Tu me connais cher lecteur, j’ai un intérêt tout particulier à comparer ce qui semble être à première vue incomparable ou du moins impensable à comparer ; et malgré mes habitudes de littéraire à réaliser des envolées lyriques qui ne plaisent sûrement qu’à moi-même, je vais tâcher aujourd’hui d’être le plus clair et le plus concis possible. Avant de commencer, je tiens à préciser que ce désir insatiable de faire des articles généralistes sur le rap vient de l’amour passionnel que j’ai pour le genre et son influence sur la culture, et même si cela me semble évident compte tenu de la tâche à laquelle je m’attèle, je souhaite te prévenir que j’utiliserai toujours un point de vue subjectif sur un thème donné. C’est aussi ça l’écriture. Mais trêve de bavardages, passons aux choses sérieuses.
Le titre de l’article a sûrement du t’intriguer ; a priori les villes de Bruxelles et Toronto n’ont rien à voir entre elles et n’ont de ressemblances que leur proximité avec des pays froids – je te laisse réviser ta géographie. Avant d’en venir au cœur du sujet, je me dois de préciser sommairement le contexte historico-musical dans lequel s’inscrivent ces deux villes.
La territorialisation des tendances musicales
Intelligent comme tu es, tu auras remarqué que la scène américaine est centralisée, à l’instar de la mère patrie française où 90% des rappeurs viennent des régions parisienne et marseillaise. On observe outre-Atlantique que la musique urbaine est concentrée en divers territoires tous représentatifs d’un style bien défini. Il faut quand même être sacrément sourds pour ne pas sentir une différence sonore notable entre la West et la East Coast ; entre Atlanta, Houston, Détroit ou Chicago. En soi, c’est le principe même de la territorialisation des diverses tendances musicales du rap. On le remarque depuis que Kool Herc et Flash ont touché à une platine. De 1979 à 1985-86 la East Coast dominait, de 1987 à 1993/95 c’est au tour de la West Coast, puis finalement on observe un retour à la domination de l’Est sur l’Ouest jusqu’en 1997/98 –merci P. Diddy- où la mort des deux Capi de tutti capi mondiaux met un poing final à la période dite ‘Oldschool.’
Il est intéressant de voir que le combat de boxe entre Biggie et Tupac a permis à des scènes alors méconnues de s’exposer librement. Elles ne se disaient pas appartenir à telle ou telle tendances dominantes mais avaient au contraire la volonté d’exposer leurs propres musiques, permettant au bon vieux rap de prendre le tournant majeur dont on observe les bienfaits et/ou méfaits aujourd’hui –tout dépend des perceptions que chacun se fait. Il est clair que les tensions entre artistes ont toujours été prises au sérieux au pays de l’Oncle Sam, et ont un impact majeur sur la productivité des artistes en question. Si demain toi et moi nous devenions des artistes-ennemis je vais passer plus de temps à trouver des moyens textuels de t’humilier que des moyens musicaux de faire évoluer le rap, et si on transpose ça à la boxe, on voit bien que durant un duel de pied-bouche on pense plus à démarrer l’autre qu’à plaire à ses fans.
Sauf que nos deux amis rappeurs ont, non sans le savoir, embrigadé littéralement tout le rap de l’époque avec eux. On était soit partisan de l’Est, soit partisan de l’Ouest ; en bref c’était un rap contenders à échelle nationale. Néanmoins le public rap souhaitait tout de même pouvoir toujours écouter un peu de musique dans tout ce puzzle de diss-tracks. Qui a profité de l’occasion ? Les villes qui dès lors n’avaient pas eu d’exposition – et non, désolé de te décevoir mais l’ascension d’Eminem n’est pas anodine.
La Sainte-Patrie française a également vécu, certes dans une moindre mesure, le même type d’évolution. Je t’avais précisé ci-dessus que les représentants du rap français se partageaient le trône à travers le RER Paris-Marseille. Il n’y a jamais réellement eu de clivage musicaux entre la capitale du pain et la capitale du pastis, mis à part le père du Messie Omar qui profite de chaque exposition pour rappeler qu’ici c’est Paris donc fuck l’OM. Justement, c’est lui-même qui dans ses multiples croisades pour combattre la religion musicale d’artistes pouvant vendre plus que lui que le rap français a pu s’exposer à travers des villes et des régions depuis longtemps oubliées telles que Lille, Orléans, Montpellier, Lyon, Nantes, et même la Vendée – s/o Myth Syzer.
Petite précision avant de continuer, tout aurait été très différent sans l’apparition et l’évolution des réseaux sociaux et bien entendu de la trap, qui s’est auto-stimulée tout à la fois à travers la productivité grandissante des artistes, la création de nouveaux moyens de consommation, ainsi que l’ascension globale du nombre de consommateurs –dû à la démocratisation du hip-hop dans les plaines musicales mondiale.
Au final, que ce soit chez les cowboys ou chez la fine-fleur de la boulangerie, le rap dessine son avenir à travers ses territoires et par le prisme des rappeurs tous garants du possible succès commercial et culturel de leur style. Il faut tout de même rappeler que le rap a subi de multiples crises identitaires malgré l’importance de scènes nouvellement exposées auxquelles Toronto et Bruxelles s’affilient. Une importance qui se traduit par la volonté d’innover, volonté qui quand elle est bien lancée permet aux théâtres majeurs que sont la France et les Etats-Unis de se sortir un peu les doigts pour innover à leur tour -quitte à s’accrocher comme des sangsues aux néo-tendances et à en épuiser les dernières ressources comme le pétrole au Moyen-Orient, n’est-ce pas l’Occident.
Bruxelles et Toronto, les terres du changement
C’est là que Toronto fait son apparition dans le récit, car même si c’est naturellement américain de penser son pays comme le seul important sur le globe, il ne faut tout de même pas oublier que les terres de l’ouest ce sont aussi le froid canadien et la chaleur brésilienne. Mais bon, ne connaissant pas à priori de fulgurants rappeurs brésiliens, concentrons-nous sur le pays du sirop d’érable et des grizzlis. Afin d’éviter toutes dérives possibles auxquelles j’aime m’adonner je vais concentrer mon argumentation sur la figure de proue de la musique canadienne. Tu l’auras deviné je parle bien entendu du légendaire artiste aux mœurs remplies d’amour, mœurs qui d’ailleurs font chavirer le cœur et déhancher le postérieur de toutes les filles sauf celui de Rihanna, j’ai nommé Drake.
Le Francis Cabrel du rap a peut-être une grosse polaire, il combat le froid tout autant polaire de sa ville par la chaleur de ses sentiments ; oui, je suis aussi poète. Accompagné de l’architecte de son succès Noah ‘40’ Shebib, a.k.a le Dr.Dre des terres du nord, qu’on appellera d’ailleurs Winterfell, son flow dévastateur se répand sur les terres royales du hip-hop comme le shit dans le 93 et fait l’effet d’un tsunami qui n’a rien à envier à ceux qui touchent le Japon; car outre sa popularité florissante les véritables orchestres de cette évolution officient dans l’ombre de Jon Drake Snow, bâtard du paternel rap et de la maternelle musique. Derrière leurs MacBooks, ils participent à la même volonté artistique à laquelle s’adonnent les néo-talents de l’Oncle américain et créent une nouvelle dérive musicale, elle-même dérive musicale d’une autre dérive musicale : l’Opéra OVO est né.
Cet opéra attire bon nombres d’artistes et devient le théâtre (c’est un comble) où le lyrisme est à l’ouvrage. Je ne suis pas entrain de t’écrire tout ça simplement pour me réduire à une chronique musicale de sa discographie mais j’appuie tout de même ce point pour te montrer qu’étrangement l’arrivée du dragon de Winterfell – spoil saison 7 – plus proche de la dragonne dans Shrek que du dragon de château en ruines a extraverti du rap ce « chanter l’amour », popularisant le genre dans des sphères d’audience auxquelles personne ne s’attendait. Et non ce n’est pas de la zumba n’en déplaise aux rohffiens. A l’heure actuelle, il est beaucoup moins étonnant qu’un rappeur se prête au jeu de rapper l’amour ‘sans maquillage’ et vous pouvez le voir dans la plupart des projets de ces dernières années –Maitre Gims je te vois.
Je passe rapidement sur le succès commercial qui dénote tout de même d’un rapport qualité/quantité indéniable de la part du dragon canadien pour me diriger promptement vers l’influence que ce même succès a eu à l’international. En quelques mots, Drake et son Hibou ont pris le virage que prenait le rap de l’époque. Là où les partisans du changement avaient planté la pousse de l’évolution musicale et artistique, Toronto a été à l’instar du trio Chicago-Atlanta-Détroit l’arrosoir qui a permis au petit arbuste de devenir l’arbre d’aujourd’hui ; un arbre aux multitudes de branches sonores dont les artistes en sont les feuilles. Certaines branches poussent plus que d’autres, certaines encore se cassent ne laissant qu’un tapis de feuilles mortes, mais il est clair que la branche canadienne demeure robuste et ça malgré les rouages du temps.
Je vous avais brièvement parlé dans mon précédent article de quelques noms belges. Je précise au cas où que je ne souhaite pas nationaliser ces artistes qui, même s’ils appartiennent et revendiquent leur lieu de naissance ou d’habitat, ne veulent sans doute pas être bêtement classés comme ‘artistes belges’. Bien loin du dogme presque religieux qu’officient les maisons de disques en France et aux Etats-Unis, Bruxelles se rapproche de Toronto sur le point suivant : l’indépendance absolue –bienvenue dans le monde de la musique- et il est indéniable que Stromaë fut surement celui qui exposa la Belgique-musicale aux yeux du monde et surtout aux yeux de la France. Passons aux choses sérieuses.
Damso
Quand je te parle de la Belgique tu dois instantanément penser à un barbu à la peau mate ; alors oui cette description ressemble fortement à la plupart des mecs qu’on croise dans la rue mais si je te dis qu’il est plus proche de Star-Trek que de Sevran tu l’as ? Je parle bien évidemment de Damso –et non de Spoke ne soit pas idiot. Je ne suis pas de ceux qui veulent le réduire à « nouveau petit protégé de Booba » cependant c’est un fait avéré que Maître Yoda a eu beaucoup d’apprentis qui ont rejoint les rangs des Chevaliers Jedi -et qui ont aussi retourné leurs vestes ça dépend du point de vue.
Tout à la fois auteur, compositeur et interprète il s’est dorénavant déjà inscrit dans la durée avec son premier album dont je ne cesserai de rappeler avec véhémence les chefs-d’œuvre Amnésie et Exutoire. Mêlant toutes les nouvelles dérives musicales auxquelles nous sommes habitués et en compagnie des chefs d’orchestres MAOesques les plus brillants de Navarre, il a fait de son rap une musique multi-genres dont le destin se dessine également dans le personnage qu’il incarne aujourd’hui dans le genre urbain auquel il donne un V comme Vie.
Hamza
Pendant que Spoke explose en France après avoir implosé en Belgique on voit arriver au loin un artiste à la voix criarde et au textile tout autant travaillé que sa musique, qui, entre la moralité du respect et une envie de cuisiner la sauce s’insère avec brio dans le V comme Volonté-de-bousculer-les-codes.
Sous des premiers aspects d’un Young Thug belge, autrement dit un mec skinny qui boit de la bière, Hamza le rappeur-musicien-beatmaker propose une musique incroyablement novatrice, étrangement proche de tout ce qui se fait de meilleur outre-Atlantique à travers le triangle difforme Houston-Atlanta-Toronto. Devenant peu ou prou la figure de proue ou peu d’un renouveau du renouveau musical –une sorte de nouvelle nouvelle vague – il a fait de ses deux derniers projets ZombieLife et New Casanova de réels tremplins vers une néo-tendance –évidemment imprégné de la dance-hall draconienne et de la recette de cuisine rap-house de Majid Jordan.
Négatif clan
Bien loin de l’influence de Young Thug et de Travi$ Scott –qui je te le rappelle participent aux « lobbys de pédé » selon Alpha (Soral) 5.20 – les 1456 rappeurs du Négatif Clan font leur apparition dans la trame musicale bruxelloise et trouvent leur identité primaire dans une Trap qui peut nous rappeler ce à quoi s’adonnent quotidiennement le quatuor de 13 block; et malgré les nombreux démêlés avec la justice auquel le groupe est sujet, les membres parviennent tout de même à rayonner tout à la fois sur les royaumes de Navarre et de France.
Suivis de près par New School, validé par Sopran-baba -qui n’a rien à voir avec Cyril Hanouna- ils représentent aujourd’hui un des nombreux matériaux –et sûrement le dernier- de l’enfant chéri d’Atlanta.
Les Alchimistes
Tu l’as sans aucun doute remarqué mon cher lecteur, une nouvelle tendance venue des contrées de l’Ouest est apparue depuis quelques temps. Représentée par $uicide Boy$ et Pouya, elle se caractérise par des instrumentales dont toute l’horreur se transmet à travers trois-quatre notes de piano monotones –qui dénotent d’une pensée réfléchie et non d’une absence de talent- suivi d’une puissante 808, que dis-je, d’une ENORME 808 composant à elle seule la particularité intrinsèque dudit genre. A tout ça on rajoute un mixage important, quelques bells de-ci de-là et on obtient une nouvelle dérive musicale qui influence de manière exponentielle le paysage rapologique francophone et anglophone.
Loin de toute forme de délicatesse, l’oréo Ruskov et Rizno présentent leur musique bien loin des auréoles –c’était juste pour la rime- et participent activement au rayonnement de la Belgique sur nous autres bons français. A l’instar des $uicide Boy$, le duo s’insère avec brio dans la palette horrifique du genre urbain ; une sorte de Silence des agneaux musical, et tandis que Ruskov me fait de plus en plus penser à un Machine Gun Kelly entamé à la Beluga, Rizno s’assombrit musicalement de jour en jour.
Bringhim Backalive – L.O.V.E BRINGHIM
Je t’avais prévenu plus haut que je ne parlerai pas de Tory Lanez, eh bien c’est un honteux mensonge puisque j’ai l’honneur de te présenter l’artiste le plus étonnant que j’aie eu la chance d’écouter, et que mon esprit pervers a promptement comparé à son homologue canadien. Alors non il n’est pas bruxellois mais que veux-tu, il faut toujours un dissident. Originaire du Congo, puis localisé aujourd’hui à Malines, il mêle la langue de Molière et la langue de Shakespeare dans un fran-glish loin d’être approximatif, et se balade à l’écart des carcans codifiés actuels. Entre vocalises expérimentales et hooks ingénieux, il agit sur le Hip-Hop comme les détraqueurs sur les pauvres prisonniers d’Azkaban; en fait, il aspire l’âme du rap et la retranscrit brillamment aux oreilles de l’auditeur.
Il est clair qu’on a l’habitude d’habiller nos sentiments avec des mots, on tente d’exprimer à l’oral tout ce qui au final reste et restera ineffable, mais il existe un autre langage, une forme de communication inexprimable avec le vocabulaire courant employé ; c’est celui de l’émotion, du sentimental, des images et des sonorités. Comme devant un film de Jodorowsky ou du légendaire Tarkovsky, rien ne sert de dévoiler, le véritable but est de ressentir. Bringhim l’a bien compris. Je laisse donc sa musique parler à ma place.
J’aurais pu citer Jones Cruipy, Shay, Scylla, la Smala, le duo Caballero-Jean Jass, mais je me devais de faire une sélection non-exhaustive pour que la balance qualité/quantité soit la plus équilibrée possible.
En bref, du grandiose chef-de-meute Jacques Brel au jeune louveteau liégeois de studio aménagé, la musique belge tire son influence des grands théâtres franco-américain pour retravailler le jeu de scène, le texte et les décors de ceux qui en ont trop usé, de ceux qui pensent que leur musique est acquise aux oreilles de ceux qui l’entendent et qui resservent le même plat indéfiniment dans l’assiette des auditeurs. Ces mêmes artistes qui aujourd’hui deviennent aigris, passent pour des réactionnaires dans un conflit permanent avec une nouvelle génération progressiste; une génération qui vit avec son temps. A l’image de Toronto, cuisiner la même recette dans un pays différent n’est pas le slogan de la Belgique, qui puise ses ressources dans une compréhension avant-gardiste des tendances et des modes musicales, quitte à parfois s’éloigner des fondations codifiées d’une musique qui n’a peut-être finalement jamais eu vocation à en avoir. Porte-parole d’innovation, l’influence du pays a déjà touché, touche et continuera à toucher la France jusqu’à participer à l’évolution de sa culture et de son identité musicale.
« Ce n’est que le début du commencement de l’introduction de l’avènement du déclenchement.. »