaisir et désespoir. Elle est un circuit où l’on retrouve lignes droites dangereusement euphoriques et virages cahoteux. Tous ces éléments s’entrechoquent sur Mankind, le dernier album en date du rappeur.
➡️ Mankind, l’élixir le plus pur de la formule d’Ethereal
Deux mois. C’est le temps qu’il a fallu pour digérer ce disque séraphique tout droit sorti des limbes. Mankind, sorti le 4 août après avoir été reporté de deux semaines, au-delà d’être le nom du dernier projet en date d’Ethereal, est aussi celui d’une des nombreuses personnalités incarnées est la deuxième référence au catcheur Mick Foley après Cactus Jack, un précédent album sorti trois ans plus tôt. Ce catcheur d’apparence laid et branlant, sur lequel personne n’aurait misé un kopek, s’est avéré être un lutteur formidable et surtout extrêmement atypique, jouant de ses multiples personnalités pour se démarquer du reste du circuit WWE. Le masque que porte Ethereal sur la pochette de l’album est celui de l’une d’entre elles, Mankind, qui était un psychopathe fou masqué. Par cette allégorie, Ethereal balaie d’un revers de la main son handicap qui, s’il a paralysé ses jambes, n’a en aucun cas entravé son esprit créatif infini.
Difficile de prélever un morceau de l’album tant tous sont à la fois si singuliers mais également impossibles à soustraire sèchement d’un ensemble si homogène. Ethereal ensorcèle de sa voix jamais brusque : il chuchote, susurre presque afin de nous hypnotiser pour nous plonger dans un sommeil profond aux rêves peints par ses instrumentales minimalistes dans lesquelles revivent les bandes sons de nos chères bornes d’arcade. Ethereal se sert de l’aspect fictionnel voire irréel du jeu vidéo pour nous plonger dans sa distorsion où se rencontrent Donkey Kong, Megaman ou Ryu. Mankind est le parfait échantillon de l’identité musicale d’Ethereal : des productions vaporeuses, à peine esquissées, lunaires et un rap murmuré comme s’il s’effaçait pour laisser aux productions la place de pleinement se déployer et dicter seules les trajectoires du disque.
Stuck, le morceau d’ouverture, met en scène Ethereal contemplant sa richesse sur une production presque mélancolique. Il pousse la chansonnette d’une voix grinçante, pleine de spleen comme si l’argent qui obstruait ses poches et dont il se targue d’en posséder à outrance ne le rendait que plus malheureux. Il se borne à panser ses plaies avec des liasses de billets sur Like Rico, morceau dans lequel il souhaite la paye de Rico Wade et, si vous avez visionné le documentaire sur Netflix à propos d’Organized Noise, vous n’êtes pas sans savoir qu’une paye de Rico Wade donne le sourire au plus grincheux des banquiers.
Toujours peu épanoui, il frôle les abysses sur Rollin’, où il emmène la chanteuse Faye Webster dans le château de Bowser. Seule sa voix angevine perce les épaisses ténèbres de la production alors qu’Ethereal débite des flows lents et terriblement inquiétants. Seule Alexandria, sa femme, a le pouvoir de le sauver de ce noir précipice. Elle apparaît par deux fois sur le disque mais son passage le plus transcendant s’effectue sur No One Like Me, titre éblouissant de symbiose dans lequel Ethereal et Alexandria mêlent leur voix au service de leur amour et clament un refrain chaud et sensuel.
Plus largement, chacun des projets d’Ethereal sont autant de portes s‘ouvrant vers un irréel empli du folklore du rap et des jeux vidéo des années 90. Chacun de ses morceaux est une madeleine de Proust qui renvoie à ces années phares et iconiques durant lesquelles ces deux cultures ont inondé notre quotidien. Ethereal remémore la sensation de nos mains moites et endolories après des heures de jeu endiablées crispés sur les manettes de la NES, sur le joystick de la borne d’arcade, en même temps qu’il nous remémore le rap de The Pharcyde. Ethereal est un saut dans un autre temps, dans une autre dimension. Alors qu’il se prépare – déjà – son prochain album, qu’il a teasé avec un premier extrait, il est encore temps de se remémorer ce rêve en fouillant son SoundCloud et son Bandcamp avant qu’il ne file entre vos doigts.