Vendredi 7 février 2020, Def Jam France change d’identité et devient officiellement Island Def Jam. Cette opération, initiée fin 2019, vise à faire du label dirigé par Benjamin Chulvanij une structure dédiée aux musiques actuelles dans leur ensemble (latin, électro, pop, urbain) face au bloc Barclay/Mercury, spécialisé dans la variété et la chanson française. Ces mouvements au sein de l’écurie Universal Music France interviennent dans le cadre d’une stratégie de réorganisation mise en place par son président Olivier Nusse depuis son entrée en fonctions en 2016. Il s’agit pour la major détenue par Vivendi de maintenir son leadership sur le marché français de la musique enregistrée et en particulier sur les musiques urbaines. Du côté de Def Jam France, c’est une évolution qui intervient plus de huit ans après la création du label, huit années bien remplies durant lesquelles il s’est imposé comme l’une des écuries les plus célèbres du rap français et a apposé sa marque sur l’histoire du genre. Porté par des artistes comme Alonzo, Lacrim, Kaaris ou encore Koba LaD, il s’est constitué au fil du temps une identité « street » qui en fera l’un des épicentres des évolutions de la production musicale française tout au long des années 2010.
1995-2011 : Hostile et les origines de Def Jam France
Fasciné par le personnage de Lyor Cohen, l’une des figures clés du développement de Def Jam outre-Atlantique, Benjamin Chulvanij forme dès le milieu des années 1990 le projet d’importer cette marque légendaire de l’histoire du rap dans l’hexagone mais se voit opposer une fin de non-recevoir par Pascal Nègre, président de PolyGram Musique France. En 1995, il crée chez Delabel (EMI) ce qui deviendra l’une des principales écuries du rap français pendant une décennie : Hostile. Porté par des artistes comme Rohff, Pit Baccardi, Ärsenik ou encore le Ministère A.M.E.R., le label s’impose rapidement comme une force avec laquelle compter, au point de projeter Benjamin Chulvanij à la tête de Delabel trois ans plus tard. En 2001, Alain Lévy nouvellement nommé président d’EMI decide de fusionner la major et Virgin Group. Au cours de l’opération, Benjamin Chulvanij devient tour à tour directeur général puis président de Capitol France et par la même occasion le plus jeune patron de maison de disque de France. En 2011, Universal Music Group rachète EMI et Pascal Nègre propose à Chulvanij de créer Def Jam France, anticipant le nouvel équilibre de forces qui s’apprêtait à prendre forme dans le courant de la nouvelle décennie. Deux ans plus tard, Warner Music France rachète Delabel et le fusionne avec Parlophone ; Rec. 118, une nouvelle division urbaine, y est créée sous la direction de William Edorh et récupère une partie de l’héritage Hostile (Sadek, Soprano).
2011-2013 : Def Jam France impose sa marque
En reprenant pour son compte la franchise Def Jam, Benjamin Chulvanij s’expose à la comparaison avec un label emblématique de l’histoire du rap aux Etats-Unis. Cependant, forte de près de deux décennies de carrière, la nouvelle recrue d’Universal Music France n’est pas sans disposer de quelques atouts dans sa manche. Avec ses premières signatures, il signifie sa volonté de se constituer un roster entièrement urbain, ancré dans l’histoire du rap français mais en phase avec son avenir : IAM (anciennement signés chez Labelle Noir, Delabel/Virgin et Hostile), les Psy4 de la Rime (dont le premier album Block Party était distribué par Virgin via la structure d’Akhenaton 361 Records), Mister You et Vitaa qu’il récupère chez Mercury Records. Dans le même temps, il mise sur sa proximité avec Skyrock pour établir sa réputation au travers de la compilation Def Jam France / Skyrock Premier Sur Le Rap (2012) puis du troisième volet du concert évènement Urban Peace et de l’album live qui l’accompagne. En parallèle, la sortie d’Amour, gloire et cité d’Alonzo et d’Extra-lucide de Disiz mettent Def Jam France sur les rails pour l’année 2013, premier tournant décisif de son histoire. Entre Hostile et Def Jam, Benjamin Chulvanij joue un rôle important dans la structuration des Psy4 de la Rime et de Matéo, ami d’enfance de Soprano qui deviendra son manager et celui du groupe. Après le succès de Block Party, ce dernier créera l’agence de management Only Pro, qui prendra en charge quelques années plus tard la promotion des artistes Def Jam France.
2013-2016 : Oumar Samaké, Kore et l’âge d’or de Def Jam France
En 2013, Def Jam France met le grappin sur une recrue de choix poussée par Stéphane Ndjigui, responsable artistique du pôle urbain de Because Music et pilier de Première Classe (Hostile) : Oumar Samaké, ex-manager de Kennedy et Ol Kainry et fondateur du label Golden Eye. Conçue comme un pool de beatmakers en 2007/2008, cette structure va prendre de l’ampleur quelques années plus tard avec la sortie de la compilation We Made It et la signature en co-production de Joke, étoile montante en provenance de Montpellier. Directeur artistique au sein du seul label urbain français à être directement rattaché à une major, Oumar Samaké va remplir une double fonction : mettre ses compétences opérationnelles au service de Def Jam France et repérer et développer de nouveaux talents via Golden Eye. C’est le cas, en particulier, de Dosseh, Joke et Dinos qui sortent tour à tour Apparences (2014), Ateyaba (2014) et Perestroïka (2015). Oumar Samaké sera également à l’origine de la signature de Kaaris, l’une des nouvelles têtes d’affiches du label, après son départ d’AZ. Autre acteur majeur de cette période, le producteur Kore va développer chez Def Jam France un artiste au succès commercial fulgurant, Lacrim. Ensemble, ils développent un ADN identifiable et font entrer l’album Corleone et les mixtapes R.I.P.R.O au sommet des charts. En 2015, ils appuient également la signature d’SCH, étoile montante proche de Lacrim qui s’apprêtait à changer le cours de l’année avec la mixtape A7. Après deux projets chez Def Jam France, le rappeur fera un tour chez Millenium (Capitol France) le temps d’un troisième avant de quitter les rangs d’Universal pour de bon.
2016-2019 : La relève face à de nouveaux défis
L’année 2016 marque un second tournant de l’histoire du label. Suite à une mésentente, Oumar Samaké et Benjamin Chulvanij se séparent. Tandis que le premier rejoint Capitol France, le second recrute un nouveau directeur artistique : Sacha Lussamaki. Comme son prédécesseur, il est à la tête d’une structure qui permettra à Def Jam France de rester à l’affut des tendances. Comme Golden Eye, BlueSky se spécialise dans les éditions (Noxious, Boumidjal, Diabi, Drama State) et le développement d’artistes (LMB, Gianni, Les Alchimistes). Autre grand changement, la montée en puissance de Pauline Duarte, recrutée en 2013 après un passage chez Columbia et Because et qui finira directrice locale de Def Jam France en 2018. De son côté, Benjamin Chulvanij a fort à faire depuis la fusion du label avec Barclay en 2017… Cette équipe en partie renouvelée fait face à un marché du rap en pleine explosion, entre l’intégration des écoutes en streaming dans les ventes par le SNEP et l’apparition d’une nouvelle génération artistes. Face à ces bouleversements, le label va d’une part chercher à renouveler la direction artistique de son roster et en particulier d’Alonzo (Règlement de compte) et Kaaris (Okou Gnakouri) et d’autre part lancer une campagne de recrutement à grande échelle : Kalash Criminel (2016), YL (2017), Koba LaD (2018) et Key Largo (2019)… Tout en faisant valoir son attachement au patrimoine du genre avec Mac Tyer et son protégé Rémy (2017). Huit ans après sa création, Def Jam France demeure l’un des principaux acteurs du rap français, aux côtés de Millenium, Rec. 118 et AllPoints.
Les huit années d’existence de Def Jam France ont ceci de particulier qu’elles s’inscrivent intégralement dans le courant des années 2010, une période mouvementée qui a ceci de particulier qu’elle réunit les pires années de l’industrie musicale française et celles de son renouveau. L’urbain joue un rôle majeur dans ces changements, dans la mesure où ce registre largement consommé par les nouvelles générations d’auditeurs était invisibilisé commercialement par le piratage. Confronté à un paysage en constante évolution, Def Jam France est associé à une époque du rap français comme l’était Hostile en son temps malgré quelques échecs et projets avortés (le retour de Kool Shen, Def Jam Comedy avec Nawell Madani, la carrière musicale de Fanny Neguesha). L’histoire du label est celle d’une équipe à taille humaine, influencée de façon perceptible par des changements d’effectif. Avec Island Def Jam, Benjamin Chulvanij tourne une page sans refermer le livre et donne un coup de jeune à son écurie à l’approche d’une nouvelle décennie…