Les derniers mois ont été marqués par les performances commerciales remarquables d’albums tels que JVLIVS II d’SCH, Stamina de Dinos ou encore Étoile Noire de Luv Resval. Leur point commun ? Le poids important des ventes physiques dans leurs ventes en première semaine ; 27% pour SCH et Dinos, et 63% pour Luv Resval. Des performances qui surprennent, dans un contexte de baisse progressive du marché physique (-10% en 2020 selon le Syndicat national de l’édition phonographique) notamment liée à la crise sanitaire. L’explication tient en trois caractères : D2C (pour « direct to consumer »)… Ce modèle de distribution, qui s’appuie sur des boutiques personnalisées en ligne, permet aux artistes de mettre en vente des produits sans intermédiaires. Indissociable de la culture rap et de certains de ses personnages emblématiques tels que Too $hort, la vente en direct a longtemps été mise de côté par les têtes d’affiche françaises. Contrairement à leurs homologues outre-Atlantiques, ces dernières bénéficiaient en effet d’un solide réseau de distribution physique reposant sur les GSA (grandes surfaces alimentaires) et GSS (grandes surfaces spécialisées). Au cours des dernières années, la montée en puissance d’acteurs spécialisés dans le D2C tels que Dify redistribue les cartes et change des carrières.
Emmanuel Lebarbier : Président de Dify, prestataire D2C de référence sur le marché
Thibault Kuhlmann : Directeur Général d’A&R Studios, l’agence de création et d’innovation interne d’Universal Music France
Xavier Mevellec : Directeur Général adjoint d’A&R Studios
Fabien Boccheciampe : Label Manager de Mind
Une proposition 100% gagnante pour l’artiste ?
L’absence d’intermédiaire avec le consommateur représente pour l’artiste de nombreux avantages : pour Emmanuel Lebarbier : « Ce nouveau biais va permettre à l’artiste de vendre du physique très vite, de façon simple, efficace que ne permettent pas les revendeurs traditionnels. On est ici sur du sur-mesure dans la conception des packs. Désormais, l’artiste a son magasin toute l’année, il sait où habitent ses clients, il connaît leur adresse e-mail, parfois même leur numéro de portable… Il peut donc aisément communiquer en direct avec eux. » L’essor de ces plateformes taillées sur mesure élargit logiquement le champ des possibles quant à l’exploitation de l’œuvre et du merchandising du rappeur.
Un tel modèle économique a aussi pour effet de tirer profit au maximum de l’engagement de l’auditoire de l’artiste. En effet, on observe que les publics de ces artistes ont une importante propension à acheter des œuvres en physique lors des précommandes de disques, souvent vendues dans des packs incluant du merchandising. A ce titre, Emmanuel Lebarbier ajoute : « In fine, le D2C permet aux artistes de profiter du trafic généré par une sortie d’album pour vendre du merchandising et capitaliser sur les habitudes de consommation crées sur le store pour continuer à vendre toute l’année à ses propres fans, en continu. » Thibault Kuhlmann et Xavier Mevellec indiquent : « Le D2C est un excellent champ d’exploration et d’innovation qui permet d’exprimer une créativité sans limite. Sans ça, il aurait été impossible de lancer les bustes ou les NFT de Booba ! »
La potion magique qui bouleverse les charts
Dans un marché qui regroupe une offre toujours plus abondante, le D2C s’avère être un outil particulièrement efficace pour s’affirmer commercialement et donc accroître sa notoriété, à destination d’artistes aux audiences fortement engagées. Fabien Boccheciampe commente : « Même pour un profil comme Médine, ayant une fanbase assez âgée et attachée aux relais de distribution traditionnels, on peut faire du D2C calibré et adapté à sa personne. C’est super facile de faire une belle opération marketing en jouant sur le côté humoristique qu’il a sur ses réseaux sociaux et on peut derrière envoyer un message fort. De plus, parce qu’on reçoit toutes les statistiques en direct, on peut répéter à l’avenir ou optimiser notre marketing pour qu’il fonctionne mieux, ce qui nous permet d’avoir une stratégie modulable. »
Thibault Kuhlmann et Xavier Mevellec précisent que si elle est assez bien travaillée, cette économie est viable même en-dehors des périodes de sorties d’albums : « Nouveaux formats, nouvelles éditions, bundles et j’en passe peuvent exister tout au long de l’année si la proposition artistique et le storytelling du rappeur sont appréciés par les fans. Pour les produits dérivés, le calendrier est encore plus libre. Même lorsqu’ils ne sont plus du tout en actualité discographique, l’iconographie forte de certains artistes peut continuer d’exister au travers des produits dérivés et notamment en e-commerce. Run DMC, Tupac ou encore Playboy Carti en sont des bons exemples. »
Quelle typologie d’artistes pour le D2C ?
Le D2C est-il intéressant pour tous les profils d’artistes ? Thibault Kuhlmann et Xavier Mevellec expliquent : « En soi, le travail est le même et notre équipe met autant d’efforts pour des artistes en développement comme pour les plus accomplis. Les surprises positives et négatives peuvent arriver dans les deux cas. Une des clefs est l’implication de l’artiste sur le projet, car plus il est fier de ses produits, plus il sera naturel pour lui de les revendiquer et de communiquer dessus au lancement sur ses réseaux. »
Pour Fabien Boccheciampe, ce modèle a beau cumuler des facteurs essentiels pour qu’il soit concluant, il n’est pas réservé qu’à un seul type d’artistes : « Le D2C nécessite avant tout que l’artiste ait une fanbase engagée. Il n’y a pas de typologie d’artiste en soi, mais il faut une fanbase engagée qui a confiance en l’artiste. Pour sortir du cadre même de la musique, j’ai travaillé sur le D2C du livre de Cheez Nan (ndlr : épouse du rappeur Médine). On a procédé comme pour une sortie de CD. On a sorti un site dédié où on vendait le bouquin dédicacé avec un marque-page personnalisé exclusif et absent des grandes surfaces de distribution. On a aussi fait un pack livre + t-shirt qui nous permet d’être un peu mieux rémunéré parce qu’on marge plus sur le t-shirt. Ça a super bien marché ce truc : la moitié des ventes du livre provenaient du site. »
Illustration : Fifou
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