Il est devenu bon ton d’assimiler le rap à la « nouvelle variété ». Cette affirmation, légèrement réductrice, n’est pas totalement infondée pour autant. Ces dix dernières années, le genre s’est progressivement teinté de nuances pop qui ont favorisé sa montée en puissance commerciale. Les fers de lance de ce virage ? Quelques artistes aventureux, prêts à pousser la chansonnette et insuffler des mélodies enjouées dans leurs sorties. Parmi ces briseurs de codes, quelques noms viennent immédiatement à l’esprit des auditeurs : Soprano, La Fouine et bien évidemment la Sexion d’Assaut. En dépit de son absence prolongée, le groupe parisien exerce pourtant une influence plus vivace que jamais. Dans son sillage, des artistes comme Dadju, Barack Adama et Abou Debeing et des entrepreneurs comme Joss Stinson et Saïd Boussif ont progressivement mis en place une véritable constellation de sociétés de production, de management et de booking. Leur objectif : encadrer le développement d’une nouvelle génération d’artistes, d’Imen Es à Gims en passant par Océvne et Franglish. Les succès de ces derniers s’appuient sur une palette musicale extrêmement large, adaptant les codes du rap à des titres R&B, soul, pop ou afro. Aperçu d’un nouvel empire de la « pop urbaine ».
Joss Stinson, de Nouvelle École à Gentleman 2.0
Parmi les têtes pensantes de ce nouveau centre de gravité du rap français, Joss Stinson fait ses armes au sein de Nouvelle École dans la première moitié des années 2010. Le label créé par un S.Pri Noir en pleine ascension est un terrain d’apprentissage idéal pour celui qui n’est encore qu’un jeune du 20ème arrondissement à l’esprit fourmillant d’ambitions. Dans la foulée, il crée Lutèce Music et prend en charge le management d’Abou Debeing. Fort de cette expérience, il travaille avec Lefa en 2016, alors que ce dernier s’apprête à sortir son premier album solo, Monsieur Fall. Le projet réalise une première semaine à 10 800 ventes physiques et téléchargements, et atteindra le seuil du disque d’or sept mois après sa sortie. L’année suivante, il encadre la sortie de Debeinguerie, le premier projet d’Abou Debeing. La Sexion D’assaut et son entourage (Black M et Dadju) y côtoient des figures emblématiques de la pop urbaine, Lartiste et une Aya Nakamura qui n’en est encore qu’à l’aube de son succès. Joss accompagne également son frère Franglish, qui gagne progressivement en visibilité grâce à un enchaînement de mixtapes : Prototype (2013), Changement d’ambiance (2015) et Signature (2017). Au même moment, Dadju lui propose de travailler sur la sortie de son premier album Gentleman 2.0, qu’ils signent chez Polydor. Le projet prend une nouvelle dimension après la sortie de Reine, qui rencontre un accueil enthousiaste du public. Pour faire face à ce revirement de situation, Joss s’associe en co-management à Saïd Boussif, fondateur d’Indifférence Prod, déjà rodé au travail avec des têtes d’affiches telles que Gims et Vitaa. Ensemble, ils mettent en place une stratégie digitale innovante destinée à soutenir l’engouement créé par Dadju et à structurer sa fanbase : mission réussie, Gentleman 2.0 se classe en première position du Top Albums avec 31 139 équivalent ventes.
Un ensemble de labels en vases communicants
Au-delà de sa première semaine, Gentleman 2.0 est un véritable carton sur la durée, qui cumule à ce jour 739 618 équivalent ventes. Encouragés par cette réussite, Joss Stinson et Saïd Boussif mettent en place une série de structures en vases communicants regroupées au sein de l’entité commune « le 167 ». Cette organisation permet à leur entourage de lancer des projets de manière indépendante, et établit sur le plan financier une transparence qui garantit la bonne entente de l’ensemble des associés : « je fais des factures même à mon frère », témoigne Joss. Ainsi, Dadju s’autoproduit au travers d’Amaterasu Prod, où sont signés en co-production trois autres artistes : Jaekers, Océvne et Kaly. Océvne, qui a récemment rejoint les rangs de Rec. 118, est également produite par H24, label de Barack Adama qui a permis à ce dernier de développer TayC et Megaski. Kaly, quant à lui, est co-produit par Joss Stinson via Lutèce Music. Ce dernier produit également Franglish, co-produit Kaaris (avec O.G Records) et Says’z (avec Play Two), et manage Imen Es. La chanteuse originaire de Sevran est produite par Abou Debeing au travers du label Fulgu Prod. Saïd Boussif prend en charge avec Indifférence Prod la production de Vitaa et Slimane, ainsi que le management de Gims, Amel Bent, Dadju et de la Sexion D’assaut. Enfin, Nasser Goulamhoussen assure le booking d’une bonne partie des artistes des structures précédemment citées, de Dadju à Gims en passant par Imen Es, Franglish, TayC, mais aussi Kaaris et Bosh ! En tout, plus d’une vingtaine d’artistes sont reliés, directement ou indirectement, à cet ensemble qui entamera bientôt son expansion vers le secteur de l’influence avec Désinvolte Agency.
Un nouvel empire de la pop urbaine
Après deux années de construction, ce nouvel empire de la pop urbaine s’est assurée des ramification dans une bonne partie des centres névralgiques du rap français : Bendo Music avec Imen Es, Caroline, Island Def Jam avec Franglish, Play Two et, bien sûr, Rec. 118. La signature de Kaaris en co-production chez Lutèce Music a donné un coup d’éclairage à cette architecture complexe qui commence à porter ses fruits avec la concrétisation du développement de Franglish, qui rythme l’été avec My Salsa, et Imen Es, matérialisée par l’obtention de disques d’or pour Monsieur et Nos vies. Les marques confirmées ne sont pas en reste : Vitaa et Slimane réalisent le plus gros succès commercial de l’année avec Versus, pourtant paru en 2019, Gims approche du million de ventes avec Ceinture noire et vient de sortir l’opus Le fléau… Dadju, quant à lui, approche du triple disque de platine avec Poison ou Antidote et enchaîne les singles à succès, de Grand bain en collaboration avec Ninho (66 millions d’équivalent streams) à Melegim avec Soolking (63,5 millions d’équivalent streams) en passant par Bobo au coeur (28 millions d’équivalent streams). Ensemble, ils reçoivent pas moins de six récompenses au cours de la 22ème cérémonie des NRJ Music Awards. Après cette première vague de succès, l’enjeu des prochaines années sera donc de confirmer la force de frappe en développement de Lutèce Music, Indifférence Prod, Fulgu Prod, H24 et Amaterasu en participant à l’émergence de la prochaine génération d’artistes de pop urbaine. C’est ainsi que Dadju et Barack Adama misent sur Océvne, chanteuse suisse aux influences new R&B qu’on a pu retrouver sur Tout ou rien, extrait de la réédition Miel Book. Quelques titres plus tôt, c’est Jaekers qui retenait notre attention sur Up and Down, qui approche du million et demi de vues sur YouTube. Enfin, on retrouvait encore Dadju en collaboration avec Kaly sur Menteuse, sorti en septembre dernier. Affaire à suivre.
L’héritage de la Sexion D’assaut en filigrane ?
À la fin des années 2000, la Sexion d’Assaut se fait une réputation via des freestyles diffusés sur Internet. L’énergie brute qui se dégage des productions du groupe parisien conquiert dans un premier temps un public strictement rap. En 2010, cet état de fait va être bouleversé avec la sortie du désormais classique L’école des points vitaux. Derrière ce virage, la rencontre du groupe avec un certain Renaud Rebillaud. Cet ancien producteur issu du punk rock et de la variété française, conquis par le talent de Gims et la symbiose globale qui transcende l’ensemble du groupe, leur confectionnera un son à la frontière entre rap et pop, à l’efficacité sans limites, qui les introduira dans tous les foyers français. Quoique promis à un succès exceptionnel, les membres de la Sexion ne vivront pas tous de la même manière le passage en solo. Si Gims puis Black M s’envolent pour les étoiles avec Subliminal et Les yeux plus gros que le monde, Lefa, Doomams, Barack Adama, Maska, JR O Crom et L.I.O. Pétrodollars feront face à des chemins plus escarpés. Scindée, la Sexion d’Assaut continue d’exercer son influence au travers du label Wati B, qui développe le collectif L’Institut et le duo The Shin Sekai, composé de Dadju et d’Abou Tall. Ces artistes entretiennent l’héritage du groupe et sa philosophie : le rap n’a aucune frontière et doit toucher le grand public, coûte que coûte. Derrière chaque morceau se trouve l’intention de faire un hit. Dix ans plus tard, cette démarche sera associée à un nouveau registre hybride désigné sous le nom de « pop urbaine ». ». En 2015, alors qu’il s’apprête à dévoiler son deuxième opus Mon coeur avait raison, Gims entrevoit le succès mondial de l’afro et participe à sa popularisation dans l’hexagone avec le tube Sapés comme jamais. Un an plus tard, il invitera Lartiste à faire les premières parties de son Warano Tour.
Trois éléments ressortent de l’expérience de l’après-Sexion. D’une part, la véritable force des membres du groupe en tant qu’entrepreneurs réside dans leur expertise musicale. D’autre part, la composante familiale est systématiquement un élément clé de leurs investissements. Enfin, Gims parvient à accompagner le développement de la pop urbaine tout au long de la décennie. Une démarche qui servira de calque à Dadju, Barack Adama, Abou Debeing et Joss Stinson pour la construction d’un nouvel empire musical. Après les succès de Franglish, d’Imen Es et de TayC, qui sonnent comme une confirmation de la pertinence de cette démarche, les associés travaillent déjà au développement de la prochaine génération de stars de la pop urbaine… Dadju joue un rôle clé dans cette démarche en faisant pleinement jouer les avantages de son statut d’artiste-entrepreneur et en utilisant sa visibilité pour mettre en avant Océvne, Jaekers, Kaly et bien d’autres.