Un lendemain de soirée arrosée, c’est ce qu’évoque dès la première écoute le dernier album de Sadek Johnny de Janeiro. Après le succès commercial de son précédent opus Vulgaire, violent et ravi d’être là (certifié disque de platine en avril), le rappeur de Neuilly-Plaisance change totalement de registre et propose à son public une vision alternative de son alter ego Johnny Niuum. Ce personnage filé tout au long de plusieurs années de carrières se voit doté de nouveaux attributs par Sadek, en particulier d’une perruque omniprésente dans les visuels du projet, de la pochette signée Fifou aux clips de Tentacíon, JDJ, Kameha et Encore. Seule exception à la règle, Bep Bep apparaît d’ailleurs sous bien des aspects comme l’intrus de Johnny de Janeiro. Cette volonté de renouvellement, d’étoffer son univers a été accueilli de manière mitigée par le public de Sadek, à la manière de son interview pour Booska-P qui après un démarrage gonflé par les retours positifs et le bouche-à-oreille reçoit des échos plus circonspects —voire carrément négatifs— après que certains passages sortis du contexte de l’entretien aient été mis en ligne sur les réseaux sociaux. Plus globalement, le projet semble susciter l’incompréhension d’une partie des auditeurs de Sadek du fait de la rupture qu’il marque avec les précédents. Après écoute attentive, Johnny de Janeiro s’impose pourtant d’une part comme le meilleur album de la carrière de Sadek, mais aussi comme l’un des projets les plus marquants de l’année 2018, et ce d’autant plus quand il est comparé aux sorties de l’ensemble des têtes d’affiches de la scène hexagonale dont la qualité pâlit plus que jamais devant des artistes indépendants à l’exposition moindre.
➡️ Une approche française du brassage musical et culturel du funk carioca
Après un mois d’écoute intensive de Johnny de Janeiro, il apparait que la pochette de l’album signée Fifou est parfaitement révélatrice de la volonté artistique de Sadek. Son côté rétro et son esthétique légèrement désuète, nous rappellent le clip très second degré de Walk It Take It de Drake et Migos et donnent le ton du projet, mais aussi des interviews du rappeur qu’il considère comme des extensions de cet univers. Dans les fait cependant, cette volonté aboutit à un mélange parfois contradictoire de pensées sur lequel nous reviendrons plus tard. Sadek présente Johnny de Janeiro comme un album de funk brésilienne, le terme est trompeur puisqu’il se réfère en fait au funk carioca, un sous-genre local influencé par le Miami Bass et qui tient dont plus du 2 Live Crew que d’Earth, Wind & Fire. Pour renforcer cet ancrage, le rappeur va jusqu’à inviter l’icône locale MC Bin Laden sur le projet. Le reste des invités, exclusivement français, n’est pas vraiment laissé au hasard. On comprend ainsi aisément la présence d’MHD et d’Ohmondieusalva, deux artistes qui ont construit leur réputation sur une musicalité exubérante propice au mariage avec les sonorités brésiliennes (mariage anticipé il y a un peu plus d’un an par le beatmaker DSK). On explique en revanche avec plus de difficulté au premier abord celle de Fianso, YL et Heuss l’Enfoiré, habitués à des sonorités plus dures. Finalement, les trois rappeurs s’adaptent avec aisance aux productions de Double X et du duo Yann Dakta & Rednose là où Ohmondieusalva ne réussit pas à s’imposer sur l’instrumentale de Christopher Ghenda. L’explication est finalement assez simple, Sadek ambitionne avec ce projet de réaliser un mariage entre les musicalités et les univers à priori assez divergents du gangsta rap à la française et du funk carioca. Ne nous y trompons donc pas, des textes aux productions, Johnny de Janeiro alterne entre des titres très durs comme Dadhino et Zepek et des morceaux plus festifs comme Des doigts et Ariva. Un peu comme une illustration de la schizophrénie du personnage joué par Sadek…
➡️ Le baroque comme dénominateur commun d’un patchwork d’influences
De Lisbonne à Rio de Janeiro en passant par une bonne partie de l’ex-empire colonial du Portugal, le baroque est l’un des éléments fondamentaux de l’identité culturelle du monde lusophone. A tous les niveaux de la création, de l’art religieux à l’architecture en passant bien entendu par le musique et le cinéma, cette esthétique d’agglomération souvent excessive donne naissance à des objets uniques, véritables patchworks d’influences qui reflètent comme des éponges l’environnement qui a présidé à leur conception. C’est certainement en cela que Johnny de Janeiro est, au vu de la volonté de Sadek de s’approprier les codes de la musique brésilienne, une véritable réussite. Les éléments les plus évidents de ce brassage sont la reprise des mélodies d’All Around the World du groupe d’eurodance allemand ATC, de l’obsédante musique de Tetris (elle-même reprise en hommage au créateur russe du jeu Alekseï Pajitnov de Korobeiniki écrite par Nikolaï Alekseïevitch Nekrassov en 1861) et de la comptine Trois petits chats (un peu à la manière du groupe marseillais Guirri Mafia qui reprend dans Cellule la mélodie d’Au clair de la lune). A côté de ces références assimilées dès la première écoute, on retrouve pèle-mêle des notes de synthpop sur JDJ, une sorte de reprise de Jimmy de Booba avec Dadhino, un renvoi à Longue Vie sur Encore ou même une évocation de Paradis Blanc du pianiste français Michel Berger. C’est finalement de cette diversité d’influences que l’album tire sa force, l’auditeur attentif se trouve rapidement noyé sous une masse d’informations qu’une première écoute empêche d’assimiler. Cohérent malgré tout, Johnny de Janeiro s’oppose en cela à un Vulgaire, violent et ravi d’être là plus éparpillé malgré la proximité plus évidentes de ses influences. Violence et excès en tous genres ponctuent la fin de soirée de Sadek, une fin de soirée qu’il veut parisienne même si la musique est, elle, brésilienne. La surcharge qui à première vue rebute certains auditeurs se trouve être le liant du projet, qui trouve son reflet dans les prises de positions excessives et souvent contradictoires de Sadek en interview.
➡️ Contradictions et imperfections, faiblesses ou révélateurs de la complexité de JDJ ?
Malgré sa volonté de projeter le personnage de Johnny de Janeiro au-delà de l’album et de l’incarner, notamment, face à Yerim Sar dans son interview pour Booska-P, Sadek finit par opposer ses prises de position anarcho-libérales avec le ton des textes de l’album, qui est plus souvent au constat social et parfois même à l’appel à la révolte. Mais peut-on vraiment parler de défaillance ? Il semble que c’est justement le propre du personnage haut en couleurs de Johnny de Janeiro de s’emmêler dans ses propres contradictions sans en paraitre incommodé le moins du monde. On regrette en revanche la présence de Bep Bep, véritable talon d’Achille de l’album dont l’univers et les sonorités ne correspondent à aucun des autres extraits. Seul clip dans lequel Sadek apparait sans perruque, Bep Bep est également le seul morceau de trap noyé parmi quinze morceaux aux rythmes funk carioca, plus rapides par définition. Les caisses sont d’ailleurs l’un des autres défauts assumés du projet, Sadek et ses producteurs semblent avoir opté pour des rythmes uniformes d’un titre à l’autre là où beaucoup d’artistes brésiliens n’hésitent pas à varier y compris dans un seul et même morceau… Le contraste et la contradiction sont au coeur de la démarche artistique de Sadek, le rappeur a d’ailleurs presque divisé sa tracklist en deux, avec d’une part des titres sombres aux textes souvent plus fournis et d’autre par des morceaux festifs, exubérants mais qui souffrent souvent de la pauvreté de leurs paroles. Quand le second degré se mêle à des éclairs de clairvoyance durant lesquels l’artiste porte un regard particulièrement désabusé sur la société qui l’entoure, on obtient un mélange difficile à cerner… Une sorte de pièce de théâtre élaborée avec un coup de trop dans le nez et donc les décors en carton-pâte s’effilochent pour laisser entrevoir une réalité pas très reluisante.