Même en rap français, parmi les sorties des derniers mois, on trouve encore des traces de l’immense impact creusé dans le rap par Death Row et son leader charismatique Suge Knight, d’abord un morceau de Rohff dans le clip duquel on retrouve Driver, l’un des seuls rappeurs français à avoir rencontré cette figure emblématique du hip-hop, et ensuite un extrait de la compilation MDRG 2 du Ghetto Fabulous Gang intitulé Death Row sur lequel Shone a invité Gradur et Ppros. Snoop Dogg, Dr. Dre, Tupac et même MC Hammer ont tous transité par cette structure au cours de leurs carrières, elle constitue un symbole emblématique du rap des années 1990. Après avoir été déclaré en faillite en 2006, le label est racheté quelques mois plus tard pour sa bibliothèque musicale par le groupe Global Music ; cette vente conclut les péripéties de Death Row après quinze ans de succès éclatants et d’échecs cuisants.
➡️ Les premiers succès de Death Row, de The Chronic au hit Gin and Juice
L’histoire de Death Row débute en 1991, au croisement des destinées de trois figures hautes en couleurs, à savoir le rappeur et producteur Dr. Dre alors âgé de 26 ans, le rappeur The D.O.C. âgé de 23 ans et son garde du corps Suge Knight, lui aussi âgé de 26 ans. Tous trois gravitent autour du label Ruthless Records du leader de N.W.A Eazy-E, The D.O.C depuis la sortie de la compilation N.W.A And The Posse en 1987 et Dre depuis sa rencontre avec Ice Cube, lui aussi membre de N.W.A. Ice Cube, le mentor de Dre au sein de Ruthless Records, entre en violent désaccord avec Eazy-E et Jerry Heller, qui gèrent la structure, sur des questions financières. En 1989, il quitte définitivement le label. Dans les mois qui suivent,Dre est approché par The D.O.C et Suge Knight, lequel parvient à forcer la main à Ruthless pour annuler son contrat. Tous trois fondent donc une nouvelle structure, initialement baptisée Funky Enough Records en hommage au hit de D.O.C It’s Funky Enough, mais qui deviendra très vite Death Row. Le premier album signé est celui de Dre, The Chronic, et c’est le jackpot. En moins d’un an, le label écoule plus d’un million d’exemplaires et l’album atteint la platine, porté par les singles Fuck Wit Dre Day et Nuthing But A « G » Thang. L’album est une véritable pierre précieuse, 16 pistes sans la moindre tâche, des samples innovants mêlant influences jazz, funk, blues, passant de Parliament à Donny Hathaway et des mélodies qui resteront gravées dans les esprits de générations entières. Snoop Dogg collabore déjà avec Dre sur une grande partie de l’album, ainsi que ses protégés de Tha Dogg Pound, Daz Dillinger et Kurupt. C’est aussi lui qui sortira le deuxième album du label moins d’un an après The Chronic: Doggystyle obtient quatre platines, une de plus que The Chronic avec plus de 6 millions d’exemplaires vendus. Une fois encore, la qualité est au rendez vous. Les singles What’s My Name et Gin & Juice rencontrent un succès énorme auprès du public.
➡️ Un parcours mouvementé, entre Tha Dogg Pound et les déboires de Tupac
Enfin, en 1995 c’est Tha Dogg Pound qui dévoile le troisième projet du label, Dogg Food. La sortie de ce projet marque la fin d’une époque, celle de Dre chez Death Row, de l’ère du G-Funk, et précède l’ascension spectaculaire de Suge. L’album rencontre un succès moindre par rapport aux deux précédents, mais tout de même assez important: une première semaine avec plus de 200 000 albums écoulés, qui portera finalement Dogg Food jusqu’à la double platine. Largement méconnu en France en comparaison des deux projets précédents, il s’agit pourtant d’un album unique et d’une performance exceptionnelle. Presque entièrement produites par le duo de rappeurs, les 17 pistes de Dogg Food sont des pièces de virtuosité technique, notamment les deux extraits New York, New York et Let’s Play House sur lequel on retrouve des mélodies et sonorités typiques de la West-Coast et du G-Funk. Death Row génère également d’énormes revenus avec des soundtracks, d’abord celle du film de basket Above The Rim dans lequel joue le jeune Tupac Shakur, qu’on retrouve également dans la soundtrack, Tha Dogg Pound, Snoop Dogg, Warren G et Nate Dogg, puis avec celle du court-métrage de Dre Murder Was The Case. Les deux atteignent la double platine. En 1993, Tupac Shakur est accusé de viol. En 1995, il fait appel et sa caution est fixée à plus d’un million de dollars. C’est Suge Knight qui verse cette somme et qui lui permet de sortir de prison. En échange, le jeune rappeur s’engage à sortir trois albums chez Death Row. Cet épisode intervient au moment où Tupac enclenche la rivalité qui l’opposera désormais à Notorious B.I.G et à l’équipe de Bad Boy, qu’il accuse d’être à l’origine de l’attaque dont il a été la victime dans les locaux de Quad Recording Studios en novembre 1994 et durant laquelle il est touché par 5 balles. C’est également en 1995 que MC Hammer, déjà proche de Suge, signe chez Death Row ; cependant le label ne sortira jamais le projet Too Tight enregistré en 1996 à l’exception du morceau Too Late Playa en collaboration avec Tupac, Big Daddy Kane et Danny Boy.
➡️ De la gloire à la chute, un destin inextricablement lié à celui de Tupac Shakur
Début 1996, Tupac sort son premier projet chez Death Row, le désormais mythique All Eyez On Me. Ce serait un euphémisme que de dire que l’album connait un immense succès commercial… Après avoir écoulé presque 600 000 copies en première semaines, l’album devient 5x platine deux mois à peine après sa sortie. En 2014, All Eyez On Me devient disque de diamant après avoir franchi le seuil de 10 millions de copies vendues. Il s’agit d’un double album de 14 et 13 pistes, essentiellement produites par Daz Dillinger et Johnyy « J ». Dre, qui a commencé à s’effacer du paysage du label après la sortie de Dogg Food apporte une participation mineure au projet. D’ailleurs, suite à des désaccords avec Tupac, The D.O.C et Dre quittent tour à tour le label la même année ; désormais Suge est seul maître à bord. Tupac enregistre sur une face B du single How Do U Want It d’All Eyez On Me un violent clash contre Notorious B.I.G., Puff Daddy, et Junior M.A.F.I.A. (une formation initiée par Biggie qui regroupe plusieurs rappeurs dont Lil Kim) intitulé Hit Em Up et qui deviendra l’un de ses morceaux phares. En dehors de ses apparitions controversées, Tupac s’est enfermé au studio pour travailler sans relâche à son projet suivant, The Don Killuminati, qui sortira moins de 9 mois après All Eyez On Me. Mais le label subit un immense revers le 7 septembre 1996, revers dont il ne se relèvera jamais vraiment. Ce jour là, peu avant minuit, Tupac Shakur est abattu de quatre balles dans une voiture à Las Vegas alors qu’il se rendait au match de boxe opposant Mike Tyson à Bruce Seldon. Suge Knight, lui aussi présent dans le véhicule, ne recevra qu’un éclat à la tête. En réalité, le rappeur décède cliniquement de ses blessures six jours après la fusillade, le 13 septembre.
➡️ Les derniers coups d’éclat de Death Row et l’emprisonnement de Suge Knight
Suite à cet évènement, Suge Knight révèle l’album The Don Killuminati en novembre, alors qu’il n’était sensé sortir qu’en mars 1997. Sur ce nouveau projet, le rappeur laisse place à son personnage de Makaveli, et aborde un univers plus complexe et moins accessible. Il laisse également une place plus importante aux artistes du label. On retrouve toujours des morceaux dans le genre qui a fait le succès de l’album précédent, notamment le single à succès To Live And Die In L.A. mais aussi des sonorités nouvelles non-seulement pour le rappeur, mais aussi très innovantes globalement, par exemple les notes minimalistes de Hail Mary. En première semaine, le succès est au rendez-vous avec plus de 650 000 exemplaires écoulés, mais les ventes retombent à 250 000 exemplaires dès la deuxième semaine. L’album obtiendra quatre platines, donc trois en avril 1997 soit mois de 6 mois après sa sortie. Une semaine après la sortie de l’album posthume, Snoop Dogg dévoile à son tour Tha Doggfather, un album souvent négligé dans lequel le rappeur intègre un univers également plus sombre et une écriture plus travaillée. Le projet de Snoop atteint presque les 500 000 ventes dès la première semaine, soit beaucoup moins que pour son précédent album mais tout de même un score plus qu’optimiste, mais ne dépasse pas la double platine en fin de parcours. C’est d’ailleurs le dernier album sorti chez Death Row qui atteindra un tel score. En février 1997, Suge Knight est condamné à 9 ans d’emprisonnement pour violation des termes de sa liberté conditionnelle. Peu à peu, suite au choc de la mort de Tupac et au relâchement de l’emprise de Suge, le label se délite: MC Hammer, Nate Dogg, puis Snoop Dogg et Kurupt de Tha Dogg Pount abandonnent tour à tour le navire. De derrière les barreaux, Suge établit une stratégie commerciale d’urgence, à savoir d’une part la sortie de compilations, sountracks et unreleased pour maintenir à flot le niveau de ventes, et d’autre par une campagne de diffamation contre les anciens artistes du label, notamment Snoop Dogg qu’il accuse d’être une balance à plusieurs reprises.
➡️ La stratégie d’urgence de Death Row : tout miser sur le catalogue d’unreleased
Cette stratégie obtient des succès mitigés… Plusieurs projets sortis chez Death Row pendant cette période obtiennent en effet des certifications, notamment la soundtrack de Gridlock’d certifiée or où on retrouve des unreleased de Snoop et Tupac, notamment le fameux « >Wanted Dead or Alive que Snoop enregistre alors que Suge est en détention préventive et avant son départ du label, mais aussi des nouvelles signatures du label comme The Lady of Rage. De même, la compilation de Tupac Greatest Hits, malgré un départ commercial modéré de 250 000 copies écoulées en première semaine, obtient sur le long terme pas moins de 10 platines. En revanche, le label perd son contrat de distribution avec Interscope suite à l’incarcération du Suge début 1997. Les albums de Lady of Rage et Michel’le n’obtiennent aucune certification, pas plus que Retaliation, Revenge and Get Back de Daz, l’un des derniers rappeurs de l’ancienne génération à encore répondre présent dans les rangs du label, bien qu’il ne quittera en 1999, un an après la sortie de son album. De même, les albums non-officiels Dead Man Walkin’ de Snoop Dogg et 2002 de Tha Dogg Pound que le label a composé avec des unreleased de sa banque sonore, ne connaitront qu’un succès mitigé, bien loin de la moindre certification. Les seuls succès du label demeurent encore et toujours les compilations de Tupac, ainsi Until the End of Time sorti en 2001 et Better Dayz en 2002 atteignent respectivement la triple et la double platine. Entre temps, Suge purge la fin de sa peine en 2001 et tente de remettre le label sur pieds, mais en vain: la fin de Death Row était désormais irrémédiable.