Dans l’œil de son propre cyclone, le retour aux affaires de Kanye West était attendu par le plus grand nombre. Après avoir abandonné son public sur une tournée avortée fin 2016, la faute à un burn out causé notamment par la séquestration de sa femme à Paris et par le rythme incessant de dates de concert, Kanye a disparu des radars pour se ressourcer, d’abord en hôpital psychiatrique, puis auprès des siens. Cette année, le rappeur est réapparu via Twitter et s’est efforcé de donner du grain à moudre à tous ses détracteurs : ses prises de positions douteuses en faveur de Donald Trump et ses propos déplacés sur l’esclavage ont surpris, choqué, déçu. Les fans les plus inconditionnels de Kanye West sont tombés dans le piège de son incohérence. Ainsi, la sortie de Ye était cruciale afin de recentrer les débats autour de ce qui fait l’essence et le succès de Kanye West : sa musique. Voyage à travers le deuxième volet du grand chelem du rappeur de Chicago.
La propriétaire du ranch de Kanye au Wyoming dégoûtée des rappeurs
➡ Ye, la parfaite antithèse du dernier album de Pusha T DAYTONA
DAYTONA, le dernier opus de Pusha-T, et premier volet de la saga G.O.O.D Music, propose en sept titres un album homogène, aux productions minimalistes, terriblement entraînantes et efficaces, entre samples de soul à foison comme en témoignent l’introduction If You Know You Know, et ambiances obscures, parfois même chaotiques, très prégnantes sur les deux morceaux de conclusion, What Would Meek Do? et Santeria, quand les titres ne mêlent pas ces deux éléments, à l’instar de Come Back Baby, où les couplets acérés de Pusha-T, surfant sur la vague noire de Kanye, est cinglée par un sample lumineux en guise de refrain. Surtout, Pusha-T est seul souverain sur son album : il domine les compositions de Kanye West par sa technique incroyable, ses placements parfaits et ses flows d’une maîtrise sans faille qui raviront tous les amateurs de rap.
Ye se trouve être, en autant de titres, la meilleure des antithèses de DAYTONA. Alors que les productions de ce dernier subliment le rappeur, sur Ye, elles se subliment elles-mêmes. Ye est un concentré du « new Kanye » qui mêle les ambitions de My Beautiful Dark Twisted Fantasy et de The Life Of Pablo, les sonorités de Yeezus ainsi que le ton de 808s And Heartbreak. Du premier, Kanye West a repris ses velléités de grande chorale : beaucoup d’invités figurent au casting de l’album, parfois pour quelques lignes, à l’instar de morceaux comme All Of The Lights, intense puzzle baroque où Alicia Keys et Drake sont crédités pour de simples échos vocaux. Du second, empreint d’une rare désorganisation, Kanye West développe ses doutes et ses contradictions – fusionnés sur Ye en une bipolarité assumée. On se souvient du septième album solo de Kanye West qui esquissait le chemin escarpé qui le menait à la religion, à la paix, à l’ataraxie. Des morceaux très spirituels tels qu’Ultralight Beam ou Wolves voyaient leurs dynamiques rompues par des morceaux obscurs, teintés des péchés capitaux : la colère de Facts, la luxure de Highlights ou encore de Freestyle 4. De Yeezus, Ye capte l’essence de ce son froid, âpre, sans âme. Enfin de 808s And Heartbreak, Ye a conservé sa propension à la mélancolie, à s’exprimer à cœur grand ouvert, à vif.
➡ Un album bipolaire et à la limite de la schizophrénie signé Kanye West
Le disque entier est imbibé de ce trouble bipolaire qui lui a été diagnostiqué à l’âge de 39 ans mais qui, sans doute, remonte à bien plus loin. En effet, l’accident de voiture dont il a été victime en 2003 l’a bouleversé à jamais. Frôler la mort l’a poussé à se lancer corps et âme dans le rap, lui qui arpentait les studios et abreuvait Roc-A-Fella de ses beats, avec Through The Wire, un morceau qui déjà posait les bases de ce qu’allait devenir Kanye : un artiste novateur et spontané. Puis, la mort de sa mère, qui a donné naissance à 808s And Heartbreak, a achevé de faire basculer l’homme dans une certaine folie. Toutefois, si les troubles mentaux ne sont pas nouveaux dans sa discographie, ils n’ont jamais été aussi prégnants que sur Ye. L’album entier semble reposer sur un équilibre fragile : la tension perpétuelle régnant tout au long de du disque laisse planer le doute, celui que tout bascule, Ye est à la fois déroutant et terriblement exaltant.
La pochette de l’album, déjà, fait froid dans le dos : sur un paysage des montagnes du Wyoming, Kanye West a écrit de son doigt « Je déteste être bipolaire, c’est génial ». La typographie de ce bref écrit, incertaine, évoque à la fois la détresse des victimes prises de panique cherchant à dénoncer leurs assaillants avant leur mort imminente, mais également les signatures de tueurs en série narcissiques, érigeant leurs atrocités au rang d’art. Le début du projet s’ouvre sur I Thought About Killing You, un morceau grandiose et anxiogène à la fois, qui s’ouvre sur un Kanye West confessant calmement ses pulsions suicidaires ainsi que son égotisme légendaire : dans son introduction parlée, il part du postulat selon lequel, étant donné qu’il a pensé à se tuer, et au vu du fait qu’il s’aime plus qu’il n’aime l’autre, il a donc déjà pensé à tuer l’autre également. Le « tu » qu’il emploie étant indéfini, il peut s’appliquer à tous, dont sa femme, Kim Kardashian, et ses trois enfants, North, Saint et Chicago. Ce morceau fait écho à I Love Kanye sur The Life Of Pablo. Pour accroître plus encore l’instabilité de l’homme et de son œuvre, la composition du morceau se mue abruptement par deux fois : une première fois lorsque Kanye commence à rapper, une autre fois soudainement, en plein milieu de son couplet, lors qu’il lâche « it’s a different type of rules that we obey ».
Cette instabilité s’étale sur l’ensemble du disque. Yikes est l’occasion pour Kanye de renouveler les confidences faites sur Watch de Travis Scott et sur What Would Meek Do? de Pusha-T à propos de sa consommation d’opiacés, témoignant d’un mal être intensifié par un refrain sous tension dans lequel il confesse avoir peur de lui-même. Toutefois, ses doutes, ses craintes et ses faiblesses sont effacés dans l’outro : Kanye, possédé, introduit avec vigueur sa troisième personnalité. Dans la forme, cette outro rappelle celle de Feedback sur The Life Of Pablo.
Les featurings, au-delà de magnifier les morceaux, incarnent des personnalités de Kanye. All Mine, sorte de trip obscur et lubrique, met en scène Ant Clemons, Ty Dolla $ign et Kanye dissertant ensemble dans une surenchère sexuelle sur une production très rythmique. Le refrain sensationnel de Ant Clemons, qui adopte une voix surnaturelle, ainsi que le chant du crooner, tranchent avec le rap nonchalant de Kanye. Il s’inscrit dans la lignée de ses morceaux de luxure : Devil In A New Dress évoque les succubes qui viennent tenter Kanye West et auxquelles il est incapable de résister, alors que l’instrumentale orchestrale semble presque les diviniser ; I’m In It et Freestyle 4 sont les échos d’une lubricité monstrueuse, inhumaine, froide ; enfin, celle de All Mine est délirante, terrifiante, le ton lascif du morceau étant altéré par les troubles mentaux de Kanye.
La deuxième partie de l’album, beaucoup plus chorale, renforce plus encore cette schizophrénie. L’esprit de Kanye part dans tous les sens : il est incapable de se cantonner à une couleur musicale, comme il a pu le faire en produisant DAYTONA, l’album de Pusha-T. Chacune de ses personnalités impulse ses propres idées, ses propres humeurs aux morceaux : ces dernières tranchent les unes avec les autres.
➡ Ye ou le récit de la poursuite infructueuse de l’ataraxie par une personnalité torturée
Ye est construit en deux mouvements : celui de l’anxiogène puis celui de la relaxe. Passé All Mine, les morceaux de tension s’effacent au profit d’arrangements musicaux beaucoup plus suaves et donnent lieu à une introspection moins violente. L’apaisement, il le cherche auprès de Kim Kardashian, dans Wouldn’t Leave. Alors que les crooners PARTYNEXTDOOR et Jeremih illuminent le morceau de leurs voix mielleuses sur une production suave de Mike Dean et Kanye West, ce dernier rend hommage à l’amour inconditionnel de sa femme, qui est restée à ses côtés malgré ses erreurs et ses multiples erreurs et écarts de conduite tels que ses 50 millions de dollars de dette ou encore ses propos controversés sur l’esclavage pour TMZ. Il exprime subrepticement ses regrets quant à ses agissements ainsi que sa gratitude envers sa moitié, sans lui témoigner en retour l’amour qu’elle semble lui porter. Rappelez -vous : dans I Thought About Killing You, il clamait dans l’introduction « I love myself way more than I love you ». La dévotion de sa femme ne vainc aucunement son narcissisme. Ce n’est que sur le morceau suivant, l’éphémère No Mistakes, que Kanye West franchit cette barrière au travers des voix de Charlie Wilson et Kid Cudi qui, au refrain, chantent en chœur « Make no mistakes, girl, I still love you » appuyé par le sample de Slick Rick qui rappe en amont « Believe it or not ».
Pourtant, dans son unique couplet, Kanye West fait entièrement abstraction du thème du refrain pour se mettre en avant à coups de lignes pleines d’egotrip et pour s’adresser à Drake, après le clash qui l’a opposé à Pusha-T. Comme si, à chaque instant de sa vie, à chaque instant de l’album, Kanye West ne pouvait se contenter de se délecter d’un doux sentiment. Empêtré dans ses erreurs et ses ressentiments, il frôle l’ataraxie du bout des doigts sur Ghost Town. Le morceau surchargé s’ouvre par un sample de la voix espiègle et chaude de Shirley Ann Lee avant que PARTYNEXTDOOR ne prenne le relais, accompagné par une production qui rappelle celle d’un des hits de Watch The Throne, Otis. Puis, les riffs de guitare que l’on doit probablement à Mike Dean, s’étant notamment par le passé illustré sur Hold My Liquor, rompent le charme soul de l’instrumentale et font abattre sur le morceau une mélancolie rare qui se confond avec le refrain de Kid Cudi, une complainte de cœur brisé, pour un mantra déchirant. La guitare arrête de gronder lorsque Kanye s’empare du micro : oppressé par l’amertume de Kid Cudi et par les riffs moroses de Mike Dean, le rappeur, plongé dans la torpeur, se met à exprimer ses remords.
➡ 070 Shake, la pièce maîtresse de Ye et le rôle de la sérénité dans la construction de l’album
Ghost Town connaît un énième retournement de situation durant l’outro, lorsque 070 Shake fait une apparition époustouflante. Elle est le catalyseur de l’exaltation et de la liberté que Kanye cherche tant à atteindre et à exprimer au fil de Ye. Elle surplombe la guitare mélancolique de Mike Dean et brise son triste enchantement par sa voix rauque, authentique, véritable cri du cœur sans détour. A travers 070 Shake, Kanye retrouve l’enfant en lui – « we’re still the kids we used to be » – et se libère ainsi des pressions qui le font tant souffrir, se déresponsabilise de tout, de tout ce qu’il confiait sur Wouldn’t Leave.
Après avoir amené l’exaltation, l’ivresse de la libération et l’abandon de soi sur Ghost Town, 070 Shake introduit sur Violent Crimes, le dernier volet du disque, la sérénité dont Kanye manque tant, lui qui, dans son couplet, panique quant à l’avenir de ses trois enfants. Appuyée par Ty Dolla $ign – véritable fil rouge de Ye, présent dans toutes les phases du disque – elle conclut le morceau par son refrain qui prône la quiétude de l’esprit, l’ataraxie. En deux séquences, la rappeuse de New-York a cristallisé tout ce que Kanye, émotionnellement instable, a tenté de transmettre tout au long de son album versatile.
➡ Un chef-d’œuvre express
En vingt-cinq minutes à peine, Ye parvient à nous immerger dans un univers portant les stigmates de la mégalomanie et de la bipolarité de Kanye West. Si les morceaux, et plus largement l’album, semblent déstructurés, désordonnés – les samples fusent, les featurings succincts se succèdent – ils servent à appuyer le propos du projet, l’homme perturbé rend une copie perturbée. Toutefois, après une écoute attentive, Ye révèle tout ce qui fait sa force : son équilibre fragile, installé par les trois premiers morceaux construits autour de fulgurances entrecroisées ; son caractère éphémère qui vient renforcer la fragilité de l’opus, comme si, à tout moment, la musique elle-même pourrait se dissoudre dans les abîmes de Kanye West, ou simplement s’évaporer dans l’air ; son introspection parfois terrifiante, parfois drôle, souvent touchante qui arrache des sourires et déterre des souvenirs presque enfouis dans nos inconscients ; une puissance et un charisme musical inégalé, bâti autour de la réussite absolue de My Beautiful Dark Twisted Fantasy ; enfin, cette faculté à extraire l’élixir le plus pur de toutes ses contradictions, de toutes ses antithèses.
Si les premiers avis ont souvent été durs avec Ye, c’est parce que le disque laisse beaucoup de questions sans réponses. Son ralliement à Donald Trump, sa relation avec Drake, ses propos sur l’esclavage, tous ces sujets sur lesquels on attendait qu’il se justifie, Kanye s’est contenté de les effleurer. Toutefois, sitôt ces attentes évacuées, Ye se révèle être un album bipolaire : extrêmement frustrant et jouissif à la fois. Frustrant, parce que la rareté des sorties de Kanye West dans une industrie du rap qui tend vers la production exige peut-être plus que sept morceaux – d’autant plus que le bougre risque de sommeiller une paire d’années avant son neuvième album. Frustrant, parce qu’il laisse dans le flou tous ceux qui attendaient de Ye des réponses à ces derniers mois de Kanye West sur Twitter. Jouissif parce que, de son chaos cérébral, Kanye a puisé le meilleur, du haut de sa tour d’ivoire perdue en plein Wyoming.