Fondé en 1988 par Guru et DJ Premier, Gang Starr reste à ce jour l’une des plus grosses références de la décennie des 90’s. Fort d’une créativité musicale hors norme, d’influences toutes aussi diversifiées que pertinentes et d’une complémentarité sans nom entre les deux artistes, ce groupe aura su se hisser parmi les têtes d’affiches de la scène américaine, et ce en dépit d’un succès commercial mitigé. C’est au travers d’une discographie toute aussi brillante qu’incontournable que le duo emmène son public dans un voyage musical qui ne laisse pas indifférent. Cette croisière démarre en 1989 pour s’achever au début des années 2000, après plus d’une décennie de projets tout plus merveilleux les uns que les autres.
➡ Guru et DJ Premier aux prémisses d’un voyage entre jazz et rap, vers une nouvelle ère du rap
La décennie des 80’s voit émerger un courant hip-hop centré sur les DJs, au détriment du rôle de MC, encore cantonné à celui d’un maître de cérémonie à proprement parler. Plus précisément, le MC se donne principalement pour rôle de galvaniser la salle pour le DJ. Gang Starr est à compter parmi ces duos qui firent évoluer le rôle du MC et sa place au sein de la musique. En effet, à l’image de leurs homologues new-yorkais Pete Rock & CL Smooth ou encore Eric B & Rakim, Guru & DJ Premier répartissent les rôles au sein du groupe en accordant une place quasi-centrale au MC, ou du moins égale à celle du DJ. Fort de cette alchimie parfaite, Gang Starr nous emmène en voyage dans son univers musical au travers de trois premiers opus aux sonorités jazz rap. C’est en 1989 que l’excursion commence, avec le brut mais mélodieux projet No More Mr. Nice Guy… Brut de par ses sonorités qui nous rappellent le rap des années 80 et mélodieux grâce à la touche jazz qui vient se glisser dans les productions du jeune Preemo.
Le meilleur exemple de ce savant mélange est le morceau Positivity, ou le saxophone, l’un des instruments phares du jazz, est mis à l’honneur par le producteur new-yorkais. Le groupe offre avec ce titre une transition musicale subtile et brillante entre deux décennies musicales qui se suivent mais ne se ressemblent pas. Gang Starr s’apprête en effet à rentrer dans la décennie des 90’s et ne compte pas faire de la figuration. Fini les beats simplistes avec une caisse claire et le MC qui pose son texte dessus d’une manière brute et parfois peu mélodieuse. Désormais, on rentre dans une nouvelle ère caractérisée par un poids plus important de la musicalité permettant une écoute plus abordable, avec des textes plus travaillés et un flow plus percutant qui vient fusionner avec l’instrumentale afin de nous offrir des morceaux rap d’une qualité toute autre.
➡ Le jazz rap comme carte de visite, un levier dans la carrière du groupe devenu trop encombrant
C’est d’une bien belle façon que le voyage musical continue avec les sorties, à un an d’intervalle, des projets Step in the Arena en 1991 et Daily Operation en 1992. Ces deux opus reprennent les caractéristiques de leur premier album, en modernisant les productions du côté de Preemo et en retravaillant le flow du côté de Guru. L’un et l’autre apparaissent comme plus modernes, moins bruts et plus appliqués. Le rappeur de Boston s’adonne à un mélange subtil entre une voix douce et un flow incisif, pour offrir à ses auditeurs un véritable festin auditif. Il peint des tableaux de sa réalité, celle dans laquelle il a grandi, celle des quartiers pauvres de la côte Est, en passant par une vive critique des Etats Unis. Guru s’affirme comme un écrivain hors pair à la plume affûtée avec laquelle il dessine sa vision d’une partie de la société américaine de l’époque.
C’est encore une fois dans un registre jazz rap que le duo nous amène, avec une omniprésence des rythmes qui ont fait la renommé du genre. On obtient avec Daily Operation l’un des albums les plus aboutis de ce registre avec des morceaux de références comme B.Y.S ou encore The Illest Brother. A l’image de leur homologue A Tribe Called Quest, la musique de Gang Starr vient caresser le tympan de son auditeur de la manière la plus douce possible. C’est un vrai récital, un mariage parfait de deux genres qui constituera l’étiquette principale du duo pendant 5 ans, avec en 1993 les débuts en solo de Guru qui reprend ce thème dans son album Jazzmatazz Volume 1, premier opus d’une série de quatre albums consacrés à la musique jazz rap. Cependant, les desseins de Preemo sont tout autres quant au groupe. En effet, le producteur légendaire décide progressivement de se détacher de cette orientation pour se diversifier.
Artiste en perpétuelle remise en question, toujours à la recherche de renouveau, DJ Premier cherche à élargir son répertoire musical ainsi que celui du groupe. Il souhaite rompre avec ces trois premiers opus pour proposer quelque chose de nouveau. C’est là la force des grands artistes, savoir reconnaître que l’on a fait le tour d’une expérience musicale et que le besoin de renouveau se fait sentir. Pour Preemo, cette étiquette jazz rap qui a fini par lui coller à la peau est trop réductrice, alors qu’il souhaite prouver à l’ensemble de la scène américaine que son panel musical va au-delà de ce genre qui a pourtant fait la renommé du groupe dans son milieu et inspiré le respect de ses pairs. Qui mieux que Guru, MC brillant et compagnon de route fidèle, pour accompagner le légendaire DJ dans cette quête de renouveau ?
➡ Une évolution liée à la transformation de la scène new-yorkaise et au rôle particulier joué par DJ Premier
C’est en 1994, et donc deux ans après la sortie de leur dernier album, que le duo se sent prêt à sortir un nouveau projet, le fameux Hard To Earn, qui vient briser, de la meilleure des manières possible cette étiquette qu’avait le groupe. En effet, DJ Premier a concocté dans son laboratoire musical une toute nouvelle mixture auditive, plus sombre, plus dure, plus New-York… Grand instigateur du rap de la Grande Pomme, Preemo fut aussi l’un de ses plus grands observateurs, et notamment de la scène émergente, des sombres et sulfureux Mobb Deep au poète du Queens monsieur Nasir Jones. DJ Premier a participé directement au tournant du rap de la côte Est en s’attachant à produire sa tête d’affiche du moment Notorious BIG, notamment avec le morceau Unbelievable présent sur le premier album Ready To Die du jeune rappeur de Brooklyn.
C’est lors de sa participation à la conception de l’album Illmatic, dont il est l’un des principaux artisans, que DJ Premier emprunte définitivement ce nouveau virage musical qu’il souhaite imprimer à Gang Starr. L’année 1994 marque donc un réel tournant dans la carrière de DJ Premier, un vrai renouveau musical que l’on percevra au sein du duo qu’il forme avec Guru. Décidé à continuer dans le domaine du jazz rap en solo, Guru accepte ce tournant proposé par Preemo au sein du groupe et continue de suivre son acolyte dans ce périple musical. On retrouve dans leur quatrième opus un univers musical totalement différent des trois précédents, mais tout aussi brillant et dont l’influence sur son temps sera quasi-similaire. Hard To Earn vient figer ce qui sera désormais l’identité musicale de DJ Premier, une omniprésence des rythmes accompagnée d’une mélodie soigneusement travaillée qui tourne en boucle.
Preemo viendra saupoudrer ces instrus d’une technique hors-norme, notamment par le biais du scratch, une technique qui n’a pas de secret pour lui et qu’il sait utiliser à point nommé. Guru quant à lui continue d’accompagner ces mélodies de sa voix calme, quasi-rassurante, et de son flow toujours aussi sublime. On retrouve sa plume légendaire, le rappeur continue dans le registre du militantisme avec des morceaux tels que Tonz o Guns où il livre une critique de l’Etat américain, qui laisserait les armes circuler librement pour que les jeunes des quartiers populaires s’entretuent. On retrouve d’ailleurs dans ce morceau la présence sous forme de sample de l’un des plus célèbres discours de Malcolm X, son dernier en tant que militant de Nation Of Islam, le fameux Fire & Fury Grass Roots Speech.
➡ Un album de transition vers les carrières solo de plus en plus prégnantes de Guru et Preemo
On apperçoit également Guru dans un registre qu’il affectionne, décrire avec brio la réalité parfois violente et dure des jeunes des quartiers populaires de la côte Est des Etats Unis. A la manière d’un romancier naturaliste du XIXème siècle, le rappeur de Boston nous peint un long et précis tableau de cette facette de la société dans le morceau aux allures de plébiscite qu’est Code of The Streets. Enfin, dans le morceau Suckaz Need Bodyguards on entend un Guru intransigeant, qui charge sans se retenir ceux qu’il appelle les faux MCs, ces personnes qui selon lui s’inventent une vie, s’inventent une réputation mais ne pourraient se balader sans protection dans la rue (« But won’t walk the street without they bodyguard »), il exprime une vive critique de ces rappeurs, qu’il déteste au plus haut point (« I hate fake MC’s, they always act hard »).
C’est avec ce brillant album que le groupe quitte la scène rap pour une pause de presque quatre ans durant laquelle les deux artistes se concentrent sur leurs carrières respectives, Guru avec ses Jazzmatazz et Preemo en tant qu’homme de l’ombre sur de nombreux projets, de Life Atfer Death de Notorious BIG où il s’attache à produire le sombre et cru Ten Crack Commandments à la production des albums de Fat Joe, Group Home, KRS One, Jay Z, Nas, et Rakim entre autres. Preemo apparaît à juste titre comme une figure emblématique de la musique rap new-yorkaise, comme un artiste incontournable qui aura laissé une marque indélébile sur toute la période post-âge d’or. Innovant et extrêmement productif, le DJ et producteur a été poussé tout au long de sa carrière vers de nouveaux horizons.
➡ Un retour chargé en émotions, un regard en arrière et un message fort aux jeunes des quartiers populaires
Après une pause donc de près de quatre ans, le duo décide pour le plus grand plaisir des auditeurs de reprendre son épopée et d’offrir deux albums ainsi qu’une compilation accompagnée de morceaux inédits. C’est en 1998 que Gang Starr offre pour son retour, le présent musical Moment of Thruth, un album aux airs de nostalgie mais tout aussi contestataire et politisé. Guru revient dans ce projet avec une grande maturité, notamment dans le morceau JFK 2 Lax où il critique un système qui le dégoûte, en mettant en avant la violence dans les quartiers populaires et un Etat qui ne réagit pas, tout en appelant les jeunes à s’instruire, à lire et à se cultiver (« It’s why you gotta regulate your own mindstate / Read, study lessons »). Le MC de Boston reste donc dans son schéma classique, peut être avec encore plus de recul et de sagesse.
A la fois conteur d’une réalité qui fût la sienne lorsqu’il était jeune, Guru est dans la position du grand frère, celui qui guide, et son message, il le transmet à travers des paroles soignées. Il y a également une volonté dans ce projet de faire le bilan, celui des carrières des deux artistes, de leurs échecs comme leurs succès, avec tous les encombres qu’ils ont pu connaître. Dans le morceau Moment of Thruth, Guru parle de ces moments là, avec toute la jalousie que leur succès pouvait entraîner, ceux qui souhaitaient les voir échouer. Il fait état de sa détermination, et de son succès malgré les obstacles. Cet album est l’écho d’une carrière réussie, qui malgré un succès commercial mitigé comparé à celui des têtes d’affiches de l’époque, remplit les deux hommes d’une grande satisfaction.
A vrai dire, cette satisfaction est justifiée, tant l’impact de Gang Starr est hors norme à l’époque, non-seulement collectivement, mais aussi individuellement. Enfin, cet album est un moyen de rendre hommage aux personnes qui ont quitté les deux artistes, qu’elles soient des proches anonymes ou des acteurs de la scène rap des années 1990. En effet, le morceau In Memory Of qui conclut le projet, est un hommage à ces personnes qui ont marqué la vie et la carrière du groupe, ou tout simplement des personnes qu’ils ont croisé au cours de ce périple de dix ans. Cet opus est chargé d’émotions, de nostalgie, le tout accompagné d’un message fort à la jeunesse des quartiers populaires. A l’image de son grand frère âgé de désormais cinq ans, l’album The Ownerz sorti en 2003 vient conclure le parcours en studio de Gang Starr avec un air de nostalgie et des sonorités devenues old school…
➡ Une page de tournée, deux albums à cheval entre l’old school et la préfiguration de nouvelles tendances
The Ownerz contient encore une fois une eulogie posthume dédiée aux personnes qui ont marqué la carrière du duo, une manière de conclure la carrière de Guru et Preemo comme elle a commencé, avec cet esprit de grande famille qu’auront prôné les deux hommes tout au long de leur parcours musical, qu’il soit en duo ou en solo. Le rap new-yorkais prend à cette époque un autre tournant que ne suivra pas Gang Starr avec cet album. Le grand public est assoiffé de nouvelles sonorités, veut rompre avec le style des années 90 que beaucoup jugent trop redondant. Preemo et Guru n’ont jamais souhaité prendre ce virage et sont restés dans ce dernier album fidèles à leurs idées et à leur vision de la musique rap. On retrouve notamment une utilisation encore massive des samples par DJ Premier, et un flow et des thèmes similaires chez le MC de Boston. L’album n’est pas reçu avec énormément d’enthousiasme, que ce soit par la critique ou les auditeurs rap.
Bien qu’on retrouve des sonorités old school dans la majeure partie des morceaux, ces deux albums apparaissent cependant comme une sorte d’avant goût des sonorités du rap new-yorkais des années 2000 et de ses nouveaux prodiges, tels que 50 Cent. Le morceau The Mall sur l’album Moment of Thruth peut notamment nous faire penser aux sonorités qui ont fait la renommée de G-Unit. C’est avec ces deux projets, et la compilation Full Clip: A Decade of Gang Starr sortie en 1999 que le duo tire sa révérence. Une dernière compilation viendra définitivement clore le livre Gang Starr en 2006. C’est en 2010, après des mois de lutte, que le décès de Guru fermera définitivement les portes de cette collaboration absolument géniale entre ces deux frères, non pas de rime, mais de musique, ces deux hommes qui partageaient une passion commune et une vision similaire des choses.
➡ Bilan de l’impact d’un groupe légendaire qui aura creusé le sillon de plusieurs générations de rappeurs
Il est difficile de faire un bilan complet de l’oeuvre de Gang Starr en quelques lignes. Ce duo aura marqué toute une décennie, de par son génie et par cette alchimie parfaite entre deux artistes dont la réunion apparaît comme quasi-providentielle tant leur travail en commun était remarquable. Brillants de par leur influence, de par leur amour pour le rap et pour les acteurs qui ont permis de faire du rap ce qu’il est aujourd’hui, ces deux hommes avaient une vision bien définie du rap, avec l’idée d’une communauté ouverte et soudée avec ses codes, ses valeurs…. Il y avait chez Gang Starr une volonté de mettre en avant ces jeunes, issus des quartiers populaires de la Grande Pomme, qui ont participé à cet essor du rap.
Une grande fierté de faire partie de la famille rap ressortait chez Preemo et dans les textes de Guru. Malgré un succès commercial mitigé, une critique sur la fin des grandes maisons de productions qui dénaturaient selon eux leur genre musical, les deux compagnons de route se sont concentrés sur leur musique, sur cette volonté de la partager avec les autres, qu’ils soient de simples auditeurs ou des jeunes artistes remplis de talent qui ne demandaient qu’à être encadrés. A l’image de deux professeurs, deux sages, Guru et DJ Premier ont posé des bases musicales reprises directement ou indirectement par un grand nombres d’artistes de la côte Est, mais pas que.